Au fil des mots (72) : « soupçon »

Anna

   Je suis allée vers lui pour sa distraction, pour cette faculté inouïe à se tenir en dehors du monde, pour son insouciance.

   Les hommes, souvent, ça se jette dans vos bras, ça vous veut tout entière, ça croit que ça a des droits, des prétentions, des exigences, ça fait mine de s’intéresser tout en remontant la main sur vos cuisses. Lui n’a même pas essayé de me séduire, de m’attacher à lui.

   Un garçon qui lit Dante en ne se passionnant que pour le football va forcément vous surprendre. Un garçon qui espère que vous ne vous appelez pas Béatrice vous annonce la couleur d’emblée : rien à attendre de lui. Un garçon qui lézarde des heures à la terrasse d’un café sans jamais lorgner votre corsage est à vous désespérer des Italiens : moi, ça m’a fait tourner la tête, tout de suite. Un garçon qui ne vous questionne sur rien parce qu’il escompte la même attitude de votre part vous promet des conversations pas ordinaires et des silences interminables. Un garçon qui ne remarque pas la robe que vous portez exprès pour lui, qui ne vous remercie pas pour le cadeau que vous lui tendez et qui oublie votre anniversaire vous distrait de l’ennui mortel des couples. Un garçon qui se refuse à vous vous fait mieux toucher du doigt l’agacement que suscitent parfois les filles. Un garçon qui ne vous fixe jamais de rendez-vous, qui ne vous annonce jamais quand vous allez le revoir, qui éteint les bougies d’un dîner aux chandelles, qui vous offre ses clés en vous priant de ne pas les utiliser, qui ne passe que trois ou quatre nuits par semaine avec vous alors que les semaines comptent, c’est bien connu, sept nuits, vous lui pardonnez tout ou alors vous prenez immédiatement vos jambes à votre cou et vous ne revenez jamais. Un garçon qui arrive à neuf heures quand vous l’attendez à huit, qui ne s’excuse pas mais qui vous sourit, qui a la bonne idée de vous inviter en vacances et vous charge de régler les détails matériels avec l’agence de voyages ne fait pas preuve de culot mais de confiance en vous et en votre affection pour lui.

   Et quand on retrouve le cadavre de ce garçon sur les berges de l’Arno, c’est qu’il n’a pas totalement renoncé à vous surprendre.

   Mais, lorsque le doute s’installe, parfois malgré vous, oui, c’est ça, contre votre volonté, ce même garçon peut-il vous sembler subitement égoïste, manipulateur, menteur, profiteur ? Lorsqu’on jette une lumière crue sur la partie du visage demeurée dans l’ombre, peut-il apparaître une difformité inquiétante, une laideur que vous n’aviez jamais aperçue jusque là ? Les adjectifs que vous employiez pour le qualifier peuvent -ils prendre un double sens ? Ce qui était charmant devient-il agaçant ? Ce qui était surprenant devient-il troublant ?

   Le garçon en question n’a-t-il pas d’abord pensé à lui, à son propre bien-être, à son confort personnel, avant toute autre considération, et notamment le vôtre, de bien-être ? Ce qui importait, à bien y réfléchir, n’était-ce pas exclusivement qu’il fût préservé, gâté, au détriment de tout le reste, et de son entourage, y compris le plus immédiat ? Cet ange, devant lequel vous fondiez ou vous prosterniez selon les jours, n’aurait-il pas abusé de sa position dominante, et tiré un peu sur l’angélisme afin d’obtenir de vous ce à quoi sa seule existence ne lui permettait pas légitimement de prétendre ? Ces sourires qu’il vous a adressés, n’était-ce pas seulement pour vous rassurer ? Et cette légendaire distraction, cette charmante ingénuité, au fond, est-ce que ça ne constituait pas une excuse idéale pour vous faire avaler d’innombrables couleuvres ? Enfin, tout son comportement n’était-il pas qu’une merveilleuse imposture, un piège dans lequel vous vous êtes précipitée, puisqu’il est vrai, depuis la nuit des temps, que les filles tombent invariablement dans les pièges que les garçons leur tendent?

   Et ces prénoms inconnus, griffonnés sur la première page des livres, n’annoncent-ils pas des découvertes effroyables ?

Philippe BESSON, Un garçon d’Italie

 

Une super nana!

Hier, je vous ai présenté l’extrait d’un livre nous dévoilant l’horreur de la guerre civile espagnole de 1936. Nous connaissons bien ce terrible conflit grâce aux témoignages de grands écrivains ayant fait partie des Brigades internationales (Malraux, Hemingway, George Orwell…) mais également grâce aux premiers photographes de guerre. Parmi eux : une femme qui prit tous les risques et en mourut.

Je vous repropose un article que j’avais écrit il y a quelque temps à ce sujet. Bonne lecture et (re)découverte !

Être inhumée au cimetière du Père-Lachaise exactement le jour de ses 27 ans en présence d’une foule de plusieurs milliers de personnes dont Aragon et Pablo Neruda, voilà le point final de la vie de Gerta  Pohorylle.

838_gettyimages-1004315622Nous sommes le 1er août 1937 et tous rendent hommage à la première femme photographe de guerre. Martyre de l’antifascisme, cette « pequeña rubia » couvrait la Guerre Civile espagnole aux côtés des Républicains.

Née à Stuttgart, elle avait déménagé avec sa famille à Leipzig où elle avait déjà tâté de la prison à cause de ses idées révolutionnaires et de distribution de tracts anti nazis. Juive d’origine polonaise, elle finit par fuir l’Allemagne. Elle ne reverra jamais sa famille. La voilà réfugiée à Paris en 1933 avec, pour survivre, un emploi de dactylo à mi-temps. Elle y fréquente également les cercles intellectuels et les militants socialistes allemands en exil. Elle finit par décrocher un poste d’assistante à l’agence Alliance-Photo.

En septembre 1934, elle est installée à la terrasse du Dôme et un jeune homme l’aborde. Il se nomme Endre Ernö Friedmann, est Hongrois et reporter-photographe. Il arrive tout juste de Berlin. Il parle très mal français et n’a pas de travail. Ils tombent immédiatement amoureux et entament une relation passionnée.
73efde0c-8137-11e8-98a9-8f8934803a67Elle contribue financièrement à son départ pour l’Espagne en proie à la guerre civile et à son retour, l’aide à développer ses négatifs, à les légender et à en assurer la vente. Elle est trilingue et possède une solide formation commerciale mais cela ne suffit pas, ces photos n’attirent pas une véritable clientèle. C’est alors qu’elle a une idée de génie  : les clichés de l’obscur juif hongrois Endre Ernö Friedmann vont devenir ceux de Robert Capa, flamboyant et mystérieux reporter américain fraîchement débarqué en Europe. L’effet est immédiat, le succès au rendez-vous. Quant à elle, ayant obtenu une carte de presse et s’étant familiarisée avec la technique photographique, elle se métamorphose en Gerda Taro.

Deux nouveaux noms et une nouvelle vie : à l’été 1936, ils partent ensemble pour l’Espagne. Ils soutiennent la cause républicaine et suivent les Brigades Internationales formées par des volontaires venus du monde entier. Puis avec leur ami Daniel Seymour dit Chim, ils témoignent de la violence des combats mais également de la vie du peuple.

On peut à cette époque faire la différence entre les clichés de Capa et ceux de Gerda Taro. Au début, lui utilise un Leica au format carré ; elle, un Rolleiflex, au format rectangulaire. Pourtant, ils sont déjà référencés au mieux « Capa et Taro » ou simplement « Capa ». Les choses se compliquent encore un peu plus quand Gerda utilise elle aussi un Leica. C’est d’ailleurs grâce à cet appareil qu’on lui attribue un surnom: « La Fille au Leica » (titre également d’un roman d’Helena Janeczek sur la vie de Gerda).

 

 

 

Le soldat qui tombe  ou Mort d’un soldat républicain (la photo la plus célèbre de la Guerre d’Espagne, de Capa) – Capa photographié par Gerda

 

Gerda photographiée par Capa

Au fil du temps et des reportages, Gerda veut conquérir son propre style de photographies : montrer la mort, la souffrance, la furie du combat sans fioritures. Capa, lui, veut l’épouser mais elle refuse. Elle repart seule en février 1937 alors que Capa reste à Paris pour préparer leur voyage commun en Chine.

Quelques photos définitivement attribuées à Gerda. Elle travailla notamment pour Ce soir (le journal du parti communiste français), Regards et LIFE

 

 « Si tes photos ne sont pas bonnes, c’est que tu n’es pas assez près », lui disait Capa.

Le 25 juillet 1937 alors qu’elle mitraille de son Leica la résistance farouche des Républicains à Brunete sur le marche-pied d’une voiture, un char la heurte et la fauche.  Ainsi meurt la première femme reporter de guerre après une carrière de seulement onze mois…

 

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Si sur le moment sa mort provoque une émotion immense, Gerda sombre rapidement dans l’oubli ou plutôt est des milliers de fois citée simplement comme la compagne (et selon les dires de celui-ci le seul véritable amour) de l' »ogre » Capa.

En effet, Capa devient rapidement le meilleur reporter de guerre du monde. Il couvre l’invasion japonaise de la Chine en 1938, la Seconde Guerre mondiale (il est le seul journaliste présent lors du Débarquement du 6 juin 1944), la Guerre d’Indochine où il meurt en 1954, ayant marché sur une mine. En 1947, il fonde avec Henri Cartier-Bresson, George Rodger et Daniel Seymour l’agence MAGNUM.

Toute la famille de Gerda ayant disparu lors de l’Holocauste, il n’y eut personne pour prendre soin de son héritage qui fut en partie englobé dans l’œuvre de Capa sauvegardée par Magnum. Il était donc presqu’impossible pendant longtemps de retrouver précisément les photos de Gerda prises lors des reportages partagés avec Capa.

Il faut attendre 1994 pour qu’Irma  Schaber « rétablisse Taro dans son rôle de photographe indépendante majeure, digne d’intérêt au-delà de sa liaison avec Capa ».

th6SJ7PBZUEt puis en 2008, surgit l’affaire dite de « la valise mexicaine ». On découvre au Mexique trois boîtes contenant 4500 négatifs, pour l’essentiel des images faites par Capa, Taro et Chim en Espagne entre l’été 1936 et mars 1939. Dans ce trésor, il y a 800 négatifs de Gerda…

Également des photos de Gerda prises par Fred Stein qui nous dévoilent une jolie jeune femme.

 

« Le mystère de la valise mexicaine »

À la déclaration de guerre, Capa doit quitter en urgence la France pour les États-Unis. Dans son studio parisien, au 37, rue Froidevaux, derrière le cimetière du Montparnasse, il laisse des boîtes contenant son travail et celui de ses amis, soit près de 4 500 négatifs et tirages de la guerre d’Espagne. Son ami Csiki Weisz, un photographe hongrois, lui aussi réfugié à Paris, les emporte à Bordeaux : « En 1939, alors que les Allemands approchaient de Paris, j’ai pris tous les négatifs de Bob et j’ai rejoint Bordeaux à vélo pour essayer d’embarquer sur un bateau à destination du Mexique. J’ai rencontré un Chilien dans la rue et je lui ai demandé de déposer les boîtes de films au consulat pour qu’elles y restent en sûreté. Il a accepté. » Puis, plus de traces des trois fameuses boîtes. Pendant près de soixante-dix ans, on les recherche inlassablement. Jusqu’à ce qu’un cinéaste mexicain les reçoive en héritage et se décide à les remettre en 2007 à l’International Center of Photography. Le trésor : 4500 négatifs dans trois boîtes scrupuleusement compartimentées en 50 cases numérotées et commentées sur l’envers du couvercle. On peut donc lire au crayon les sujets, les noms de lieux et des personnes correspondant à chaque pellicule.

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Ainsi Gerda Taro est enfin sortie de l’ombre! Pour mieux la connaître, trois livres…

 

 

 

Les villes de Stuttgart et de Leipzig, notamment, lui ont rendu hommage en donnant son nom à une école et à une place.