Au fil des mots (74) : « remords »

Regrets courageux   

   Je regrette d’avoir critiqué, au cours de l’une de ces émissions de télévision où la dérision et le ricanement général égarent les cœurs qui flanchent, celui qui m’avait nommé au ministère de la Culture avant que nos chemins ne se séparent. Cette nomination était une chance inouïe pour moi et rien ne justifie l’ingratitude. Si l’on s’éloigne, seule compte la vertu du silence. Je me suis repris assez vite et je lui ai écrit. Il a eu l’élégance de me répondre qu’il était sensible à ma lettre d’excuses. Enfin, je ne suis pas près d’oublier le message de Marisa sur mon portable : « Frédéric, vous avez perdu la mémoire. » Je me souviens de mes vilénies et je sais gré à qui me les rappelle quand je cours le nez au vent.(…)

   Je regrette de ne pas avoir insisté pour qu’Eddy Mitchell puisse donner l’un de ses concerts d’adieux à l’Opéra Garnier comme il me l’avait demandé. L’administration du ministère et la direction de l’Opéra étaient évidemment contre : « Le rocker de variétés sur la plus prestigieuse scène française, allons, vous plaisantez, monsieur le ministre! » On loue pourtant l’Opéra pour des soirées qui ne sont pas forcément très reluisantes et Eddy Mitchell aurait bien mérité ce salut à sa longue carrière. Il ne m’en pas tenu rigueur au grand jour, mais il a dû penser que j’étais un ministre inconstant et frileux. Je ne vois pas d’inconvénients à être critiqué, mais j’en vois beaucoup à décevoir. (…)

   Je regrette de ne pas avoir su m’entendre avec Olivier Py. La situation était compliquée car il s’agissait de la direction très convoitée du théâtre de l’Europe à l’Odéon pour laquelle la candidature de Luc Bondy était la plus légitime ; on s’en mêlait partout dans un climat d’agitation détestable, mais j’aurais dû calmer le jeu et trouver le moyen de lui parler. Nos relations étaient froides et distantes, je l’admirais et il ne m’aimait pas, il me trouvait incompétent et me le faisait sentir, je le trouvais arrogant et inamical, pourtant c’était à moi de surmonter ces frictions et de gagner sa confiance. Au lieu de quoi j’ai réussi ce prodige qu’il obtienne finalement ce qu’il voulait en ayant le sentiment d’avoir été humilié publiquement. Les dommages politiques furent d’ailleurs à la mesure de mes maladresses. (…)

   Je regrette d’avoir blessé le professeur Henri Godard qui avait rédigé la remarquable note concernant Céline pour le catalogue des célébrations nationales, opuscule relativement confidentiel à l’usage de cérémonies républicaines qui ne l’étaient pas moins. En revenant brusquement sur la décision d’honorer Céline, je le plaçais dans une position désagréable, indigne de la valeur de sa contribution et de sa réputation. Ce n’était pas la décision qui était contestable à mes yeux – elle fut d’ailleurs contestée âprement -, mais la manière dont je l’ai prise, avec forfanterie pour masquer ma négligence. J’aurais dû lire le catalogue en question avec attention et prendre les devants. C’était bien mal connaître l’honnêteté et le tact de celui qui avait exposé objectivement le cas de Céline que de la désavouer inopinément et en public.  (…)

   Je regrette d’avoir limogé – il n’y a pas d’autre mot – le scientifique de grande valeur et professeur au Collège de France qui présidait une commission mandatée par le ministère de la Culture avec dévouement et compétence depuis de longues années, quelques jours après l’avoir rencontré très aimablement et sans rien lui dire du danger qui le menaçait. Je me suis comporté en l’occurrence avec la couardise et l’hypocrisie que j’avais si souvent reprochées en d’autres temps aux responsables politiques. Je sais qu’il ne me l’a pas pardonné et je ne peux que lui donner raison.

   Je regrette de ne pas avoir suffisamment soutenu les habitants de Béziers qui ne voulaient pas que l’on détruise l’ancienne poste de la ville, un des premiers bâtiments construits en béton et qui méritait d’être classé. J’aurais dû aller jusqu’au bout de mon affrontement avec le maire qui voulait le raser et, malgré les soutiens politiques de ce dernier, mettre la poste à l’abri de ses menaces. Je me suis contenté des assurances du ministère et de la préfecture, soucieux de ne pas faire de vagues en période électorale. Quand je me suis enfin réveillé, la poste avait été démolie.

   D’une manière générale, je regrette d’avoir été trop conciliant et timoré face aux risques de conflits et je sais que cette faiblesse à vouloir me faire aimer à tout prix pouvait causer beaucoup de tort à ceux qui m’aimaient vraiment ou qui à défaut me faisaient quand même confiance.

Frédéric MITTERRAND, Mes regrets sont des remords