Le flair d’Argyll
Tandis que les fonctionnaires du service chargé de la protection du patrimoine traitaient de sujets cruciaux relevant de la coopération internationale, Jonathan Argyll passait la matinée à s’occuper de choses plus terre à terre comme la gestion de stock. C’est-à-dire qu’il effectuait quelques recherches à propos de son tableau. il venait d’avoir une bonne idée. Muller n’avait-il pas affirmé que le tableau faisait partie d’une série ? Alors qui était le plus susceptible de vouloir l’acquérir que le particulier, le musée ou l’institution qui possédait les autres ? (…) Ça valait le coup de consacrer une heure ou deux à cette recherche.
En outre, c’était l’aspect du métier qu’il préférait. Affronter des clients récalcitrants, marchander, soutirer de l’argent, tenter de déterminer si on pouvait revendre les objets en faisant un bénéfice, tout ça lui était nécessaire pour vivre de son métier, mais ne lui plaisait guère. C’était trop pragmatique. Une heure de réflexion en bibliothèque correspondait bien davantage à ses goûts. Mais par où commencer ? (…)
Le seul élément en sa possession était le nom du peintre : Floret. (…) La peinture avait été exécutée dans les années 1780 et, sans conteste, elle était française. Aussi procéda-t-il avec ordre et méthode. En commençant par le commencement, c’est-à-dire par la grande bible de tous les historiens d’art, Thieme und Becker. Les vingt-cinq volumes, pas un de moins, en allemand, hélas ! mais il pouvait en comprendre assez pour passer à l’étape suivante.
Floret, Jean. Künstler, gest. 1792. On y était. Liste de tableaux, tous dans des musées. Six lignes en tout, le strict minimum, en somme. Ce n’était pas un peintre qui comptait. Mais la référence le dirigea vers un article publié en 1937 dans la Gazette des beaux-arts, signé Jules Hartung ; guère plus, en fait, qu’une esquisse biographique, mais elle donnait un peu de corps au personnage. Né en 1765, il avait travaillé en France et avait été guillotiné en 1792, pour ne pas s’être montré assez révolutionnaire. D’après l’article, il l’avait bien mérité. Floret avait travaillé pour un mécène, le comte de Mirepoix, et exécuté une série de tableaux sur des sujets judiciaires. Puis, à la Révolution, il avait dénoncé son bienfaiteur et présidé à la confiscation des biens de l’aristocrate et à la ruine de la famille. Rien d’exceptionnel à cela, sans doute.
1937, c’était loin. D’autre part, l’article ne précisait pas où étaient les tableaux, se contentant de supputer qu’ils n’étaient sûrement plus entre les mains des Mirepoix. Argyll n’était pas au bout de ses peines… Pendant le reste de la matinée, empiétant même largement sur sa pause-déjeuner afin de dénicher le moindre indice révélateur susceptible de le mettre sur le bon chemin, il parcourut des ouvrages d’histoire de l’art français, des essais sur le néoclassicisme, des guides de musée, ainsi que des annuaires répertoriant les lieux où se trouvent les oeuvres.
Des bibliothécaires se lassaient de lui apporter ouvrage sur ouvrage lorsqu’il finit par tomber sur le bon filon. L’information capitale figurait dans un catalogue d’exposition datant seulement de l’année précédente. Le catalogue venant d’arriver à la bibliothèque, il se félicita de sa chance. Il s’agissait d’une jolie petite exposition montée dans une de ces lointaines banlieues parisiennes qui s’efforcent de se créer une identité culturelle. Mythes et maîtresses, tel était le titre de cette présentation d’œuvres hétéroclites presque uniquement liées entre elles par la date. Un zeste de classicisme, une pincée de religion, des tas de portraits et nombres de femmes du XVIIIème jouant des dryades à demi nues. Le catalogue contenait une introduction quelque peu hyperbolique sur l’imagination et le jeu dans le monde idyllique et idéalisé de la cour de France. Il aurait pu faire mieux lui-même.
Même si la conception manquait par trop de rigueur, l’auteur fut cher au cœur d’Argyll, ne serait-ce que pour la rubrique numéro 127. « Floret, Jean », signalait-elle, de manière encourageante. « La Mort de Socrate, peint circa 1787. Volet d’une série de quatre tableaux représentant des scènes religieuses et classiques ayant toutes pour sujet un jugement. Les procès de Socrate et de Jésus constituant deux exemples où le système judiciaire n’avait pas donné une bonne image de lui-même, les jugements d’Alexandre et de Salomon, deux autres où les détenteurs du pouvoir s’étaient comportés un peu plus honorablement. Collection privée. » Suivait tout un baratin pour expliquer le contexte historique de la peinture reproduite dans le catalogue. Hélas ! aucune information concernant un éventuel acheteur souhaitant regrouper les divers tableaux. Les deux représentations d’un procès équitable n’étaient pas accessibles : Le Jugement de Salomon se trouvait à New York et Le Jugement d’Alexandre, la propriété d’un musée allemand. Bien pis : il y avait des lustres que Le Jugement de Jésus avait disparu et on le pensait perdu. Le vieux Socrate risquait de demeurer seul… Quelle plaie !
En outre le catalogue ne révélait pas le nom de son ancien propriétaire. Ni son adresse. Juste « Collection privée ». Non que cela ait beaucoup d’importance. Il se sentit un peu désappointé, mais c’était l’heure de déjeuner, et il devait faire des courses avant que les magasins ferment pour l’après-midi. C’était à son tour. Flavia tenait beaucoup à ce genre de choses.
Sans aucun doute, se disait-il une heure plus tard en gravissant péniblement l’escalier, chargé de sacs en plastique remplis de bouteilles d’eau et de vin, de pâtes, de viande et de fruits, le précédent propriétaire vit en France. Peut-être devrait-il au moins vérifier ? Il pourrait alors retrouver le parcours de l’œuvre, ce qui accroît toujours un peu sa valeur. Muller n’avait-il pas affirmé que le tableau avait jadis figuré dans une collection prestigieuse? Rien de tel qu’un nom célèbre pour flatter le snobisme qui sommeille chez tant de collectionneurs…
Iain PEARS, Le Jugement dernier