Au fil des mots (24): « chien guide »

Chômage canin    

    Dès que j’ai ouvert la porte arrière, il a grimpé dans la Kangoo comme s’il faisait ça tous les jours. Le temps que je m’installe au volant, il avait sauté sur le siège avant, et s’était assis face au pare-brise dans une attitude de co-pilote. Ignorant tout du mode d’emploi d’un chien guide, de ses réactions en voiture et de la législation en vigueur, je lui ai attaché sa ceinture de sécurité. Il s’est laissé faire imperturbable.

    On venait à peine de franchir la barrière de péage quand il s’est mis à aboyer. Je lui ai ordonné de se taire. Aucun effet. Il fixait l’autoradio. Mon visage. Puis à nouveau l’autoradio. J’ai fini par l’allumer pour avoir la paix. France Musique ne l’a pas incité au silence, mais l’orchestre a couvert le son crispant de ses aboiements. (…) D’un coup, il s’est tu en entendant Sarkozy critiquer des journalistes par-dessus un générique de fin. Avec un petit couinement, il s’est couché sur le dos, pattes en l’air. Un chien de droite. 

    Le répit n’a pas duré longtemps. Aux abords de la Bastille, à nouveau dressé face au pare-brise, il a carrément grogné en montrant les dents. J’ai tenté la conciliation:

  • Tu t’es disputé avec ta maîtresse, c’est ça? Elle t’a puni? Non? C’est quoi alors, tu es jaloux? Elle a rencontré quelqu’un?

    Je me suis rendu compte que j’étais en train de cuisiner un chien. Je ne tournais vraiment plus rond, moi.  Et puis brusquement, j’ai compris la situation – du moins j’ai eu peur de comprendre. Alice s’était fait agresser. Ou enlever. Ou séquestrer. Il n’avait rien pu faire, et s’était précipité vers l’homme qui leur avait porté secours deux semaines plus tôt. Ça paraissait dingue, mais terriblement logique en même temps, hélas. En tout cas, ça expliquait tout. Le portable de sa maîtresse qui ne répondait pas, la messagerie saturée. Son comportement. Son impatience. Sa détresse. À mesure qu’on approchait de chez lui, tout dans son attitude indiquait la peur, la colère, le danger. Au carrefour Oberkampf, je me suis efforcé de maîtriser l’angoisse qu’il me transmettait, mais il grognait de plus en plus fort tandis que je remontais la rue. À présent, il donnait des coups de museau dans le volant, comme pour me faire stopper ou changer de direction. (…) Avisant une place handicapés en face du 95, je m’y suis garé par l’avant sous les klaxons du camion qui me suivait. 

  • Allez, on y va! On monte! C’est pour ça que tu es venu me chercher, non?

    D’une détente, il a bondi à l’arrière et s’est planqué au pied de la banquette, essayant de ramper sous mon siège. (…) Une contractuelle. J’ai descendu la glace à moitié.

  • Vous êtes sur un emplacement handicapés, monsieur.
  • Je sais , oui. C’est un chien d’aveugle.(…) Sa maîtresse habite en face. (…)
  • Vous n’avez pas la vignette. Circulez ou je verbalise.

    Je suis sorti d’un coup, je lui ai fait face avec le calme ascendant des arts martiaux.

  • Soyez gentille de m’attendre juste une minute, mademoiselle. Il y a un problème avec sa maîtresse, justement : j’ai peur qu’elle se soit fait attaquer. Ou plutôt non, venez avec moi, tiens, si jamais il faut prévenir la police
  • Je suis la police, monsieur. Je vous dis de circuler.
  • Bougez pas. Je reviens.

    Je travesrse entre deux voitures. Arrivé devant le 95, je me retourne. La contractuelle me fixe, immobile, stylo en suspens au-dessus de son carnet à souche. Je monte la main vers l’interphone, presse la touche 7G.

  • Allô, oui. Qui est là?

    Une voix de vieille dame. La mère ou la grand-mère.

  • Bonjour, madame, tout va bien?
  • Mais oui pourquoi? Qui êtes vous?

    Aussitôt rassuré, j’enchaîne :

  • Alice est là? Je rapporte Jules.
  • Jules ?!

  Sa voix a monté de trois tons, déraillant dans l’octave. J’entends un cri d’homme, des bruits de meubles qui tombent.

  • Non, Bertrand, reste couché, je t’en supplie, c’est rien…, lance la mamie d’une voix paniquée. Juste un monsieur qui rapporte Jules… Mais non, attends, je vais lui dire moi, recouche-toi, s’il te plaît, le médecin t’a bien répété : surtout ne pas…
  • Allô, madame, excusez-moi, je suis mal garé, vous voulez bien me passer Alice? Et si pouviez descendre avec sa carte d’invalide, on est en train de me verbaliser…
  • Alice, quelle Alice? beugle un vieux dans l’interphone. Y a pas d’Alice ici ; la bonne s’appelle Pilar. Et je ne veux plus jamais entendre parler de ce chien, c’est clair? Foutez le camp ou je porte plainte!

    Un fracas de verre interrompt ma demande d’explication. Horrifié, je vois le labrador jaillir de la Kangoo par la glace entrouverte qu’il vient de pulvériser. Le temps que je traverse en courant au milieu des klaxons, il a disparu au coin de la rue.

    Je m’arrête devant la contractuelle qui, l’air hébété, tient sa contredanse figée au-dessus du rétro qui pendouille.

  • Encore un peu, il me sautait à la gorge ! glapit-elle. (…)

  J’ouvre ma portière et je me laisse tomber sur le siège au milieu des éclats de verre, atterré. Ce n’est pas l’adresse d’Alice. Ce n’est pas son chien. Pourtant il s’appelle Jules. Et c’est bien le même.

Je ferme les yeux, la tête dans un étau… Je n’y comprends plus rien.

Didier Van CAUWELAERT, Jules

 

5 commentaires sur “Au fil des mots (24): « chien guide »

  1. Génial auteur et chouette extrait qui donne vraiment envie d’aller plus loin ! Je m’en vais, de ce pas, fouiller ma bibliothèque électronique 😉. A ce soir !

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  2. Drôle car j’imagine cette scène qui tourne au burlesque mais quid de cet étrange comportement du chien ?
    Lecture vraiment plaisante et tout comme tout bon polar , donne envie de lire la suite et faire plus ample connaissance avec ce sacré Jules .

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