Au fil des mots (80) : « migrants »

 Maçons italiens

   Il allait voir Forzanengo. Âprement, il discutait du prix du sable et apprenait à se lever, à claquer la porte pour que Forzanengo lui crie :

  • Ça va, tête de mule, viens ici.

   Ils se serraient la main pour un nouveau contrat. La tuilerie commençait à peine à produire et déjà il fallait l’agrandir. Au nord, au-delà de la place Béatrix, en direction de la colline de Gairaut, les terrains maraîchers commençaient à être lotis. Les tramways électriques favorisaient l’extension de la ville, de nouveaux immigrants arrivaient, peuplant le Vallon Obscur, celui de la Madeleine ou de la Mantega, toutes ces percées sombres que les torrents avaient creusées dans les alluvions caillouteuses de la région niçoise. Du côté de l’est, les maisons basses qui ressemblaient aux fermes du Piémont avec leurs cours intérieures, leurs porches, les balcons, étaient remplacées, entourées par des immeubles de quatre ou cinq étages de ciment gris où s’installaient les derniers arrivés, ceux qui venaient par la route de Turin, par le chemin de fer, Italiens de provinces plus lointaines que le Piémont, la Romagne ou les Abruzzes. Ils étaient montés du sud vers le nord de la péninsule, les yeux creusés par la sous-alimentation, mais la Lombardie était pleine déjà, les carabiniers et l’armée dans les rues de Milan en 1898, avaient tiré sur la foule qui brandissait sa faim comme un étendard rouge et noir. On avait fait donner le canon et les cuirassiers, la crinière de leur casque soulevée par le vent de la charge, avaient sabré la racaille grise qui glissait sur les pavés en s’enfuyant. Il leur fallait partir. Les ponts des voiliers à Gênes ou à Naples se couvraient d’une foule humble et nostalgique, d’où parfois s’élevait un chant. Les femmes étaient tassées sous leur châle noir, les hommes accrochés aux cordages saluaient cette terre italienne douce et cruelle, les maisons ocre et les chants plantés d’oliviers. Des millions d’immigrants partaient pour l’Amérique. 

   Ceux qui arrivaient à Nice, qui découvraient cette ville, ce pays, si proches des leurs, baissaient la tête sous les injures pour rester là, acceptaient souvent de travailler pour quelques sous, et Carlo Revelli ou Forzanengo les embauchait. Il suffisait de leur donner une pioche, une truelle, pour qu’ils remercient déjà. Le travail, c’était un cadeau ; ils étaient dociles, durs au labeur. Ils craignaient l’expulsion et ne protestaient jamais.

   Carlo, quand il les voyait courbés dans les tranchées, ou bien les bras dressés, envoyant à toute volée le plâtre d’un geste de semeur, avait envie de se joindre à eux, et parfois, quand il fallait pousser une charrette trop lourde, soulever un madrier, tirer sur la corde d’un palan, il jetait sa veste sur le sol, il crachait dans ses mains et tous ensemble, la voix rythmant l’effort : « Oh Hissa, Oh oh… » pour quelques minutes, ils devenaient égaux. Mais, putana, la vie, il fallait bien la prendre comme elle était. Les forts, les faibles, ceux qui savaient mordre et ceux qui toute leur vie tendaient la main au patron, chaque soir, ou chaque semaine pour toucher leur paie. Carlo abattait son poing sur la table :

  • Pourquoi moi ? Pas eux ? disait-il, qui les en empêche ?

Max GALLO, La Baie des Anges