Au fil des mots (83) : « invisibilité »

Premier jour

   Au moins, à son travail, personne ne le remarquerait. Le gardien de musée n’existe pas. On déambule devant lui, les yeux rivés sur le prochain tableau. C’est un métier extraordinaire pour être seul au milieu d’une foule. Mathilde Mattel lui avait annoncé, dès la fin de leur entretien, qu’il commencerait le lundi suivant. Sur le seuil de son bureau, elle avait ajouté : « Je ne comprends toujours pas vos raisons, mais après tout, on peut estimer que c’est une chance pour nous de vous avoir dans la maison. » Son ton avait été si chaleureux. Pour Antoine, coupé du monde, elle avait été la seule personne avec qui il avait eu une véritable conversation depuis une semaine. (…)

   Antoine était assis sur sa chaise, dans son costume couleur discrétion. On l’avait affecté à l’une des salles consacrées à l’exposition Modigliani. Juste en face d’un portrait de Jeanne Hébuterne. Quel étrange hasard. Lui qui connaissait si bien la vie de cette femme, son destin tragique. La foule était si dense en ce premier jour qu’il ne parvenait pas à observer tranquillement le tableau. On se ruait pour voir cette rétrospective. Qu’en aurait pensé le peintre ? Antoine avait toujours été fasciné par ces vies réussies après coup. La gloire, la reconnaissance, l’argent, tout cela arrive, mais trop tard ; on récompense un tas d’os. (…) Et Jeanne… oui, la pauvre Jeanne. Pouvait-elle imaginer qu’on se presserait pour voir son visage enfermé à jamais dans un cadre ? Enfin, la voir, l’entrapercevoir plutôt. Antoine ne comprenait pas vraiment l’intérêt de contempler les tableaux dans de telles conditions. (…)

   Les pensées d’Antoine étaient sans doute acerbes, mais au moins il pensait ; cela le changeait de cette zone léthargique dans laquelle il végétait depuis quelque temps. Grâce à cette foule incessante, il s’échappait de lui-même. Les heures avaient défilé à une allure folle, à l’opposé des derniers jours où chaque minute s’était habillée d’un vêtement d’éternité. Étudiant aux Beaux-Arts, puis enseignant, il avait passé sa vie dans les musées. Ici même, à Orsay, il se souvenait d’après-midi entiers à arpenter les salles. Jamais il n’aurait imaginé revenir des années plus tard en tant que gardien. Cela lui donnait une tout autre vision du fonctionnement d’un musée. Son errance actuelle lui permettrait sûrement d’enrichir sa compréhension du monde de l’art. Mais était-ce important ? Allait-il seulement un jour retourner à Lyon et reprendre sa vie ? Rien n’était moins sûr.

   Alors qu’il dérivait vers des incertitudes existentielles, un collègue s’approcha de lui. Alain, tel était son prénom, gardait l’autre côté de la salle. Plusieurs fois dans la journée, Antoine lui avait répondu par l’activation d’un rictus minimal. (…)

    « Ça te dirait d’aller boire une bière, après le boulot ? On est rincés, ça nous fera du bien.

  • … »

  C’était le prototype de l’impasse sociale. Dire non, c’était passer pour quelqu’un de désagréable. On remarquerait Antoine, on parlerait de lui, on le jugerait. Il voulait à tout prix éviter de faire des vagues. Le paradoxe était insupportable, mais, pour se faire oublier, le mieux était encore de se mêler aux autres. (…) Alors qu’il ne rêvait que de rentrer chez lui, il finit par dire : « très bonne idée. »

  Deux heures plus tard, les deux hommes se retrouvaient au comptoir d’un bar. Antoine buvait une bière avec un parfait inconnu. Rien ne lui paraissait naturel ; même le goût de la bière dans sa gorge était étrange. L’homme parlait sans cesse, ce qui était le bon côté de la situation présente. Antoine n’avait pas à prendre en charge le moindre sujet de conversation. (…)

« Tu as l’air différent des autres, annonça-t-il au bout d’un moment.

  • Ah bon ? répondit Antoine, légèrement inquiet à l’idée qu’on puisse le distinguer de la masse.
  • Tu as l’air absent. Tu es là sans être là.(…) Tu dois être très rêveur, c’est tout. Remarque, il n’y a pas de critères pour faire ce métier. C’est ça qui est bien. Il y a de tout. Des étudiants en art, des artistes, mais aussi des employés qui s’en foutent, de la peinture. Ce sont des fonctionnaires de la chaise. Moi, j’en fais un peu partie. Avant j’étais gardien de nuit dans un garage. Voir des voitures passer, je n’en pouvais plus. L’avantage avec les tableaux, c’est que ça ne bouge pas.
  • … » 

   À cet instant, Alain se lança dans un long monologue, le genre de monologue qui dure peut-être encore maintenant. On le sentait désireux de rattraper une journée passée assis en silence (…) Antoine décrocha complètement, soudain accaparé par un sentiment paranoïaque. Pourquoi cet homme l’avait-il observé plusieurs fois dans la journée ? Que lui voulait-il? Peut-être n’était pas venu le voir par hasard. Il avait une idée derrière la tête. Antoine se doutait qu’on cherchait à le retrouver. (…) Il se sentait perdre pied. Il mettait en doute chaque instant réel, jusqu’au plus anodin.(…)

   Ils se quittèrent peu après. En rentrant chez lui, Antoine fut effrayé à l’idée que cette petite sortie ne devienne le début d’un engrenage. Il avait accepté par souci de discrétion, mais cela ne s’arrêterait jamais. À l’évidence, Alain était du genre à organiser des dîners chez lui pour présenter sa femme. Et forcément viendrait un moment où on lui poserait des questions, trop de questions. Il s’enfonçait dans une terrible impasse.

David FOENKINOS, Vers la beauté.

 

La mystérieuse Lucy

bdPetitPas.jpegSi vous avez aimé ou avez été intrigué(e)s par la p’tite photo perso publiée sur Facebook hier soir, voici un article que j’avais fait paraître sur mon ancien blog en août 2012 (nostalgie, notre dernier été au festival de Stavelot…). Je complète l’article par quelques photos de tableaux que j’avais prises lors de l’expo puisqu’on n’a plus accès aux albums photos de l’époque…  bonne découverte !

C’était une petite dame sans doute comme celle-ci. J’ai dû la côtoyer au concert sans que je sache jamais quelle grande artiste elle fut. Pour ses contemporains, sa vie semblait être tellement banale que personne aujourd’hui ne s’en souvient avec précision. « C’était une petite grand-mère au chignon bien serré ». Fut-elle l’élève d’un grand maître, par exemple de Richard Heintz? Était-elle de la famille de Madeleine Orban, l’épouse de celui-ci? Était-elle riche et fortunée puisque personne ne lui connaît d’autre occupation que la peinture? Est-elle une Orban de Xivry?

Je reconstruis patiemment le puzzle. Si quelqu’un parmi vous, chers lecteurs, peut m’éclairer, j’en serai ravie! Elle est née à Liège en 1906 et décédée à Stavelot en 2001, joli parcours de vie!

Car cette dame, gloire locale, est bien mystérieuse… Secrets d’atelier !

Une exposition à l’abbaye de Stavelot présentant des tableaux inédits lui est dédiée et je suis tombée en amour devant ses tableaux. Que je vous la présente!

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Voici 6 toiles en guise d’apéritif.

Celle qui attira mon attention en premier (elle m’a fait penser à un puzzle que je faisais et refaisais dans mon enfance)

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Celle de l’affiche

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Des marines impressionnantes

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Beaucoup de paysages d’Ardennes

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Des neiges en Fagnes admirables

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Des vues de Stavelot et de Liège

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Vous aimez? Trente tableaux que j’ai photographiés à l’expo vous attendent dans un album photos, en haut colonne de droite. Coup de coeur!

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