Fleurs coupées
C’était une jasmineraie conçue comme il le fallait, en terre légère, ni trop sèche, ni trop humide et facilement arrosable. Elle se présentait sur un espace pentu découpé en trois terrasses bien abritées des vents du nord. Et, si Sorenza avait dû hésiter à l’acquérir, ce n’aurait pas été de lui découvrir quelque inconvénient, mais plutôt de penser à la fragilité de cette culture pour laquelle chacun tremblait ici au moment des gelées. La première, comme la dernière, pouvait lui être fatale. Par chance, pour cette année c’était l’ancienne propriétaire qui avait dû faire ses neuvaines et prier les saints du paradis de veiller sur ses plants. La douceur de l’air revenue, il ne restait plus à Sorenza qu’à débutter, palisser, arroser… et attendre la floraison qui viendrait avec le plein de l’été.
Elle arriva, dès le milieu de juillet. Et elle était superbe presque partout dans la région.
Il y avait, dans cet aboutissement suprême, dans cette victoire, cette fête de la nature, une griserie que Sorenza buvait à longs traits. Le soir où elle regagna Grasse pour annoncer à Honorde et Lazarie qur les cueillettes allaient commencer, elle chantait sur le chemin en conduisant sa carriole et elle fixa le premier jour de récolte au lendemain.
Dès l’aube, alors que les cheminées des usines à parfums dressaient déjà leurs panaches, plus orgueilleux encore que les nuages et fiers de chatouiller le bleu du ciel, elles écoutaient toutes trois les sonneries des graillés. Les buccins annonçaient que l’on allait cueillir aux quartiers Saint-Jean, Saint-Matthieu, Saint-Antoine et bien d’autres. Il se faisait un grand bruit dans la ville, on parlait, on riait, et les petites demoiselles Beauval frétillaient. (…)
Elles avaient décidé de cueillir seules, du moins les premiers jours, pensant n’avoir pas encore suffisamment de jasmins fleuris. Mais la récolte se révéla bien plus importante que prévu et elles durent travailler jusqu’au crépuscule.
On pesa en hâte les neuf kilos de pétales blancs dont on était bien fier et Sorenza s’en fut vendre sa première récolte de propriétaire de jasmineraie, suivie d’Honorade et de Lazarie qui voulaient être de ce baptême.
Il ne devait pas y avoir de temps perdu entre récolte et vente de jasmins si fragiles, si vite impropres à l’enfleurage. (…) On se dépêchait. On aurait dû arrêter la cueillette plus tôt. Il avait fait très chaud tout le jour et il était temps que les fleurs soient traitées. Elles pénétrèrent, presque en courant, leur panier au bras, dans une des salles de pesée des Établissements Garlande. (…) La pièce était sombre et triste. Des murs gris et une balance derrière laquelle un homme en blouse, grise aussi, et le crayon à l’oreille, était chargé de recevoir les gens, les fleurs et les espérances mises en elles.
- Elles ont reçu le déluge, celle-là?
Et comme Sorenza ne répondait rien, il ajouta :
- Vous n’allez pas me raconter que c’est la rosée de ce matin qui les fait pleurer comme ça, vos jasmins?
- Je ne raconterai rien du tout, dit Sorenza d’une voix claire.
Honorade et Lazarie avaient redressé tête et buste. Prêtes au combat.
- Qu’est-ce qu’il a dit, celui-là?
Celui-là ne disait plus rien, prenait une feuille de papier buvard, y jetait la poignée de jasmins, la faisant danser dessus, comme des châtaignes dans la poêle, secouait le buvard, en laissait tomber les fleurs et pesait le papier humidifié.
Un temps d’attente dans le silence – l’homme ne comptait pas vite – et on entendit :
- Deux cents grammes d’eau par kilo de fleurs. La prochaine fois, mouillez moins. De vos neuf kilos restent sept kilos deux cents.
Sans dire un mot, Sorenza se baissa, s’empara des anses de paniers et rejoignit Honorade et Lazarie toujours muettes.
L’homme, lui, parlait. Il disait :
- Ho ! Ne partez pas comme ça, ma belle. Qui croyez-vous qui va vous acheter votre cueillette? Vous arrivez avec des fleurs qui ont déjà eu trop chaud et vous mettez de la susceptibilité par-dessus…
- Elles ont eu chaud, ou elles sont mouillées? lança Honorade, impériale.
- Venez, dit Sorenza.
- On va chez un autre? demanda Lazarie, qui ajouta : Alors il faut faire vite, il avait tout de même un peu raison, le peseur de clous, les fleurs commencent à faner. C’est de notre faute, on a cueilli trop longtemps. Demain, il faudra arriver plus tôt. Si on allait chez Chiris?
- Nous n’irons nulle part.
- Tu veux dire que tu ne vends pas?
- Tu sais combien tu vas perdre?
- À deux francs le kilo, dix-huit francs.
Elles regagnèrent la rue de l’Oratoire en silence et dans le parfum des jasmins qui étendaient sur la ville leur voile odorant. (…) Elles étaient toutes trois trop fatiguées, se dirent-elles, pour souper et ne voulaient qu’une infusion de fleurs d’oranger. Elles la prirent en se contentant de parler du sommeil dont elles avaient grand besoin pour être vaillantes à la cueillette du lendemain. et Honorade risqua, en forçant la gaieté de son ton :
- Parce que demain, c’est sérieux, on ne cueillera pas si tard et on vendra sans difficulté. Réveille-nous tôt, ma belle, pour qu’on ait le temps de respirer et de prendre le café tranquillement.
Sorenza promit, sourit, embrassa et se retira à l’étage au-dessus.
Et les fleurs ? On allait donc les laisser mourir là dans leur panier et dans la nuit ? Demain il faudrait les jeter. Des heures et des heures de courbatures à les ramassser pour rien !
- Et que veux-tu qu’on en fasse? Tu sais bien qu’elles sont invendables, maintenant, personne n’en voudrait, elles sont déjà tachées.
- On n’y avait pas mis d’eau. Pourquoi il a dit ça, ce malfaisant ?
- Pardi pour payer un kilo huit cents – J’ai compté – de fleurs en moins. (…)
- Tu le connaissais, toi, le coup du buvard ?
- On en avait entendu parler.
- Et des grands, comme les Garlande, ça permet ça ?
- Peut-être qu’il y en a qui exagèrent et mouillent trop la fleur…
Janine MONTUPET, Dans un grand vent de fleurs