Au fil des mots (88) : « catalogue »

Flore poétique 

   Bianca marche dans le potager – mais plus qu’un potager, c’est presque un jardin en raison du soin méticuleux apporté aux légumes et aux herbes dans leurs carrés bien tracés – et admire les formes et les couleurs de tous ces légumes qui jaillissent parmi les feuillages : les trompettes des fleurs de courge tardives, les joues empourprées des tomates, certaines aubergines cardinalices. Ce n’est qu’un instant, un élan: elle s’arrête, cueille et enveloppe dans son tablier deux, trois, quatre de ces fruits de la terre. Ils sont tiédis par le soleil, et cette tiédeur l’accompagne tandis qu’elle retourne en arrière, rapide, inhalant l’arôme religieux du romarin de part et d’autre du sentier, dont elle peigne le haut des buissons avec les doigts de sa main libre comme elle le fait toujours, depuis toujours, par une impulsion irrésistible. Et c’est ce parfum, plus que son geste, qui réveille un souvenir très vif, pointu comme la mémoire de ce qu’on a perdu : sa promenade avec son père dans l’Orto Botanico de Padoue, sous la surveillance à distance d’un moine en bure sombre qui les avaient laissés entrer seuls en échange d’une pièce. (…) « Les simples, ce sont les herbes ou les gens qui les cultivent? » avait-elle demandé. Elle avait quinze ans et ils venaient d’entamer leur voyage. Jamais jusqu’alors elle n’avait joui de la présence entière de son père, de tout son temps : un privilège dont elle ne se lassait pas et qu’elle récompensait par une attention inconditionnelle, telle une élève en compagnie d’un maître vénérable, l’amour en plus. 

   « Bonne question, avait-il dit. Je crois que les deux vont ensemble : si on n’a pas le cœur pur, on contamine les plantes dont on s’occupe. Les herbes simples sont celles qui soignent les maladies et rendent la santé. Mais ce moine aussi est certainement un simple, sinon il ne serait pas là, pieds nus dans ses sandales ; il se tiendrait dans une salle pleine de fresques et  caresserait sa robe pourpre car, lorgnant déjà vers Rome. Pourtant, je suis sûr que c’est un homme heureux, même sans pourpre. Tu t’appelles Bianca parce que nous t’avons voulue simple, essentielle, pure. Parce que nous voulions que tu choisisses toi-même tes couleurs. »

   Le gravier crissait sous leurs pas et le vent emportait par poignées les pétales violets du gattilier, comme les confettis lancés par un enfant. (…)

   « En Amérique du Nord, les guerriers de certaines tribus se peignent le visage avant de partir au combat, pour montrer la couleur de leur courage. Mais il n’y a pas besoin de les arborer sur les joues, ses couleurs personnelles. L’important est de les connaître. » (…)

   À présent, courant vers le bureau avec les légumes dans son tablier, Bianca songe qu’elle ne sait pas encore quelles sont ses couleurs : toutes, et peut-être aucune, comme à l’intérieur d’une goutte de pluie qui s’arrête sur une feuille et recueille en soi l’essence du monde. Elle dispose le fruit de sa cueillette dans un panier, puis se ravise parce qu’on dirait un tableau de Baschenis : posés sur la table en bois brut, presque par hasard, ils sont parfaits. Elle les dessine, puis les colore, sans savoir à qui pourra plaire ce portrait d’un petit morceau du potager ; mais le résultat est beau, il est la vie même. À la fin de ses doigts tachés, elle prend une tomate, mord dedans et la mange jusqu’au bout, vorace, absorbant à la fois la couleur et le jus qui lui colle aux mains. Le rouge est aussi une saveur.

Beatrice MASINI, L’Aquarelliste