Au fil des mots (80) : « migrants »

 Maçons italiens

   Il allait voir Forzanengo. Âprement, il discutait du prix du sable et apprenait à se lever, à claquer la porte pour que Forzanengo lui crie :

  • Ça va, tête de mule, viens ici.

   Ils se serraient la main pour un nouveau contrat. La tuilerie commençait à peine à produire et déjà il fallait l’agrandir. Au nord, au-delà de la place Béatrix, en direction de la colline de Gairaut, les terrains maraîchers commençaient à être lotis. Les tramways électriques favorisaient l’extension de la ville, de nouveaux immigrants arrivaient, peuplant le Vallon Obscur, celui de la Madeleine ou de la Mantega, toutes ces percées sombres que les torrents avaient creusées dans les alluvions caillouteuses de la région niçoise. Du côté de l’est, les maisons basses qui ressemblaient aux fermes du Piémont avec leurs cours intérieures, leurs porches, les balcons, étaient remplacées, entourées par des immeubles de quatre ou cinq étages de ciment gris où s’installaient les derniers arrivés, ceux qui venaient par la route de Turin, par le chemin de fer, Italiens de provinces plus lointaines que le Piémont, la Romagne ou les Abruzzes. Ils étaient montés du sud vers le nord de la péninsule, les yeux creusés par la sous-alimentation, mais la Lombardie était pleine déjà, les carabiniers et l’armée dans les rues de Milan en 1898, avaient tiré sur la foule qui brandissait sa faim comme un étendard rouge et noir. On avait fait donner le canon et les cuirassiers, la crinière de leur casque soulevée par le vent de la charge, avaient sabré la racaille grise qui glissait sur les pavés en s’enfuyant. Il leur fallait partir. Les ponts des voiliers à Gênes ou à Naples se couvraient d’une foule humble et nostalgique, d’où parfois s’élevait un chant. Les femmes étaient tassées sous leur châle noir, les hommes accrochés aux cordages saluaient cette terre italienne douce et cruelle, les maisons ocre et les chants plantés d’oliviers. Des millions d’immigrants partaient pour l’Amérique. 

   Ceux qui arrivaient à Nice, qui découvraient cette ville, ce pays, si proches des leurs, baissaient la tête sous les injures pour rester là, acceptaient souvent de travailler pour quelques sous, et Carlo Revelli ou Forzanengo les embauchait. Il suffisait de leur donner une pioche, une truelle, pour qu’ils remercient déjà. Le travail, c’était un cadeau ; ils étaient dociles, durs au labeur. Ils craignaient l’expulsion et ne protestaient jamais.

   Carlo, quand il les voyait courbés dans les tranchées, ou bien les bras dressés, envoyant à toute volée le plâtre d’un geste de semeur, avait envie de se joindre à eux, et parfois, quand il fallait pousser une charrette trop lourde, soulever un madrier, tirer sur la corde d’un palan, il jetait sa veste sur le sol, il crachait dans ses mains et tous ensemble, la voix rythmant l’effort : « Oh Hissa, Oh oh… » pour quelques minutes, ils devenaient égaux. Mais, putana, la vie, il fallait bien la prendre comme elle était. Les forts, les faibles, ceux qui savaient mordre et ceux qui toute leur vie tendaient la main au patron, chaque soir, ou chaque semaine pour toucher leur paie. Carlo abattait son poing sur la table :

  • Pourquoi moi ? Pas eux ? disait-il, qui les en empêche ?

Max GALLO, La Baie des Anges

Au fil des mots (79) : « nourriture »

Dolce vita

   Nous apprenons que le lundi, le jeudi et le samedi, on fait griller du café sur du feu de bois dans la cave d’une boutique nommée Gli Svizzeri. Chaque fois que nous y allons, nous demandons à la patronne aux joues rougies par la chaleur de nous moudre juste cinquante grammes de grains noirs si parfumés – exactement de quoi alimenter pour deux jours notre vieille cafetière Bialetti. Le reste du temps, on vend là des épices en quantité. Nous faisons la queue au milieu de femmes venues acheter vingt grammes de fleurs de fenouil séchées, ou « un pizzico di cannella », une pincée de cannelle. Elles ne prennent que ce dont elles ont besoin dans l’immédiat, simplement pour pouvoir revenir le lendemain, attendre en bavardant et en se plaignant de tout et de rien étant partie intégrante de leur vie sociale.

  Les yeux extasiés, nous visitons chaque pasticceria en goûtant leurs merveilleux gâteaux – et en essayant de garder un peu d’appétit pour le salame  aux truffes et le pecorino du déjeuner, accompagnés d’épaisses tranches de pain frais que nous achetons chez un boulanger nommé Giovanni.

   Qu’existe-t-il de plus agréable que la caresse du soleil ou le sifflement de la machine à espresso qui, trois fois par jour, nous prépare notre ration bien sucrée, bien épaisse ? Ou alors, à dix heures pile, un morceau de pâte à pizza bien chaude parfumée au romarin et saupoudrée de sel marin ? Tous les habitants d’Orvieto l’attendent aussi, les bébés dans leur poussette, les écoliers à l’heure de la récréation qui courent en acheter, les ménagères en train de faire leurs courses, les vieux aux terrasses des cafés et même les élégants qui sortent un instant de leur bureau et protègent leur cravate Gucci de l’huile qui risque de couler.

   Il ne faut pas être en retard pour passer chez le boulanger chercher una pagnotta ben cotta, une miche bien croustillante – et ensuite, chez Piero, l’épicier, piazza della Repubblica, due palline di burrata, deux boules de mozzarella tendre comme du beurre, arrivées à l’aube des Pouilles, à cinq heures de voiture, de chez son fournisseur préféré. Chaque boutique a ses spécialités, traditionnellement ombriennes. Et chaque jour, des queues se forment où on scrute ce qu’a acheté son voisin – s’il y a un plus gros morceau de parmigiano que d’habitude, c’est qu’un ami vient déjeuner, s’il y a moins de pâté, c’est que la belle-fille a la grippe. Attention, il va être midi, l’heure de l’apéritif.

   À midi et demi pile, on dirait qu’un signal d’alarme a retenti car les rues se remplissent instantanément d’une foule qui se précipite dans les bars. Il est grand temps de se remettre des rigueurs du travail avec une boisson fraîche, alcoolisée ou pas. Sur les comptoirs se succèdent des petites assiettes de noisettes grillées, d’olives vertes bien charnues, de morceaux de fromage, de biscuits salés et de tranches de prosciutto au bout d’une pique. Il s’agit juste de se mettre en appétit, le déjeuner proprement dit étant à une heure. Après quoi il y aura la sieste – c’est sacré -, un petit tour jusqu’au bureau ou à la boutique, un espresso vers cinq heures, avec un gâteau ou une glace, et en fin de journée, retour dans les bars pour les aperitivi puis la passeggiata avant le dîner à la maison. On se couche tôt et le lendemain, on recommence le même programme…

Marlena de BLASI, Un palais à Orvieto

Au fil des mots (78) : « diplomatie »

Jackie et Mona Lisa     

   Malraux impressionne Jacqueline Kennedy en visite officielle à Paris. Il pilote la femme du Président américain, c’est un de ses emplois, dans les musées. Depuis longtemps, « Jackie » souhaitait rencontrer Malraux et le général de Gaulle. Elle admire Les Conquérants, la Condition humaine et le Musée imaginaire. L’écrivain, pour elle, est un « homme de la Renaissance ».

   Malraux guide Jackie à travers le musée du Jeu de Paume, (…) explique Manet, Cézanne, Renoir. Attention particulière, il a fait placer la Vénus de Bouguereau au-dessous de l’Olympia de Manet, le premier tableau ayant été Prix du Salon l’année où l’Olympia fut refusé. (…) Jacqueline Kennedy, née Bouvier, s’exprime bien en français. Le ministre et la femme du Président américain peuvent converser sans interprète. Elle parle de livres, même de ceux qu’elle n’a pas lus. (…) Elle flirte avec le ténébreux et séduisant ministre des Affaires culturelles, et avec l’écrivain. À charmeur, séductrice et demie. What an interesting man ! Elle sait, elle, ce qu’est un prix Goncourt. Elle connaît aussi la place qu’elle occupe au centre du dispositif culturel de John Fitzgerald Kennedy. Les Kennedy ont – en couple – le sens de l’efficacité, de la manipulation et de la publicité. L’admiration littéraire de la femme du Président peut servir la politique américaine. (…)

   Revenue de Paris, Jacqueline Kennedy a accepté la présidence honoraire de la société des relations culturelles franco-américaines. Les relations bilatérales avec la France sont tendues à la Maison-Blanche et au Département d’État. Le Général n’est pas un client commode. Justement, il refuse d’être un client. On pense néanmoins qu’André Malraux pourrait servir de pont entre Paris et Washington. (…) André et Madeleine Malraux sont invités à passer quelques jours dans la capitale américaine. (…)

   Les Malraux sont accueillis par le couple Kennedy presque comme des rois, des présidents ou des Premiers Ministres. Jacqueline a préparé cette visite pendant cinq semaines. À son tour, elle servira de guide.(…) Dîners, cocktails, mondanités, conférences de presse se suivent et se ressemblent, mais pendant un entretien de Malraux avec des journalistes, une dernière question fuse :

  • Et si nous émettions le vœu de voir La Joconde aux États-Unis, que répondriez-vous?
  • Oui, sans hésiter, répond Malraux.

   Il reviendra sur cette idée, un projet, avec John et surtout avec Jackie Kennedy. (…)

   Quand les conservateurs du Louvre apprennent que La Joconde, par fiat de Malraux, va traverser l’Atlantique, ils s’inquiètent. Le conservateur en chef du département des peintures et dessins signale « la fragilité exceptionnelle de cette œuvre ». En mission de reconnaissance, Madeleine Hours, patron du laboratoire, écrit : « Il est bien évident que nous n’avons pas pu prévoir toutes les éventualités et que le comportement d’un tableau fragile, habitué depuis plus de cinq cents ans à la terre française, est imprévisible. Peint sur un panneau de peuplier d’Italie, ce tableau a une grande sensibilité aux variations atmosphériques. »

  Malraux ne s’attarde pas sur ces questions. À la stupeur des conservateurs, au Louvre ou ailleurs, il met les autorités, les hauts fonctionnaires, devant le fait accompli. Prévenu, confiant, le Général couvre son ministre :

  • Il doit savoir ce qu’il fait. Il fait bien.

   Le voyage de La Joconde implique une abondante correspondance et d’innombrables protocoles entre le gouvernement français, son ministre des Affaires culturelles, la National Gallery of Art, son directeur John Walker, la Maison-Blanche et Jackie Kennedy. À l’Élysée, on s’amuse. Au Quai d’Orsay, on est souvent exaspéré. Au ministère des Affaires culturelles, tout le monde monte sur le pont. Le tableau est confié « au Président des États-Unis ». On ne pouvait annoncer qu’il était remis à sa femme. Qui sourit le mieux, Jackie ou La Joconde ? (…)

   Malraux a omis de préciser que ce tableau fétiche si célèbre est en triste état. Les pigments disparaissant, certaines couleurs n’existent plus. La Joconde a déjà un « papillon » en bois dans le dos pour resserrer une fente. Au cours des siècles, les liants se sont partiellement désagrégés. Aucun tableau sur bois ne voyage facilement. La Joconde n’est pas plus fragile qu’un retable, mais pas moins.

   Le tableau n’a pas droit aux honneurs militaires, mais son voyage ressemble à une manœuvre militaire. (…) La Joconde est arrivée dans son container étanche, isotherme, en matériau inerte et insubmersible (température exigée, 18°C ; humidité ambiante, 50 pour cent). Elle a voyagé sous garde rapprochée, dans une cabine du France, accompagnée par Mme Hours et par Jaujard, toujours secrétaire général du ministère des Affaires culturelles. (…)

   Pour saluer Kennedy qui a parlé d’un « prêt historique », Malraux, sachant que ce voyage de La Joconde suscite des critiques en France, lance une frappe préventive : (…)

  • On a parlé des risques que prenait ce tableau en quittant le Louvre. Ils sont réels bien qu’exagérés. Mais ceux qu’ont pris les gars qui débarquèrent un jour à Arromanches – sans parler de ceux qui les avaient précédés vingt-trois ans plus tôt – étaient beaucoup plus certains. Aux plus humbles d’entre eux, qui m’écoutent peut-être, je tiens à dire, sans élever la voix, que le chef-d’œuvre auquel vous rendez ce soir, Monsieur le Président, un hommage historique, est un tableau qu’ils ont sauvé.

   La presse et la télévision américaine font plus d’écho à ces derniers propos qu’aux considérations de Malraux sur l’âme, la spiritualité et Goethe. Depuis le retour du Général au pouvoir, les Américains, élites et peuple, n’ont pas l’habitude d’êtres ainsi remerciés. Enfin une bouffée d’air frais amicale. Dans ses compliments, Malraux est sincère. Il a rempli sa mission et Jackie Kennedy la sienne.

Olivier TODD, André Malraux, une vie

 

 

Au fil des mots (77) : « épices »

Curcuma

   Quand vous ouvrez la caisse qui trône près de la porte d’entrée, vous le sentez immédiatement, bien que votre cerveau ait besoin de quelques instants avant de reconnaître cette senteur subtile, légèrement amère comme la peau et presque aussi familière. 

   Effleurez-en de la main la surface, et la poudre jaune et soyeuse collera aux coussinets de votre paume et au bout de vos doigts. De la poussière d’aile de papillon.

   Puis portez votre main à votre visage. Frottez-vous-en les joues, le front, le menton. N’hésitez pas. Depuis des millénaires, depuis que le monde est monde, les épouses – et celles qui aspirent à devenir des épouses – ont fait ce même geste. Cela effacera les taches et les rides, éliminera l’âge et la graisse. Pendant des jours, votre peau rayonnera d’un éclat jaune pâle, doré.

   Chaque épice est liée à un jour particulier. Le curcuma est lié au dimanche, jour faste où la lumière grasse couleur de beurre dégouline dans les caisses, illuminant les légumes secs à faire tremper, jour où on prie les neuf planètes d’accorder amour et chance.

   Curcuma, que l’on appelle aussi halud, qui  veut dire jaune, couleur de point du jour et son de conche. Curcuma qui conserve, préserve la nourriture dans un pays de chaleur et de faim. Curcuma, épice de bon augure, qu’on met sur la tête des nouveau-nés pour leur porter bonheur, dont on saupoudre les noix de coco pour les pûjâ, avec lequel on frotte les bordures des saris de mariage.

   Mais il y a plus encore. C’est pour cela que je les choisis seulement au moment précis où la nuit se transforme en jour, ces racines bulbeuses comme de noueux doigts bruns, c’est pour cela que je les broie seulement quand Svâti, l’étoile de la foi, resplendit, incandescente, au nord.

   Quand je la tiens dans mes mains, l’épice me parle. Sa voix évoque le soir, le début du monde.

   Je suis le curcuma qui surgit de l’océan de lait que les deva et les asura barattèrent pour en faire surgir les trésors de l’univers. Je suis le curcuma qui apparut après le poison et avant le nectar et se trouve, en conséquence, entre eux.

   Oui, je chuchote en me balançant à son rythme. Oui, Curcuma, fortifiant pour les peines de cœur, onction pour les morts, espoir de renaissance.

   Ensemble nous chantons cette chanson, comme nous l’avons fait si souvent.

   Quand la femme d’Ahuja entre dans ma boutique ce matin avec des lunettes noires sur le nez, je pense tout de suite au curcuma. (…) La femme d’Ahuja a un prénom bien sûr. Lalitâ, trois syllabes liquides parfaitement adaptées à sa douce beauté. J’aimerais l’appeler par son prénom, mais comment le pourrais-je alors qu’elle ne se conçoit elle-même qu’en tant qu’épouse ?

   Cela, elle ne me l’a pas dit. Elle ne m’a pas fait de confidences. Mais je le sais comme je sais bien d’autres choses.

   Je sais par exemple qu’Ahuja est gardien sur les docks et qu’il aime bien boire un verre ou deux. Ces derniers temps, même trois ou quatre. (…)

   Il y a quatre ans de cela, un voisin bien intentionné rendit visite à sa mère et lui dit « Bahenjî, y a un garçon, tout ce qu’il y a de bien, il vit à l’étranger, il gagne des dollars américains », et sa mère a dit « Oui ». (…)

   Ahuja refuse que sa femme travaille. Ne suis-je pas assez mâle, assez mâle, assez mâle? Les mots s’entrechoquant comme des assiettes qu’on balaie du revers de la main de la table du dîner.

   Aujourd’hui, j’enveloppe ses achats, parcimonieux, comme d’habitude : masoor dâl, deux livres d’atta, un peu de jîra. Puis je la vois regarder de ses yeux noirs comme un puits où se jeter dans la vitrine en verre un hochet d’enfant argenté.

   Car ce que la femme d’Ahuja désire plus que tout, c’est un bébé. Sûrement un bébé arrangerait tout, même les interminables nuits de soupirs et de grognements, avec son poids qui la cloue sur le dos, et la chaude haleine, animale, aigre haletant au-dessus d’elle. (…) Le désir d’enfant, le plus profond des désirs, plus profond que celui de la richesse, d’un amant, ou même de la mort. Cela alourdit l’air de la boutique, l’empourpre comme avant l’orage. Cela sent le tonnerre. Met les nerfs à vif.

  Ô Lalitâ, qui n’est pas encore Lalitâ, j’ai le baume dont tu as besoin pour apaiser ta brûlure. Mais comment te le donner, si toi-même, tu n’es pas prête à t’ouvrir à l’orage ? Comment si tu ne demandes rien?

   Pour l’instant, je te donne du curcuma.

  Une poignée de curcuma enveloppée dans un morceau de vieux papier journal en murmurant au-dessus les formules de guérison, glissée dans ton sac à provisions pendant que tu ne regardes pas. La ficelle nouée en un triple nœud en forme de fleur, et dedans le curcuma doux comme du satin, de la couleur de la meurtrissure qui coule sur ta joue de dessous le bord noir de tes lunettes de soleil.   

Chitra Banerjee DIVAKARUNI, La Maîtresse des épices

Complément d’infos. Pour Dominique la Cosmique… (et pour les autres aussi!)

Au fil des mots (76) : « jalousie »

Amours fatales

   Le duc de Guise, qui avait beaucoup d’esprit et qui était fort amoureux, n’eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce que signifiait les paroles de la princesse (de Montpensier) ; il répondit avec beaucoup de respect : « J’avoue, madame, que j’ai eu tort de ne pas mépriser l’honneur d’être beau-frère de mon roi plutôt que de vous laisser soupçonner un moment que je pourrais désirer un autre cœur que le vôtre ; mais si vous voulez me faire la grâce de m’écouter, je suis assuré de me justifier auprès de vous.  » (…)

   Quoiqu’ils ne se fussent point parlé depuis si longtemps, ils se trouvèrent pourtant accoutumés ensemble et leurs cœurs se remirent aisément dans un chemin qui ne leur était pas inconnu. Ils finirent enfin cette conversation, qui laissa une sensible joie dans l’esprit du duc de Guise. La princesse n’en eut pas une petite de connaître qu’il l’aimait véritablement, mais, quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s’être laissée fléchir si aisément aux excuses du duc de Guise, sur l’embarras où elle s’allait plonger en s’engageant dans une chose qu’elle avait regardée avec tant d’horreur, et sur les effroyables malheurs où la jalousie de son mari la pouvait jeter. (…)

   Le mariage du roi avec la fille de l’empereur Maximilien remplit la cour de fêtes et de réjouissances. Le roi fit un ballet où dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beauté. Le duc d’Anjou dansait une entrée de Maures et le duc de Guise avec quatre autres, était de son entrée : leurs habits étaient tous pareils, comme l’ont accoutumé de l’être les habits de ceux qui dansent une même entrée.

   La première fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de danser et n’ayant pas encore de masque, dit quelques mots en passant à la princesse de Montpensier. Elle s’aperçut bien que le prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiétude, et, toute troublée, quelque temps après, voyant le duc d’Anjou avec son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, elle crut que c’était encore le duc de Guise et, s’approchant de lui : « N’ayez des yeux ce soir que pour Madame, lui dit-elle ; je n’en serais point jalouse ; je vous l’ordonne, on m’observe, ne m’approchez plus. » Elle se retira sitôt qu’elle eut achevé ces paroles et le duc d’Anjou en demeura accablé comme d’un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu’il avait un rival aimé. Il comprit par le nom de Madame que ce rival était le duc de Guise. La jalousie, le dépit et la rage se joignant à la haine qu’il avait déjà pour lui firent dans son âme tout ce qu’on peut imaginer de plus violent, et il eût donné sur l’heure quelque marque sanglante de son désespoir si la dissimulation qui lui était naturelle ne fût venue à son secours, et ne l’eût obligé, par des raisons puissantes, en l’état qu’étaient les choses, à ne rien entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de lui apprendre qu’il savait les secrets de son amour et, l’abordant en sortant de la salle où l’on avait dansé : « C’est trop, lui dit-il, d’oser lever les yeux jusqu’à ma sœur et de m’ôter ma maîtresse. La considération du roi m’empêche d’éclater, mais souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-être la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité. »

  La fierté du duc de Guise n’était pas accoutumée à de telles menaces. Il ne put néanmoins y répondre parce que le roi, qui sortait en ce moment, les y appela tous deux. Mais elles gravèrent dans son cœur un désir de vengeance qu’il travailla toute sa vie à satisfaire.

Madame de LAFAYETTE, Histoire de la princesse de Montpensier

Au fil des mots (75) : « Provence »

Pays âpre   

   Les hautes terres déroutent. La violence de cet endroit de Provence en a écarté les voisins et les caravanes. Il a gardé sa pureté préhistorique et c’est elle qui brusquement vous pousse sur de nouveaux chemins. On n’est jamais venu regarder la Provence d’ici. C’est pourtant d’ici qu’elle coule tout autour à partir de cet émergement nu. Plus bas que moi, dans le sud, je vois les falaises bleues de la Sainte-Baume et le vaisseau de Sainte-Victoire chargé de toiles grises ; dans l’est, près de moi, le Ventoux toujours immatériel mais qui fait gicler des jets de vent avec la pesanteur de son ombre ; au nord, les rochers de Saint-Julien ; les montagnes paysannes des Baronnies et du Nyonsais ; à l’est, les frégates toutes neuves des Alpes de Provence, avec leurs voiles d’une glace éblouissante qu’un vent éternel empèse. Dans le silence et la pureté d’ici, où rien ne se mêle, on entend le grondement de la véritable histoire. (…)

   À partir d’ici la route descend ; elle se casse deux fois, d’abord dans le col des Ayres, puis dans le col de Fontaube et brusquement elle se met à bouillonner de tous ses anneaux pliés et repliés dans les effondrements poussiéreux suspendus au-dessus de la vallée de l’Ouvèze. Elle y arrive et frappe comme un torrent gris, froid et en plein silence ; de temps en temps il regarde un peu de côté avec un œil qui semble soudain vert et peut-être aimable, mais tout de suite il cache sa tête grise et la pousse le long de son lit de schiste sous des roseaux brûlants, des saules et d’admirables peupliers-trembles qui font jaillir en eux toute la grâce de l’eau. (…)

   Les routes de tous les côtés claquent comme des longes de fouet à travers les vastes pâturages brunis de carex. De chaque côté, elles s’échappent, ondulant comme des dos de chevaux pour gagner de la hauteur, soit de l’autre côté de l’Ouvèze, vers la gauche, pour s’en aller vers les villages à travers les forêts de chênes, soit vers la droite pour sauter en étalant chaque fois son dos, de gradin en gradin, vers des ermitages ou des chapelles votives, sur le portail desquels on a gratté la trace du bouclier de Pallas et redessiné le geste des bras pour déposer dans leur courbe un enfant auréolé que la sagesse garde ainsi drôlement avec un insolite regard de Méditerranéenne cruelle ; ou vers des villages postés très haut dans de grands découverts bleus. La route qui suit l’Ouvèze commence à s’aplatir entre d’épaisses moissons. Elle croise déjà d’autres routes dont l’embranchement sent la poussière torride et le désert. Mais elle se recourbe contre le ventre des montagnes paysannes et elle remonte franchement au nord dans un pays où des villages nobles, portant de vieilles ferronneries, des porches à blasons et des couronnes de château fort, viennent s’agenouiller à côté d’elle dans le crépitement des ceps de vigne. La route est devenue comme une reine. (…) Les villages arrivent les uns après les autres près de la route. Ils en ont besoin, ils la soignent, ils vivent près d’elle ; ils dorment près d’elle ; ils ne la quittent pas. Ils l’accompagnent pendant quelque temps avec des maisons et quand elle s’en va plus loin à travers les champs, des fois encore une ferme s’approche, écarte ses arbres avec son mufle de porte ronde à marque seigneuriale et souffle sur le bord de la route sa caressante respiration pastorale. (…)

   Le vent souffle du nord et sans qu’on puisse encore comprendre l’inclinaison générale des terres, on sait qu’il descend. (…) Cette terre parle d’une force qui charrie les montagnes par-dessus les plaines. Tout est couvert de poussière de sable ; le vent la soulève en draps flottants, la fait battre dans tous les feuillages, la couche sur de larges pièces d’eau dormante où elle pleut en mille piquetages comme la pluie (…) Le mugissement appelle tout près d’ici et gronde dans toutes les directions. (…) La route ne peut voir qu’à travers des feuillages poussiéreux. Elle tourne à l’aveuglette faisant éclater des vols d’oiseaux et des brasillements de papillons. Et soudain elle est envahie par les menthes et les verveines ; le mugissement éclate sur elle si proche qu’une fine salive d’eau étoile le sable (..).

   Elle a juste le temps de retenir ses deux ornières ; le fleuve est là ! Il est là ; on le voit à travers un grillage de roseaux et sa largeur est au-dessus des roseaux, dressée comme un mur, portant des îles et un terrible mélange de muscles d’argent. De l’autre côté des roseaux, il est seul dans la magique et formidable trouée qu’il a déchirée à travers le ciel, la terre ; loin par-delà sa rive opposée, il a reculé de minuscules collines d’enfant. Ses bras nus sont couchés dans des verveines plus épaisses que la laine des moutons. Ses mains écrasent des écumes qui jaillissent en s’éclairant d’arcs de couleurs.  (…) C’est une grande route du monde. Elle dégorge au ras des plaines les squelettes brisés des blocs arrachés aux montagnes. Elle frappe des épaules dans les champs. Tout doit lui céder la place. Tout s’écarte ; tout s’ouvre. Elle serre dans ses anneaux des villes bourrées de palais. Elle traverse des déserts dont elle partage l’empire avec un soleil qui dresse entre les cyprès les tréteaux d’un théâtre de mirage. Du fond du pays, d’autres villes couronnées d’arènes écoutent son mugissement d’insaisissable taureau. Nîmes (…) se repose sous le soleil, dans une poussière que des forces souterraines font battre comme le vent qui frappe un étendard. C’est le lieu où les sources profondes enfouies sous les montagnes remontent. (…) Et la route des eaux s’en va lentement s’enfoncer dans la mer.

Jean GIONO, Rondeur des jours, nouvelles – Provence

 

Au fil des mots (74) : « remords »

Regrets courageux   

   Je regrette d’avoir critiqué, au cours de l’une de ces émissions de télévision où la dérision et le ricanement général égarent les cœurs qui flanchent, celui qui m’avait nommé au ministère de la Culture avant que nos chemins ne se séparent. Cette nomination était une chance inouïe pour moi et rien ne justifie l’ingratitude. Si l’on s’éloigne, seule compte la vertu du silence. Je me suis repris assez vite et je lui ai écrit. Il a eu l’élégance de me répondre qu’il était sensible à ma lettre d’excuses. Enfin, je ne suis pas près d’oublier le message de Marisa sur mon portable : « Frédéric, vous avez perdu la mémoire. » Je me souviens de mes vilénies et je sais gré à qui me les rappelle quand je cours le nez au vent.(…)

   Je regrette de ne pas avoir insisté pour qu’Eddy Mitchell puisse donner l’un de ses concerts d’adieux à l’Opéra Garnier comme il me l’avait demandé. L’administration du ministère et la direction de l’Opéra étaient évidemment contre : « Le rocker de variétés sur la plus prestigieuse scène française, allons, vous plaisantez, monsieur le ministre! » On loue pourtant l’Opéra pour des soirées qui ne sont pas forcément très reluisantes et Eddy Mitchell aurait bien mérité ce salut à sa longue carrière. Il ne m’en pas tenu rigueur au grand jour, mais il a dû penser que j’étais un ministre inconstant et frileux. Je ne vois pas d’inconvénients à être critiqué, mais j’en vois beaucoup à décevoir. (…)

   Je regrette de ne pas avoir su m’entendre avec Olivier Py. La situation était compliquée car il s’agissait de la direction très convoitée du théâtre de l’Europe à l’Odéon pour laquelle la candidature de Luc Bondy était la plus légitime ; on s’en mêlait partout dans un climat d’agitation détestable, mais j’aurais dû calmer le jeu et trouver le moyen de lui parler. Nos relations étaient froides et distantes, je l’admirais et il ne m’aimait pas, il me trouvait incompétent et me le faisait sentir, je le trouvais arrogant et inamical, pourtant c’était à moi de surmonter ces frictions et de gagner sa confiance. Au lieu de quoi j’ai réussi ce prodige qu’il obtienne finalement ce qu’il voulait en ayant le sentiment d’avoir été humilié publiquement. Les dommages politiques furent d’ailleurs à la mesure de mes maladresses. (…)

   Je regrette d’avoir blessé le professeur Henri Godard qui avait rédigé la remarquable note concernant Céline pour le catalogue des célébrations nationales, opuscule relativement confidentiel à l’usage de cérémonies républicaines qui ne l’étaient pas moins. En revenant brusquement sur la décision d’honorer Céline, je le plaçais dans une position désagréable, indigne de la valeur de sa contribution et de sa réputation. Ce n’était pas la décision qui était contestable à mes yeux – elle fut d’ailleurs contestée âprement -, mais la manière dont je l’ai prise, avec forfanterie pour masquer ma négligence. J’aurais dû lire le catalogue en question avec attention et prendre les devants. C’était bien mal connaître l’honnêteté et le tact de celui qui avait exposé objectivement le cas de Céline que de la désavouer inopinément et en public.  (…)

   Je regrette d’avoir limogé – il n’y a pas d’autre mot – le scientifique de grande valeur et professeur au Collège de France qui présidait une commission mandatée par le ministère de la Culture avec dévouement et compétence depuis de longues années, quelques jours après l’avoir rencontré très aimablement et sans rien lui dire du danger qui le menaçait. Je me suis comporté en l’occurrence avec la couardise et l’hypocrisie que j’avais si souvent reprochées en d’autres temps aux responsables politiques. Je sais qu’il ne me l’a pas pardonné et je ne peux que lui donner raison.

   Je regrette de ne pas avoir suffisamment soutenu les habitants de Béziers qui ne voulaient pas que l’on détruise l’ancienne poste de la ville, un des premiers bâtiments construits en béton et qui méritait d’être classé. J’aurais dû aller jusqu’au bout de mon affrontement avec le maire qui voulait le raser et, malgré les soutiens politiques de ce dernier, mettre la poste à l’abri de ses menaces. Je me suis contenté des assurances du ministère et de la préfecture, soucieux de ne pas faire de vagues en période électorale. Quand je me suis enfin réveillé, la poste avait été démolie.

   D’une manière générale, je regrette d’avoir été trop conciliant et timoré face aux risques de conflits et je sais que cette faiblesse à vouloir me faire aimer à tout prix pouvait causer beaucoup de tort à ceux qui m’aimaient vraiment ou qui à défaut me faisaient quand même confiance.

Frédéric MITTERRAND, Mes regrets sont des remords

 

 

 

Au fil des mots (73) : « sacrifiée »

Victime de son sexe   

   Les rayons obliques du soleil matinal pénétraient par la fenêtre ouverte malgré l’hiver et éclairaient un petit groupe d’hommes suants et soufflants. À la recherche du meilleur endroit pour placer un piano-forte neuf, Herr Mozart changeait tout le temps d’idée, en contraignant les portefaix à fournir le triple d’efforts tout en pestant intérieurement ; il refusait d’écouter les suggestions de Wolfgang qui restait un peu à l’écart avec une étrange expression sur le visage. Nannerl s’arrêta, interdite, sur le seuil.

    « Vous avez fait un excellent choix, Herr Mozart, disait un jeune homme efflanqué. C’est le plus beau de tous mes pianos-forte. Il vous donnera des grandes satisfactions.

  • Je vous remercie, répondit Leopold, mais il en donnera surtout à ma fille. ce sera elle, en effet, qui l’utilisera – et il la désigna avec un geste de parfait maître de cérémonie.
  • Fraülein Mozart, quel plaisir ! Je suis un de vos plus fervents admirateurs : je vous ai entendue si souvent jouer…
  • Ma fille est une excellente concertiste, cela ne fait aucun doute ; mais je suis convaincu que ce piano-forte l’aidera à donner à son existence une tournure plus appropriée… Voilà, ici au centre, c’est parfait. Arrêtez-vous maintenant. »

   Quel sens cela pouvait-il avoir d’acheter un piano-forte à la veille de la tournée en Italie ? Nannerl chercha le regard de son frère, mais celui-ci semblait très intéressé par la mécanique et avait enfourné sa tête dans la table d’harmonie. (…) Mozart ne manqua pas d’exhiber la plus large panoplie de grimaces moqueuses ont il avait le secret, et Nannerl s’approcha timidement de son père :

    « Je te remercie pour le cadeau, mais je ne comprends pas… »

   Sans se soucier d’elle, celui-ci se tourna avec vivacité vers le piano-forte. (…) Nannerl fit une nouvelle tentative :

    « Vas-tu m’expliquer enfin à quoi il va servir ?

  • Tais-toi, ma fille… Pas maintenant. 
  • Peux-tu me dire la raison d’un piano-forte ? cria-t-elle. Nous n’allons quand même pas l’emporter en Italie ! Pourquoi l’as-tu acheté justement maintenant ?
  • Toi, tu ne verras jamais l’Italie, ma petite. Tu resteras à Salzbourg avec maman et tu donneras des leçons de piano-forte. » Et avec un mince sourire : « N’as-tu pas toujours eu envie d’un piano-forte ? » (…)

    « Tu demanderas cinq florins par leçon, pas un de moins, et tu exigeras d’être payée d’avance. Cherche des élèves parmi les nobles et fais en sorte que le bruit s’en répande le plus possible. Tous les quinze jours, tu iras à la poste pour m’expédier l’argent aux adresses que je te fournirai… »

   Tandis que Leopold donnait ses instructions à son épouse, Nannerl, devant une planche à découper usée, tranchait des choux avec un couteau bien affûté en imaginant que c’était son père.

    « Ah, et trouve tout de suite une domestique à demeure ! Une femme présentable, qui puisse ouvrir la porte aux élèves et servir des rafraîchissements pendant les leçons. Elle devra donner une image d’élégance et d’aisance, car souviens-toi bien, femme : l’argent appelle l’argent. Écris aussi cela. »

   Près de sa soeur, Wolfgang faisait une mine contrite.

    « Je suis triste, Nannerl, triste à en mourir, disait-il tout bas.

  • Ne me dis pas que tu n’étais pas au courant.
  • Non, je te le jure…
  • Ne mens pas !
  • Je compte sur toi, Anna-Maria, pour être raisonnable ! » conclut Herr Mozart, puis, magnanime, il se tourna vers sa fille : « Bien entendu, tu pourras garder quelque chose de l’argent que tu gagneras. Pour t’acheter une jolie robe, par exemple. » (…)

    « Regarde un peu ce que j’ai trouvé », dit Wolfgang, en déroulant presque sous son nez un vieux parchemin couvert de griffonnages. (…)

   Nannerl lui tourna le dos. il s’assit sur le lit et lui posa la main sur l’épaule, mais elle ne réagit pas. Résigné, il enroula la feuille et la posa sur la commode.

    « J’ai essayé de le convaincre, murmura-t-il après un long soupir, mais tu sais bien que c’est une entreprise impossible. Qu’est-ce que je devrais faire ? Refuser de partir ? (…) Je ne peux pas rester en province, Nannerl. Vraiment, je ne peux pas ! Et puis… il y a aussi des questions pratiques. L’archevêque a refusé de payer papa pendant tout le temps où il sera en congé. Nous ne pouvons pas partir tous les quatre… nous n’aurions pas de quoi vivre. La vérité, c’est que… sans l’argent que tu gagneras avec tes leçons, nous ne pourrions même pas partir, papa et moi. »

Rita CHARBONNIER, La Sœur de Mozart

 

 

 

Au fil des mots (72) : « soupçon »

Anna

   Je suis allée vers lui pour sa distraction, pour cette faculté inouïe à se tenir en dehors du monde, pour son insouciance.

   Les hommes, souvent, ça se jette dans vos bras, ça vous veut tout entière, ça croit que ça a des droits, des prétentions, des exigences, ça fait mine de s’intéresser tout en remontant la main sur vos cuisses. Lui n’a même pas essayé de me séduire, de m’attacher à lui.

   Un garçon qui lit Dante en ne se passionnant que pour le football va forcément vous surprendre. Un garçon qui espère que vous ne vous appelez pas Béatrice vous annonce la couleur d’emblée : rien à attendre de lui. Un garçon qui lézarde des heures à la terrasse d’un café sans jamais lorgner votre corsage est à vous désespérer des Italiens : moi, ça m’a fait tourner la tête, tout de suite. Un garçon qui ne vous questionne sur rien parce qu’il escompte la même attitude de votre part vous promet des conversations pas ordinaires et des silences interminables. Un garçon qui ne remarque pas la robe que vous portez exprès pour lui, qui ne vous remercie pas pour le cadeau que vous lui tendez et qui oublie votre anniversaire vous distrait de l’ennui mortel des couples. Un garçon qui se refuse à vous vous fait mieux toucher du doigt l’agacement que suscitent parfois les filles. Un garçon qui ne vous fixe jamais de rendez-vous, qui ne vous annonce jamais quand vous allez le revoir, qui éteint les bougies d’un dîner aux chandelles, qui vous offre ses clés en vous priant de ne pas les utiliser, qui ne passe que trois ou quatre nuits par semaine avec vous alors que les semaines comptent, c’est bien connu, sept nuits, vous lui pardonnez tout ou alors vous prenez immédiatement vos jambes à votre cou et vous ne revenez jamais. Un garçon qui arrive à neuf heures quand vous l’attendez à huit, qui ne s’excuse pas mais qui vous sourit, qui a la bonne idée de vous inviter en vacances et vous charge de régler les détails matériels avec l’agence de voyages ne fait pas preuve de culot mais de confiance en vous et en votre affection pour lui.

   Et quand on retrouve le cadavre de ce garçon sur les berges de l’Arno, c’est qu’il n’a pas totalement renoncé à vous surprendre.

   Mais, lorsque le doute s’installe, parfois malgré vous, oui, c’est ça, contre votre volonté, ce même garçon peut-il vous sembler subitement égoïste, manipulateur, menteur, profiteur ? Lorsqu’on jette une lumière crue sur la partie du visage demeurée dans l’ombre, peut-il apparaître une difformité inquiétante, une laideur que vous n’aviez jamais aperçue jusque là ? Les adjectifs que vous employiez pour le qualifier peuvent -ils prendre un double sens ? Ce qui était charmant devient-il agaçant ? Ce qui était surprenant devient-il troublant ?

   Le garçon en question n’a-t-il pas d’abord pensé à lui, à son propre bien-être, à son confort personnel, avant toute autre considération, et notamment le vôtre, de bien-être ? Ce qui importait, à bien y réfléchir, n’était-ce pas exclusivement qu’il fût préservé, gâté, au détriment de tout le reste, et de son entourage, y compris le plus immédiat ? Cet ange, devant lequel vous fondiez ou vous prosterniez selon les jours, n’aurait-il pas abusé de sa position dominante, et tiré un peu sur l’angélisme afin d’obtenir de vous ce à quoi sa seule existence ne lui permettait pas légitimement de prétendre ? Ces sourires qu’il vous a adressés, n’était-ce pas seulement pour vous rassurer ? Et cette légendaire distraction, cette charmante ingénuité, au fond, est-ce que ça ne constituait pas une excuse idéale pour vous faire avaler d’innombrables couleuvres ? Enfin, tout son comportement n’était-il pas qu’une merveilleuse imposture, un piège dans lequel vous vous êtes précipitée, puisqu’il est vrai, depuis la nuit des temps, que les filles tombent invariablement dans les pièges que les garçons leur tendent?

   Et ces prénoms inconnus, griffonnés sur la première page des livres, n’annoncent-ils pas des découvertes effroyables ?

Philippe BESSON, Un garçon d’Italie

 

Une super nana!

Hier, je vous ai présenté l’extrait d’un livre nous dévoilant l’horreur de la guerre civile espagnole de 1936. Nous connaissons bien ce terrible conflit grâce aux témoignages de grands écrivains ayant fait partie des Brigades internationales (Malraux, Hemingway, George Orwell…) mais également grâce aux premiers photographes de guerre. Parmi eux : une femme qui prit tous les risques et en mourut.

Je vous repropose un article que j’avais écrit il y a quelque temps à ce sujet. Bonne lecture et (re)découverte !

Être inhumée au cimetière du Père-Lachaise exactement le jour de ses 27 ans en présence d’une foule de plusieurs milliers de personnes dont Aragon et Pablo Neruda, voilà le point final de la vie de Gerta  Pohorylle.

838_gettyimages-1004315622Nous sommes le 1er août 1937 et tous rendent hommage à la première femme photographe de guerre. Martyre de l’antifascisme, cette « pequeña rubia » couvrait la Guerre Civile espagnole aux côtés des Républicains.

Née à Stuttgart, elle avait déménagé avec sa famille à Leipzig où elle avait déjà tâté de la prison à cause de ses idées révolutionnaires et de distribution de tracts anti nazis. Juive d’origine polonaise, elle finit par fuir l’Allemagne. Elle ne reverra jamais sa famille. La voilà réfugiée à Paris en 1933 avec, pour survivre, un emploi de dactylo à mi-temps. Elle y fréquente également les cercles intellectuels et les militants socialistes allemands en exil. Elle finit par décrocher un poste d’assistante à l’agence Alliance-Photo.

En septembre 1934, elle est installée à la terrasse du Dôme et un jeune homme l’aborde. Il se nomme Endre Ernö Friedmann, est Hongrois et reporter-photographe. Il arrive tout juste de Berlin. Il parle très mal français et n’a pas de travail. Ils tombent immédiatement amoureux et entament une relation passionnée.
73efde0c-8137-11e8-98a9-8f8934803a67Elle contribue financièrement à son départ pour l’Espagne en proie à la guerre civile et à son retour, l’aide à développer ses négatifs, à les légender et à en assurer la vente. Elle est trilingue et possède une solide formation commerciale mais cela ne suffit pas, ces photos n’attirent pas une véritable clientèle. C’est alors qu’elle a une idée de génie  : les clichés de l’obscur juif hongrois Endre Ernö Friedmann vont devenir ceux de Robert Capa, flamboyant et mystérieux reporter américain fraîchement débarqué en Europe. L’effet est immédiat, le succès au rendez-vous. Quant à elle, ayant obtenu une carte de presse et s’étant familiarisée avec la technique photographique, elle se métamorphose en Gerda Taro.

Deux nouveaux noms et une nouvelle vie : à l’été 1936, ils partent ensemble pour l’Espagne. Ils soutiennent la cause républicaine et suivent les Brigades Internationales formées par des volontaires venus du monde entier. Puis avec leur ami Daniel Seymour dit Chim, ils témoignent de la violence des combats mais également de la vie du peuple.

On peut à cette époque faire la différence entre les clichés de Capa et ceux de Gerda Taro. Au début, lui utilise un Leica au format carré ; elle, un Rolleiflex, au format rectangulaire. Pourtant, ils sont déjà référencés au mieux « Capa et Taro » ou simplement « Capa ». Les choses se compliquent encore un peu plus quand Gerda utilise elle aussi un Leica. C’est d’ailleurs grâce à cet appareil qu’on lui attribue un surnom: « La Fille au Leica » (titre également d’un roman d’Helena Janeczek sur la vie de Gerda).

 

 

 

Le soldat qui tombe  ou Mort d’un soldat républicain (la photo la plus célèbre de la Guerre d’Espagne, de Capa) – Capa photographié par Gerda

 

Gerda photographiée par Capa

Au fil du temps et des reportages, Gerda veut conquérir son propre style de photographies : montrer la mort, la souffrance, la furie du combat sans fioritures. Capa, lui, veut l’épouser mais elle refuse. Elle repart seule en février 1937 alors que Capa reste à Paris pour préparer leur voyage commun en Chine.

Quelques photos définitivement attribuées à Gerda. Elle travailla notamment pour Ce soir (le journal du parti communiste français), Regards et LIFE

 

 « Si tes photos ne sont pas bonnes, c’est que tu n’es pas assez près », lui disait Capa.

Le 25 juillet 1937 alors qu’elle mitraille de son Leica la résistance farouche des Républicains à Brunete sur le marche-pied d’une voiture, un char la heurte et la fauche.  Ainsi meurt la première femme reporter de guerre après une carrière de seulement onze mois…

 

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Si sur le moment sa mort provoque une émotion immense, Gerda sombre rapidement dans l’oubli ou plutôt est des milliers de fois citée simplement comme la compagne (et selon les dires de celui-ci le seul véritable amour) de l' »ogre » Capa.

En effet, Capa devient rapidement le meilleur reporter de guerre du monde. Il couvre l’invasion japonaise de la Chine en 1938, la Seconde Guerre mondiale (il est le seul journaliste présent lors du Débarquement du 6 juin 1944), la Guerre d’Indochine où il meurt en 1954, ayant marché sur une mine. En 1947, il fonde avec Henri Cartier-Bresson, George Rodger et Daniel Seymour l’agence MAGNUM.

Toute la famille de Gerda ayant disparu lors de l’Holocauste, il n’y eut personne pour prendre soin de son héritage qui fut en partie englobé dans l’œuvre de Capa sauvegardée par Magnum. Il était donc presqu’impossible pendant longtemps de retrouver précisément les photos de Gerda prises lors des reportages partagés avec Capa.

Il faut attendre 1994 pour qu’Irma  Schaber « rétablisse Taro dans son rôle de photographe indépendante majeure, digne d’intérêt au-delà de sa liaison avec Capa ».

th6SJ7PBZUEt puis en 2008, surgit l’affaire dite de « la valise mexicaine ». On découvre au Mexique trois boîtes contenant 4500 négatifs, pour l’essentiel des images faites par Capa, Taro et Chim en Espagne entre l’été 1936 et mars 1939. Dans ce trésor, il y a 800 négatifs de Gerda…

Également des photos de Gerda prises par Fred Stein qui nous dévoilent une jolie jeune femme.

 

« Le mystère de la valise mexicaine »

À la déclaration de guerre, Capa doit quitter en urgence la France pour les États-Unis. Dans son studio parisien, au 37, rue Froidevaux, derrière le cimetière du Montparnasse, il laisse des boîtes contenant son travail et celui de ses amis, soit près de 4 500 négatifs et tirages de la guerre d’Espagne. Son ami Csiki Weisz, un photographe hongrois, lui aussi réfugié à Paris, les emporte à Bordeaux : « En 1939, alors que les Allemands approchaient de Paris, j’ai pris tous les négatifs de Bob et j’ai rejoint Bordeaux à vélo pour essayer d’embarquer sur un bateau à destination du Mexique. J’ai rencontré un Chilien dans la rue et je lui ai demandé de déposer les boîtes de films au consulat pour qu’elles y restent en sûreté. Il a accepté. » Puis, plus de traces des trois fameuses boîtes. Pendant près de soixante-dix ans, on les recherche inlassablement. Jusqu’à ce qu’un cinéaste mexicain les reçoive en héritage et se décide à les remettre en 2007 à l’International Center of Photography. Le trésor : 4500 négatifs dans trois boîtes scrupuleusement compartimentées en 50 cases numérotées et commentées sur l’envers du couvercle. On peut donc lire au crayon les sujets, les noms de lieux et des personnes correspondant à chaque pellicule.

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Ainsi Gerda Taro est enfin sortie de l’ombre! Pour mieux la connaître, trois livres…

 

 

 

Les villes de Stuttgart et de Leipzig, notamment, lui ont rendu hommage en donnant son nom à une école et à une place.