Au fil des mots (75) : « Provence »

Pays âpre   

   Les hautes terres déroutent. La violence de cet endroit de Provence en a écarté les voisins et les caravanes. Il a gardé sa pureté préhistorique et c’est elle qui brusquement vous pousse sur de nouveaux chemins. On n’est jamais venu regarder la Provence d’ici. C’est pourtant d’ici qu’elle coule tout autour à partir de cet émergement nu. Plus bas que moi, dans le sud, je vois les falaises bleues de la Sainte-Baume et le vaisseau de Sainte-Victoire chargé de toiles grises ; dans l’est, près de moi, le Ventoux toujours immatériel mais qui fait gicler des jets de vent avec la pesanteur de son ombre ; au nord, les rochers de Saint-Julien ; les montagnes paysannes des Baronnies et du Nyonsais ; à l’est, les frégates toutes neuves des Alpes de Provence, avec leurs voiles d’une glace éblouissante qu’un vent éternel empèse. Dans le silence et la pureté d’ici, où rien ne se mêle, on entend le grondement de la véritable histoire. (…)

   À partir d’ici la route descend ; elle se casse deux fois, d’abord dans le col des Ayres, puis dans le col de Fontaube et brusquement elle se met à bouillonner de tous ses anneaux pliés et repliés dans les effondrements poussiéreux suspendus au-dessus de la vallée de l’Ouvèze. Elle y arrive et frappe comme un torrent gris, froid et en plein silence ; de temps en temps il regarde un peu de côté avec un œil qui semble soudain vert et peut-être aimable, mais tout de suite il cache sa tête grise et la pousse le long de son lit de schiste sous des roseaux brûlants, des saules et d’admirables peupliers-trembles qui font jaillir en eux toute la grâce de l’eau. (…)

   Les routes de tous les côtés claquent comme des longes de fouet à travers les vastes pâturages brunis de carex. De chaque côté, elles s’échappent, ondulant comme des dos de chevaux pour gagner de la hauteur, soit de l’autre côté de l’Ouvèze, vers la gauche, pour s’en aller vers les villages à travers les forêts de chênes, soit vers la droite pour sauter en étalant chaque fois son dos, de gradin en gradin, vers des ermitages ou des chapelles votives, sur le portail desquels on a gratté la trace du bouclier de Pallas et redessiné le geste des bras pour déposer dans leur courbe un enfant auréolé que la sagesse garde ainsi drôlement avec un insolite regard de Méditerranéenne cruelle ; ou vers des villages postés très haut dans de grands découverts bleus. La route qui suit l’Ouvèze commence à s’aplatir entre d’épaisses moissons. Elle croise déjà d’autres routes dont l’embranchement sent la poussière torride et le désert. Mais elle se recourbe contre le ventre des montagnes paysannes et elle remonte franchement au nord dans un pays où des villages nobles, portant de vieilles ferronneries, des porches à blasons et des couronnes de château fort, viennent s’agenouiller à côté d’elle dans le crépitement des ceps de vigne. La route est devenue comme une reine. (…) Les villages arrivent les uns après les autres près de la route. Ils en ont besoin, ils la soignent, ils vivent près d’elle ; ils dorment près d’elle ; ils ne la quittent pas. Ils l’accompagnent pendant quelque temps avec des maisons et quand elle s’en va plus loin à travers les champs, des fois encore une ferme s’approche, écarte ses arbres avec son mufle de porte ronde à marque seigneuriale et souffle sur le bord de la route sa caressante respiration pastorale. (…)

   Le vent souffle du nord et sans qu’on puisse encore comprendre l’inclinaison générale des terres, on sait qu’il descend. (…) Cette terre parle d’une force qui charrie les montagnes par-dessus les plaines. Tout est couvert de poussière de sable ; le vent la soulève en draps flottants, la fait battre dans tous les feuillages, la couche sur de larges pièces d’eau dormante où elle pleut en mille piquetages comme la pluie (…) Le mugissement appelle tout près d’ici et gronde dans toutes les directions. (…) La route ne peut voir qu’à travers des feuillages poussiéreux. Elle tourne à l’aveuglette faisant éclater des vols d’oiseaux et des brasillements de papillons. Et soudain elle est envahie par les menthes et les verveines ; le mugissement éclate sur elle si proche qu’une fine salive d’eau étoile le sable (..).

   Elle a juste le temps de retenir ses deux ornières ; le fleuve est là ! Il est là ; on le voit à travers un grillage de roseaux et sa largeur est au-dessus des roseaux, dressée comme un mur, portant des îles et un terrible mélange de muscles d’argent. De l’autre côté des roseaux, il est seul dans la magique et formidable trouée qu’il a déchirée à travers le ciel, la terre ; loin par-delà sa rive opposée, il a reculé de minuscules collines d’enfant. Ses bras nus sont couchés dans des verveines plus épaisses que la laine des moutons. Ses mains écrasent des écumes qui jaillissent en s’éclairant d’arcs de couleurs.  (…) C’est une grande route du monde. Elle dégorge au ras des plaines les squelettes brisés des blocs arrachés aux montagnes. Elle frappe des épaules dans les champs. Tout doit lui céder la place. Tout s’écarte ; tout s’ouvre. Elle serre dans ses anneaux des villes bourrées de palais. Elle traverse des déserts dont elle partage l’empire avec un soleil qui dresse entre les cyprès les tréteaux d’un théâtre de mirage. Du fond du pays, d’autres villes couronnées d’arènes écoutent son mugissement d’insaisissable taureau. Nîmes (…) se repose sous le soleil, dans une poussière que des forces souterraines font battre comme le vent qui frappe un étendard. C’est le lieu où les sources profondes enfouies sous les montagnes remontent. (…) Et la route des eaux s’en va lentement s’enfoncer dans la mer.

Jean GIONO, Rondeur des jours, nouvelles – Provence