Au fil des mots(68): « mémorialiste »

Marie-France Garaud

  Marie-France Garaud restera pour moi inoubliable. Elle est en effet la première personnalité politique à m’avoir délibérément menti. C’était au début des années 70. Elle appartenait au cabinet de Georges Pompidou, président de la République, avec le rang de conseiller technique. Elle formait avec Pierre Juillet, dont elle était l’adjointe, un tandem aussi célèbre que redouté. (…) Ils étaient tous deux passionnément conservateurs, savaient tout sur tout et sur chacun, se montraient impitoyables. Ils n’avaient pas d’état d’âme. C’étaient des janissaires de la politique, les gardes prétoriens du chef de l’État. (…)

  Lorsque Marie-France Garaud m’avait téléphoné un soir à mon domicile – c’était la première fois -, le jeune journaliste que j’étais était donc intrigué et un peu impressionné. Elle voulait, me dit-elle aimablement, m’éclairer sur un épisode imprévu qui allait se produire le lendemain au sein du parti gaulliste mais tournerait à une journée des dupes. Je la remerciai poliment et, par chance, m’abstins d’utiliser cette information n’ayant ni le temps ni le goût de la recouper à cette heure-là et ayant préparé mon article sur un tout autre sujet. Bien m’en prit puisqu’il se passa exactement l’inverse de ce qu’elle m’avait annoncé. Je réalisai alors qu’elle avait voulu se servir de moi pour débusquer ses adversaires. Elle m’avait, de son propre chef, prêché le faux pour empêcher le vrai. Je pus vérifier par la suite qu’elle avait fait la même tentative auprès d’un de mes collègues et ami, comptant sans doute sur notre inexpérience et sur notre ardeur. Je n’oubliai pas la leçon. De ce jour-là, je n’ai jamais cru un mot de ce qu’elle disait et j’ai accueilli avec la plus grande méfiance les appels vespéraux d’informateurs politiques non sollicités. En somme, Marie-France Garaud m’a appris les règles de la société de défiance.

   J’eus souvent l’occasion de rencontre par la suite cette femme brillante et cruelle, dotée d’un sens des formules assassin qui lui valait une renommée exagérée, une femme d’esprit et de conviction, entreprenante, audacieuse même, et constamment implacable. Après avoir servi fidèlement Georges Pompidou, elle jeta son dévolu sur Jacques Chirac. Elle aida à son élévation et ne ménagea pas sa peine. Pour échafauder une intrigue ou monter une manœuvre, elle n’avait pas son pareil. Connaissant admirablement le personnel politique, n’ayant pas froid aux yeux, elle avait une regrettable tendance à se croire supérieure à ceux qu’elle servait…

   Excellente cavalière, chasseresse endiablée, belle femme d’allure archaïque et imposante, pourvue de toute la vivacité et de toute la violence policée du monde, elle crut pouvoir influencer Jacques Chirac jusqu’à la manipulation. (…) Elle le poussa de toutes ses forces à rompre avec Valéry Giscard d’Estaing qu’elle haïssait. Elle a beaucoup fait pour les divisions de la droite durant quelque vingt années et aussi pour combattre férocement les thèses européennes.(…) Bernadette Chirac fit d’ailleurs preuve de caractère et de lucidité, de courage même, en déplorant publiquement l’emprise que Marie-France Garaud tentait d’exercer sur son mari.

  Ulcérée mais point découragée, la belliqueuse Poitevine décida alors, à la surprise générale, d’entrer elle-même sur la scène politique. Elle fut même, on l’a généralement oublié, candidate à l’élection présidentielle de 1981 où elle obtint le score modeste de 1,33 °/° des voix. Ce fut pour moi l’occasion de prendre une discrète revanche.(…) J’eus la satisfaction, lorsqu’elle participa à son premier « Club de la presse » d’Europe 1, de voir enfin anxieuse et presque vulnérable cette terrible combattante, à ce point qu’il lui fallut avaler coup sur coup, à la russe, deux verres de gin sec avant d’entrer dans le studio. À la télévision, sa beauté austère et son assurance vite acquise restaient cependant trop cassantes et trop glaciales pour porter. (…) Après sa modeste performance, elle se spécialisa dans l’antisoviétisme apocalyptique, brodant sans relâche sur la faiblesse supposée des démocraties. L’effondrement du mur de Berlin et l’écroulement de l’Empire soviétique l’ayant heureusement démentie, elle revint alors au souverainisme le plus extrême et le plus pompeux.(…) Elle fut d’ailleurs la pionnière de la vague décliniste et l’ennemie éternelle de tout progrès européen, à la grande satisfaction des milieux américains ultra-conservateurs qui la prisaient fort.

   Marie-France Garaud n’a donc pas eu de destin, mais elle a exercé une influence, souterraine et publique selon les périodes. Il serait injuste de nier son talent et son savoir-faire. (..) C’est une des femmes politiques les plus intelligentes, les plus acharnées et les plus féroces que j’ai rencontrées. Elle rêvait d’être la Margaret Thatcher française. Elle n’a finalement été qu’une silhouette hautaine et impérieuse, qu’une voix coupante et archaïque, avec de l’allure, des roueries, des lectures…

Alain DUHAMEL, Portraits-souvenirs, 50 ans de vie politique