Au fil des mots (49): « frénésie »

Le syndrome de Stendhal

Lettre de Jonathan à Alessandro

2 juin 1879, Venise

    Je dois être un romantique qui s’ignore ! Je n’ai pas voulu arriver à Venise trop simplement, comme tous les visiteurs. Sans doute ai-je cherché, en sens inverse, la route que vous auriez suivie avec Paolo. J’ai pris un bateau à Brescia et j’ai goûté, tremblant dans le vent frais, la lente découverte de la lagune, le dévoilement progressif de San Giorgio, de la Douane et de la Salute, du palais ducal et de la Piazzetta, la bouche paresseuse du Grand Canal… Il flottait une brume légère, bleutée. Les bâtiments ne furent d’abord que des silhouettes mangées d’eau, piquées d’ocre, de rose, d’or… Et puis ils ont surgi, jaillissant de l’eau et de la lumière éclatée sur les vaguelettes, rutilants comme les cristaux que vos compatriotes se plaisent à tailler pour rivaliser avec les étoiles. Les campaniles, ceux de San Giorgio ou de Saint-Marc, et leur fausse humilité, la Salute ronde comme un gâteau de fête qu’il ne faut manger que des yeux, le palais des Doges, rose et malgré cela orgueilleux, d’une accablante simplicité… Venise! Des gondoliers sont venus charger des passagers du bateau. Étranges personnages… J’ai compris qu’il fallait être méfiant et prudent. Vos concitoyens semblent avoir décidé de se venger de leurs défaites en se payant sur le dos des malheureux qui, comme moi, tombent amoureux de leur ville sans pour autant songer à l’envahir ! Pas plus de quelques jours, du moins, et sans aucun rêve de conquête qu’amoureuse ! J’ai donc posé le pied sur la Piazzetta et ai couru dans la basilique. Quel éblouissement! Je vous entends ricaner. C’est vrai, je découvre ce que vous connaissiez par cœur avant même d’avoir quitté votre berceau. Et j’arrive en temps de paix et de prospérité recouvrée. Des restaurations plus ou moins heureuses, à ce qu’on m’a expliqué, ont été entreprises partout – certaines ont fait plus de tort que les dommages qu’elles étaient supposées réparer. Les Autrichiens, je ne vous étonnerai pas, ont été les plus maladroits en la matière. Ils ont bâti sur le Grand Canal, à hauteur de l’Académie, un pont métallique… Je vous laisse imaginer!

    J’ai trouvé à me loger dans une auberge vieillotte mais accessible à ma bourse, dans le quartier de San Pietro, l’orphelinat que dirigeait le père Baldassare. Je ne m’y suis pas rendu immédiatement. J’ai d’abord voulu m’imprégner de cette ville ; j’ai marché en tous sens, durant trois jours et presque trois nuits, et je pense que pas une ruelle, pas une église, pas une toile ne m’a échappé ! Je suis saturé de beauté! Il faudra une vie pour digérer tout cela… N’aller voir qu’un Tintoret, qu’un Titien, qu’un Véronèse, qu’un Giorgione par jour ; n’écouter qu’un concert… Mais quand on sait qu’on ne pourra rester, on est pris de frénésie, on veut tout voir, tout mémoriser – au risque de ne rien retenir. 

Vincent ENGEL, Requiem vénitien

Au fil des mots (48) : « vent »

Mistral gagnant

   « On peut dire qu’on a de la chance d’être en Provence. »

   C’est bien vrai, songions-nous, on peut le dire. Si c’était ça l’hiver, nous n’aurions pas besoin de tout notre attirail de mauvais temps – bottes, manteaux et chandails épais comme la main – que nous avions apporté d’Angleterre. Nous rentrâmes à la maison, réchauffés et l’estomac bien rempli, en faisant des paris sur la date à laquelle nous prendrions notre premier bain de l’année, et pleins d’une compassion perverse pour ces malheureux vivant sous des climats plus rudes qui devaient supporter de vrais hivers.

   Cependant, à quelque quinze cents kilomètres au nord, le vent qui avait pris naissance en Sibérie prenait de la vitesse pour la dernière partie de son trajet. On nous avait raconté des tas d’histoires à propos du mistral. Il rendait fou bêtes et gens. On le tenait pour une circonstance atténuante dans les crimes de sang. Il soufflait quinze jours d’affilée, déracinant les arbres, renversant des voitures, brisant des poteaux télégraphiques, cassant les carreaux, précipitant les vieilles dames dans les caniveaux, gémissant dans les maisons comme un fantôme maléfique et glacé, provoquant des épidémies de grippe, de scènes de ménage, d’absentéisme dans les bureaux, des rages de dents, des migraines : en Provence, tous les problèmes dont on ne pouvait rendre responsables les politiciens, on en rejetait la faute sur ce sâcré vingue dont les Provençaux parlaient avec une sorte d’orgueil masochiste.

   Encore une exagération bien française, nous disions-nous. S’il leur fallait affronter les rafales qui soufflent sur la Manche et se courber sous la pluie pour qu’elle vous gifle le visage à l’horizontale, alors ils sauraient peut-être ce que c’était un véritable vent. Nous écoutions leurs récits et, pour faire plaisir aux conteurs, faisions semblant d’être impressionnés.

   Nous étions donc mal préparés quand le premier mistral de l’année déboula en hurlant dans la vallée du Rhône, vira à gauche et vint fouetter le mur ouest de la maison avec assez de violence pour faire valser quelques tuiles dans la piscine et arracher de ses gonds une fenêtre imprudemment laissée ouverte. La température baissa de vingt degrés en vingt-quatre heures. Elle tomba à zéro, puis à moins six. On releva à Marseille des vents de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Ma femme faisait la cuisine en manteau. Nous cessâmes de parler de notre premier bain pour évoquer avec nostalgie le chauffage central. Et puis, un matin, dans un bruit des branches sèches qui se brisent, les canalisations éclatèrent les unes après les autres sous la pression de l’eau qui du jour au lendemain avait gelé à l’intérieur.

   Elles pendaient du mur, gonflées et obstruées par la glace. M. Colombani les examina de son regard professionnel de plombier.

   « Oh là là ! Fan de lune ! fit-il. Oh là là ! » Il se tourna vers son apprenti qu’il appelait invariablement jeune homme ou petit. « Tu vois ce que nous avons ici, petit. Des conduites à nu. Pas d’isolation. De la plomberie Côte d’Azur. À Cannes ou à Nice, ça ferait l’affaire, mais ici… »

   Il émit un gloussement désapprobateur et agita son doigt sous le nez du petit, pour souligner la différence entre les doux hivers de la Côte et le froid mordant que nous subissions maintenant, (…) nous débita la première série de conférences et d’un recueil de pensées que j’allais écouter avec un plaisir croissant au cours de l’année qui commençait. Nous eûmes droit ce jour-là à une dissertation géographique sur l’âpreté de plus en plus marquée des hivers provençaux.

   Depuis trois années, les hivers avaient été sensiblement plus rudes que personne n’en gardait le souvenir : assez froids même pour tuer de vieux oliviers. Mais pourquoi? M. Colombani m’octroya deux secondes symboliques pour réfléchir à ce phénomène avant de développer avec entrain sa thèse, en me tapant de temps en temps du doigt sur la poitrine pour s’assurer que je lui accordais bien toute mon attention.

   Il était clair, déclara-t-il, que les vents qui amenaient le froid de Russie arrivaient en Provence avec une plus grande rapidité qu’autrefois : ils mettaient de moins en moins de temps pour arriver à destination et n’avaient donc pas le loisir de se réchauffer en route. Et la raison en était – M. Colombani s’accordait ici une pause brève mais spectaculaire en haussant les sourcils à mon intention – un changement dans la configuration de l’écorce terrestre. Mais oui. Quelque part entre la Sibérie et Ménerbes, la courbure de la Terre s’était atténuée. Elle s’aplatissait ! Ce qui permettait au vent de prendre un itinéraire plus direct vers le sud. C’était tout à fait logique. Malheureusement, la deuxième partie de l’exposé (pourquoi la Terre s’aplatit) fut coupée net par le bruit sec d’une nouvelle canalisation qui éclatait et mon éducation fut interrompue. M. Colombani attaqua à la lampe à souder un travail de virtuose.

   Les effets du climat sur les habitants de la Provence sont immédiats et évidents. Ils s’attendent à voir tous les jours le soleil, leur humeur en souffre quand il ne se montre pas. Quant à la pluie, ils la prennent comme une offense personnelle : ils secouent la tête en échangeant entre eux leurs doléances dans les cafés, ils contemplent le ciel avec une profonde méfiance, comme si une nuée de sauterelles allait s’abattre sur le village, et ils cheminent d’un pas dégoûté parmi les flaques d’eau. S’il survient quelque chose de pire encore qu’un jour de pluie, par exemple si le thermomètre descend en dessous de zéro, le résultat est stupéfiant : le gros de la population disparaît.

   Comme le froid persistait à la mi-janvier, le silence s’abattit sur les bourgs et les villages. Les marchés hebdomadaires, animés et bruyants en temps normal, se réduisaient à un noyau d’intrépides commerçants prêts à affronter les engelures pour gagner leur pitance, battant la semelle et buvant de temps en temps une petite goutte de leurs flasque. Les clients ne s’attardaient pas : ils achetaient et s’en allaient, prenant à peine le temps de compter leur monnaie. Les cafés barricadaient portes et fenêtres et fonctionnaient dans une forte odeur de fumée de tabac. On ne traînait plus dans les rues.

   Notre vallée était en pleine hibernation… (…) Le temps froid apportait aussi des plaisirs moins privés. Sans parler du calme des paysages déserts, l’hiver en Provence a un parfum particulier, accentué par le vent, l’air sec et pur. En me promenant dans les collines, il m’arrivait souvent, avec l’odeur de feu de bois sortant d’une cheminée invisible, de sentir une maison avant de l’apercevoir. C’est une des odeurs les plus primitives de l’existence…

Peter MAYLE, Une année en Provence

Au fil des mots (47) : « attirance »

Partition du coeur   

   Soudain Nehru aperçut lady Mountbatten qu’un groupe bousculait brutalement ; elle poussa un cri et bascula. En un clin d’œil, elle avait disparu dans le chaos.

  • Votre femme ! cria Nehru. Votre femme ! Allons-y !

   Et saisissant Mountbatten par le bras, il forma avec lui un bélier lancé dans la foule entassée. (…) Terrifié, Nehru regarda par-dessus son épaule et ne vit rien. Mountbatten baissa les yeux, craignant de découvrir Edwina piétinée, mais seuls les pieds des furieux continuaient leur danse effrénée…

  • Dickie! cria une voix aiguë à l’autre bout de la salle. je suis là! Revenez!

   Juchée sur une table, Edwina les appelait en agitant les bras. Débraillée, ses rouleaux en bataille et les joues en feu, elle rajustait sur son épaule une manche de soie déchirée.

   Les deux hommes coururent vers elle ; Nehru la prit par la taille et la pose à terre vivement.

   Toute rouge, l’épaule nue, elle le regardait en riant, et de fines rides plissaient la peau fine autour de ses paupières. Puis, comme si elle défaillait, elle resta blottie contre lui, en reprenant sa respiration. La tête penchée pour se faire plus petite, le nez sur la rose à la troisième boutonnière, la rose rouge de Bombay.

  • Merci, murmura-t-elle dans un souffle. Vous êtes monsieur Nehru.
  • Étrange façon de faire connaissance, vous ne trouvez pas ? fit Nehru en desserrant doucement les bras. (…)

   Nehru monta dans sa chambre à grandes enjambées, prit un broc d’eau et s’aspergea le visage. Mountbatten lui plaisait ; un homme encore jeune, direct, le regard franc, sincère, un soldat courageux. Oui, avec quelqu’un comme Mountbatten, le dialogue était possible. Sa femme aussi n’était pas mal. Très anglaise, avec un sourire lumineux, une voix de fée et l’œil d’un bleu à se noyer au fond. Une taille souple, un corps délicat. Un beau visage un peu carré avec un menton volontaire. Il avait en mémoire de confuses photographies prises en Malaisie, dans les camps de prisonniers. Lady Mountbatten en battle-dress kaki, un calot sur les cheveux, un drôle de petit soldat au sourire angélique. Et d’autres images plus lointaines, volées dans ces magazines anglais qui circulaient parfois aux Indes et montraient les aristocrates dans les soirées mondaines. Lady Edwina, en robe de style égyptien, avec un serpent d’or sur le front et de grandes manches comme des ailes  de scarabée… (…) Il regarda la pendulette sur la table et soupira. Il n’avait pas même le loisir de s’allonger sur le lit. Il ne pouvait pas prendre du retard ; le Supremô ne méritait pas cette injure. La rose sombre qu’il avait piquée par hasard au troisième bouton de son gilet avait déployé ses pétales ; il hésita, la fleur à la main.

  • Je ne sais pourquoi j’ai voulu cela à la boutonnière, bougonna-t-il. Faut-il la porter ce soir? J’aime tant les roses de Bombay. Allons! Laissons-la achever sa vie minuscule sur mon cœur.

Et il la remit à sa boutonnière. (…)

  • Dites-nous, qu’en pense Gandhi? intervint Edwina avec un sourire.

   Nehru se tourna vers elle aussitôt.

  • Gandhiji ne veut pas de conflit entre la Ligue musulmane et nous, madame.
  • Gandhiji? s’étonna-t-elle.
  • Chez nous, on ajoute « ji » en signe de respect, dit-il en lui rendant enfin son sourire. Gandhiji, Nehruji…
  • Pour moi, ce serait donc Edwinaji? fit-elle à brûle-pourpoint.
  • Edwina est votre prénom? répondit Nehru. Eh bien, Edwinaji. Mais l’Inde entière appelle désormais Gandhi « Bapu », le grand-père. C’est qu’il n’est plus tout jeune… (…)

   Edwina se leva, prise d’un regret subit. La haute présence du mahatma flotta soudain confusément dans sa mémoire, avec son crâne d’oiseau tombé du nid, ses oreilles décollées, son sourire édenté, son pagne immaculé et ses longues jambes noueuses, tel que le montraient les innombrables  photographes du monde entier. Pourquoi fallait-il partir quand Nehru devenait intéressant?

  • Eh bien, Nehru…ji, dit-elle avec hésitation, j’espère que nous serons bons amis.
  • Je n’en doute pas, Edwinaji, si je puis me permettre? répondit Nehru en quêtant l’assentiment du Supremô.
  • Vous pouvez, cher ami. Nous aurons de rudes temps ; il est toujours bon de faire connaissance, acquiesça lord Louis, en jetant sur son épouse un œil courroucé.

   Edwina joignit les mains et se tint bien droite devant l’homme à la chemise flottante, qui s’inclina en la fixant intensément. Il avait un beau regard chaud, un teint d’ivoire et ses lèvres frémissantes semblaient animées d’une vie particulière. Mais cette allure de paysan!

   Elle aperçut soudain une tache sombre sur le gilet. La rose rouge.

   Une allure de paysan? Ou d’intellectuel? En montant l’escalier, Edwina se demandait quelle était exactement l’allure de Nehru. Gauche? Non, ses gestes naturels déroutaient la critique. Intimidé? Non, il avait parlé avec l’assurance d’un homme libre. Humble? Au contraire, fier et résistant, oui, plein de résistance. Les longues années de prison, peut-être?

   La prison! C’était cela, à n’en pas douter. Cette façon de palper l’espace comme s’il bougeait sans effort. Ce… Oui, ce courage.

   « Mais il n’est pas vraiment beau, avec sa calvitie, songea Edwina en entrant dans sa chambre. Heureusement, il y a la rose. »

  • Ma chère, fit lord Louis en poussant brusquement la porte, il faudra que vous appreniez que Nehru est un authentique pandit. J’ai prétexté un oubli pour venir vous parler avant que nous passions à table. Savez-vous ce que cela signifie? Un érudit, un lettré! Vous ne devez pas l’appeler par son nom propre. Nehruji! C’est insensé. Panditji, si vous voulez. mais Nehruji! (…) Aucun des leaders indiens n’a l’érudition de Nehru, ni son envergure. Il n’en a pas l’air, mais il est très britannique.

   « Oui. », pensa Edwina aussitôt sans pouvoir se l’expliquer. Cet homme avait quelque chose de familier. L’émotion au bord des lèvres, la souplesse des gestes, la finesse des traits, le regard qui plongeait dans celui de l’autre, c’était l’Inde. Mais cette courtoisie à peine exagérée, cette imperceptible distance, c’était l’Angleterre.

  •  Je trouve cet homme extraordinaire, continuait lord Louis. Chaleureux, cordial, intelligent. Venez-vous maintenant? Vous vous excuserez pour le retard, naturellement.

  « Mais son élégance vient des Indes », songea Edwina qui n’écoutait pas. Son élégance ! Quel étrange mot pour une simple rose… Avec ses costumes croisés et ses uniformes impeccables, Dickie était toujours élégant. À en périr d’ennui. 

  • Dites-moi, comment est sa femme? dit-elle brusquement.
  • Qui? Ah! Il a une fille, Indira, à qui il est très attaché ; tous deux ont passé une partie de la guerre en prison, et son gendre également, il me semble. Quant à son mariage, … Nehru est veuf depuis longtemps. je crois que sa femme est morte de la tuberculose.
  • C’est donc cela, s’exclama-t-elle.
  •  Cela quoi?
  • Rien. Cette solitude, murmura-t-elle.

Catherine CLÉMENT, Pour l’amour de l’Inde

Au fil des mots (46) : « banquet »

Repas calabrais 

   Ils étaient une quinzaine à table et ils se regardèrent un temps, surpris de constater à quel point le clan avait grandi. Raffaele rayonnait de bonheur et de gourmandise. Il avait tant rêvé de cet instant. Tous ceux qu’il aimait étaient là, chez lui, sur son trabucco. Il s’agitait d’un coin à un autre, du four à la cuisine, des filets de pêche à la table, sans relâche, pour que chacun soit servi et ne manque de rien.

   Ce jour resta gravé dans la mémoire des Scorta. Car pour tous, adultes comme enfants, ce fut la première fois qu’ils mangèrent ainsi. L’oncle Faelucc’ avait fait les choses en grand. Comme antipasti, Raffaele et Giuseppina apportèrent sur la table une dizaine de mets. Il y avait des moules grosses comme le pouce, farcies avec un mélange à base d’oeufs, de mie de pain et de fromage. Des anchois marinés dont la chair était ferme et fondait sous la langue. Des pointes de poulpes. Une salade de tomates et de chicorées. Quelques fines tranches d’aubergines grillées. Des anchois frits. On se passait les plats d’un bout à l’autre de la table. Chacun piochait avec le bonheur de n’avoir pas à choisir et de pouvoir manger de tout.

   Lorsque les assiettes furent vides, Raffaelle apporta sur la table deux énormes saladiers fumants. Dans l’un, les pâtes traditionnelles de la région : les troccoli à l’encre de seiche. Dans l’autre, un risotto aux fruits de mer. Les plats furent accueillis avec un hourra général qui fit rougir la cuisinière. C’est le moment où l’appétit est ouvert et où l’on croit pouvoir manger pendant des jours. Raffaele posa également cinq bouteilles de vin du pays. Un vin rouge, rugueux, et sombre comme le sang du Christ. La chaleur était maintenant à son zénith. Les convives étaient protégés du soleil par une natte de paille, mais on sentait, à l’air brûlant, que les lézards eux-mêmes devaient suer.

   Les conversations naissaient dans le brouhaha des couverts – interrompues par la question d’un enfant ou par un verre de vin qui se renversait. On parlait de tout et de rien. Giuseppina racontait comment elle avait fait les pâtes et le risotto. Comme si c’était encore un plaisir plus grand de parler de nourriture lorsque l’on mange. On discutait. On riait. Chacun veillait sur son voisin, vérifiant que son assiette ne se vide jamais.

   Lorsque les grands plats furent vides, tous étaient rassasiés. Ils sentaient leur ventre plein. Ils étaient bien. Mais Raffaele n’avait pas dit son dernier mot. Il apporta en table cinq énormes plats remplis de toutes sortes de poissons pêchés le matin même. Des bars, des dorades. Un plein saladier de calamars fruits. De grosses crevettes roses grillées au feu de bois. Quelques langoustines même. Les femmes, à la vue des plats, jurèrent qu’elles n’y toucheraient pas. Que c’était trop. Qu’elles allaient mourir. Mais il fallait faire honneur à Raffaele et Giuseppina. Et pas seulement à eux. À la vie également qui leur offrait ce banquet qu’ils n’oublieraient jamais. On mange dans le Sud avec une sorte de  frénésie et d’avidité goinfre. Tant qu’on peut. Comme si le pire était à venir. Comme si c’était la dernière fois u’on mangeait. Il faut manger tant que la nourriture est là. C’est une sorte d’instinct panique. Et tant pis si on s’en rend malade. il faut manger avec joie et exagération.

   Les plats de poisson tournèrent et on les dégusta avec passion. On ne mangeait plus pour le ventre mais pour le palais. mais malgré tout l’envie qu’on en avait, on ne parvint pas à venir à bout des calamars frits. Et cela plongea Raffaele dans un sentiment d’aise vertigineux. Il faut qu’il reste des mets en table, sinon, c’est que les invités n’ont pas eu assez. À la fin du repas, Raffaele se tourna vers son frère Giuseppe et lui demanda en lui tapotant le ventre : « Pancia piena? » Et tout le monde rit, en déboutonnant sa ceinture ou en sortant son éventail. La chaleur avait baissé mais les corps repus commençaient à suer de toute cette nourriture ingurgitée, de toute cette joyeuse mastication. Alors Raffaele apporta en table des cafés  pour les hommes et trois bouteilles de digestifs : une de grappa, une de limoncello et une d’alcool de laurier. Lorsque tous se furent servis, il leur dit :

   « Vous le savez, tout le village nous appelle « les taciturnes ». On dit que nous sommes les enfants de la Muette et que notre bouche ne nous sert à rien d’autre qu’à manger, jamais à parler. Très bien. Soyons-en fiers. Si cela peut éloigner les curieux et faire enrager les corneculs, va pour les taciturnes. Mais que ce silence soit pour eux, pas pour nous. Je n’ai pas vécu tout ce vous avez vécu. Il est probable que je crèverai à Montepuccio sans jamais avoir rien vu du monde que les collines sèches du pays. Mais vous êtes là, vous. Et vous savez bien plus de choses que moi. Promettez-moi de parler à mes enfants. De leur raconter ce que vous avez vu. Que ce que vous avez accumulé durant votre voyage à New York ne meure pas avec vous. Promettez-moi que chacun d’entre vous racontera une chose à mes enfants. Une chose qu’il a apprise. Un souvenir. Un savoir. Faisons cela entre nous. d’oncles à neveux. de tantes à nièces. Un secret que vous avez gardé pour vous et que vous ne direz à personne d’autre. Sans quoi nos enfants resteront des Montepucciens comme les autres. Ignorants du monde. Ne connaissant que le silence et la chaleur du soleil.

   Les  Scorta acquiescèrent. Oui. Qu’il en soit ainsi. Que chacun parle au moins une fois dans sa vie. À une nièce ou à un neveu. Pour lui dire ce qu’il sait avant de disparaître. Parler une fois. Pour donner un conseil, transmettre ce que l’on sait. Parler. Pour ne pas être de simples bestiaux qui vivent et crèvent sous ce soleil silencieux.

   Le repas était fini. Quatre heures après s’être mis à table, les hommes s’étaient jetés en arrière sur leurs chaises, les enfants étaient allés jouer et les femmes avaient commencé à débarrasser.

   Ils étaient maintenant tous épuisés comme après une bataille. Épuisés et heureux. Car cette bataille-là, ce jour-là, avait été gagnée. ils avaient joui, ensemble, d’un peu de vie. Ils s’étaient soustraits à la dureté des jours. Ce repas resta dans toutes les mémoires comme le grand banquet des Scorta. Ce fut la seule fois où le clan se retrouva au complet. Si les Scorta avaient eu un appareil photo, ils auraient immortalisé cet après-midi de partage. ils étaient tous là. Parents et enfants. Ce fut l’apogée du clan. Et il aurait fallu que rien ne change.

   Pourtant, les choses n’allaient pas tarder à se flétrir, le sol à se fissurer sous leurs pieds et les robes pastel des femmes à se noircir de la teinte laide du deuil.

Laurent GAUDÉ, Le Soleil des Scorta.

Au fil des mots (45) : « impératrice »

L’impératrice reine   

   Le premier handicap de Marie-Thérèse est d’appartenir au sexe féminin. Dès le jour de sa prise de fonction, des voix tumultueuses protestent contre le fait qu’une femme est à la tête du pays. On affirme « qu’il ne convient pas au décorum de la nation d’être gouverné par une femme ». (…) 

   Selon Borcke, l’ambassadeur prussien, même les vieux ministres de son père qu’elle a conservés au début de son règne la considèrent sans respect excessif. À vingt-trois ans, le fait qu’elle est une jolie femme et gracieuse, n’arrange pas son cas, comme le montrent les propos suivants: « La nouvelle reine a été l’autre jour, pour son coup d’essai, quatre heures de suite à la Conférence (…) Les éclats de rire furent bien grands à ce propos que la beauté de la reine pût causer des distractions à ses ministres octogénaires. »

   Son second handicap est son inexpérience. Aux dires cette fois de Robinson, l’ambassadeur d’Angleterre, les ministres, au début de son règne, se permettent de lui dicter leurs avis avec une autorité révoltante. (…) Son humilité de départ n’est pas feinte, mais elle se rend compte rapidement que ses ministres ne sont pas à la hauteur d’une situation aussi complexe que périlleuse. Dès juin 1741, elle prend de la distance à l’égard de la vieille garde de son père. (…) Il est vrai que Marie-Thérèse s’entoure d’une cour plus jeune, met à mal la rigide étiquette espagnole et entend s’amuser quand l’occasion lui est donnée. Toutes choses qui lui sont reprochées par les serviteurs de feu l’empereur.

   Enfin, le troisième handicap de Marie-Thérèse est la détestation que l’on porte à son mari et qui rejaillit sur elle. (…)

  Pour surmonter ces lourds handicaps, Marie-Thérèse ne manque pas d’armes, et paradoxalement celle de sa féminité. Tous ceux qui l’approchent ne parlent que de son charme et de sa grâce. Les ambassadeurs sont unanimes à saluer son pouvoir de séduction. (…) Marie-Thérèse est dotée du talent de se faire aimer. Elle le cultive avec un art consommé de la psychologie et une belle intuition politique. À l’opposé de son père qui imposait une stricte distance avec ses sujets et paraissait froid, comme rigidifié par l’étiquette espagnole, elle promeut la proximité et la simplicité.(…)

   Elle ouvre les portes de la Hofburg et accorde audience, chaque semaine, aux particuliers qui en font la demande. Elle écoute et conseille avec affabilité, et tous en ressortent conquis. (…)

   Au demeurant, Marie-Thérèse sait bien que la séduction ne suffit pas pour gouverner. En ce début de règne, elle montre une étonnante lucidité sur elle-même, ignorée de nombre de ses homologues masculins. La preuve en est la relation très particulière qu’elle instaure avec un homme de vingt ans son aîné, le comte Emmanuel Silva-Tarouca. (…) Le pacte qui les lie repose sur une franchise réciproque dont il y a peu d’exemples. À lui, elle confie ses insuffisances, ses déceptions et ses remords. Elle lui demande conseil sur  tout sujet qui la concerne personnellement, du plus prosaïque au plus moral. (…) Cette humilité servira grandement Marie-Thérèse. Même si en vieillissant, elle montrera parfois un entêtement absurde, elle conservera jusqu’au bout une certaine faculté d’autocritique, celle de reconnaître ses torts, notamment politiques.

   L’humilité de la jeune reine ne doit pas faire oublier son atout majeur si bien détecté par l’envoyé vénitien dès le milieu des années 1730. « Une certaine virilité de l’âme qui la rend admirablement propre à la direction des affaires d’État. » Elle va en faire la démonstration dès la première année de son règne.

   Par son statut de femme, de mère et d’«homme d’état», Marie Thérèse occupe une place très particulière dans l’histoire des souverains. Dotée d’une intuition psychologique remarquable, elle va jouer de ses différents rôles avec virtuosité. Comme on l’a très bien dit, « elle est passée maître dans l’art d’une transgression permanente du corps politique et du corps naturel ». Celui-ci donne un poids sans pareil à celui-là. En mettant au monde seize enfants, dont cinq fils, Marie-Thérèse a mis fin à l’obsession de l’héritier de ses prédécesseurs et renforcé le pouvoir symbolique des Habsbourg. Mais elle a aussi affermi le sien propre. Son corps presque toujours gros durant vingt ans donne l’image d’une puissance vitale à jamais inconnue du corps du roi. En outre, elle ne s’est pas contentée de mettre ses enfants au monde, comme la plupart des femmes de sa caste, elle les a élevés et se montre régulièrement auprès d’eux. Cette image de la bonne mère conforte son autorité tout en suscitant des sentiments de respect et d’affection. De la maternité privée à la maternité politique, il n’y a qu’un pas qu’elle a franchi dès son arrivée au pouvoir. Elle affirme dès le début, et ne cessera jamais de le répéter, qu’elle gouverne en mère bienveillante de son peuple.

   Aux rôles de souveraine et de mère, il faut encore ajouter dans son mode de gouvernement celui de femme. Même si avec les années et les grossesses le corps et le visage se sont empâtés, Marie-Thérèse, qui fait pourtant peu de cas de la coquetterie, garde un pouvoir de séduction redouté des diplomates. L’«homme du siècle», comme la nommera son ami Tarouca, est une femme.

Élisabeth BADINTER, Le Pouvoir au féminin (Marie-Thérèse d’Autriche 1717 – 1780)

Au fil des mots (44) : « carnet »

Fournitures d’écrivain    

    Le ciel avait la couleur du ciment : nuages gris, air gris, petite pluie grise portée par des bouffées de vent gris. J’ai toujours eu un faible pour ce genre de temps et je me sentais content dans la grisaille, pas triste du tout que la canicule fût derrière nous. Après dix minutes de marche environ, à mi-distance entre les rues Carroll et President, je remarquai une papeterie de l’autre côté de la rue. Coincée entre une cordonnerie et une bodega ouverte jour et nuit, c’était la seule façade colorée dans une rangée d’immeubles ternes et quelconques. J’en déduisis qu’elle n’était pas là depuis longtemps mais, en dépit de sa nouveauté et en dépit de l’agencement artistique de sa vitrine (des tours de stylos bille, de crayons et de règles disposés de manière à évoquer les gratte-ciel new-yorkais), le Paper Palace paraissait trop petit pour contenir grand-chose d’intéressant. Si je décidai de traverser la rue et d’y entrer, ce devait être parce que je nourrissais le désir secret de me remettre à travailler – sans le savoir, sans être conscient du besoin qui s’était accumulé en moi. Je n’avais rien écrit depuis mon retour de l’hôpital en mai – pas une phrase, pas un mot – et je n’en avais éprouvé nulle envie. Maintenant, après quatre mois d’apathie et de silence, je me mis soudain en tête de faire nouvelle provision de matériel : stylos et crayons neufs, cahier neuf, cartouches d’encre et gommes neuves, blocs et classeurs neufs, le grand jeu.

   Derrière la caisse enregistreuse, près de l’entrée, un Chinois était assis. La porte tintinnabula quand je l’ouvris (…) Il dut se produire une accalmie de la circulation dans Court Street, à ce moment-là, ou bien les vitrages de la boutique étaient particulièrement épais, mais quand je m’engageai entre les rayons afin de les explorer, je pris soudain conscience du silence qui régnait là. (…)

   J’avançai dans le passage étroit en m’arrêtant tous les deux ou trois pas pour examiner les fournitures sur les étagères. Il s’agissait dans l’ensemble de fournitures de bureau ou scolaires standard, mais la sélection était remarquablement complète compte tenu du manque d’espace, et je trouvais impressionnant le soin avec lequel on avait constitué et rangé une telle pléthore de marchandises, qui semblait tout comprendre, de six longueurs différentes de systèmes de reliure en laiton à douze modèles différents de trombones. Arrivé au fond de la boutique, je commençais à revenir par l’autre côté lorsque je remarquai qu’un étagère avait été consacrée à un certain nombre d’articles importés de qualité supérieure : calepins reliés cuir provenant d’Italie, répertoires d’adresses de France, délicates chemises en papier de riz du Japon. Il y avait aussi une pile de carnets venus d’Allemagne et une autre du Portugal. Les carnets portugais me plaisaient tout spécialement, avec leurs couvertures cartonnées, leurs pages quadrillées et leurs cahiers cousus de beau papier couché, et je sus que j’allais en acheter un dès l’instant où je le pris et le tins dans ma main. C’était un objet d’utilité pratique – robuste, familier, commode, pas du tout le genre de livre blanc dont on penserait faire cadeau à quelqu’un. Mais j’aimais sa reliure toilée et j’aimais aussi son format : neuf pouces un quart sur sept un quart, soit un peu plus court et plus large que la plupart des carnets. Je ne peux en expliquer la raison, mais je trouvai ces dimensions profondément satisfaisantes et lorsque j’eus pour la première fois le carnet en mains, je ressentis quelque chose de comparable à un plaisir physique, une bouffée de bien-être soudain et incompréhensible. Il n’y avait que quatre carnets sur la pile, chacun d’une couleur différente : noir, rouge, brun et bleu. Je choisis le bleu, celui qui se trouvait au-dessus de la pile.

   Il me fallut encore cinq minutes pour dénicher tout ce dont j’avais besoin, après quoi je revins vers l’entrée de la boutique et posai mes trouvailles sur le comptoir. L’homme m’adressa un autre de ses sourires polis et se mit à enfoncer les touches de sa caisse pour enregistrer les prix des différents articles. En arrivant au carnet bleu, il s’arrêta un instant, le tint en l’air et en caressa légèrement la couverture du bout des doigts. C’était un geste d’appréciation, presque une caresse.

    « Beau livre, dit-il en anglais avec un fort accent. Mais fini. Fini. Portugal. très triste histoire. »

   Je ne compris pas ce qu’il voulait dire mais, ne voulant pas l’embarrasser en lui demandant de répéter, je marmonnai quelque chose à propos du charme et de la simplicité du carnet et puis je changeai de sujet. « Il y a longtemps que vous êtes établi ici? » demandai-je. Tout a l’air si neuf et si propre.

  • Un mois, répondit-il. Ouverture officielle le 10 août.(…) Toujours mon rêve d’avoir boutique à moi. Boutique comme celle-ci, avec papier et stylos, mon grand rêve américain. Business pour tout le monde, pas vrai?
  • Tout le monde fait des mots, reprit-il. Tout le monde écrit quelque chose. Les enfants à l’école font leurs devoirs dans mes cahiers. Les professeurs notent les élèves dans mes cahiers. Des lettres d’amour partent dans les enveloppes que je vends. Des registres pour les comptables, des blocs pour les listes de courses, des agendas pour organiser la semaine. Tout ici est important dans la vie, et ça me rend heureux, c’est l’honneur de ma vie. »

   Il prononça ce petit discours avec une telle solennité, un sens si grave de ses ambitions et de son engagement que je me sentis ému, je l’avoue. Quelle sorte de papetier était-ce, me demandais-je, qui dissertait pour ses clients sur la métaphysique du papier, qui se considérait comme investi d’un rôle essentiel dans les innombrables affaires de l’humanité? Il y avait là un aspect comique, je suppose, mais en l’écoutant parler je n’eus pas un instant la moindre envie de rire.

    « Beaucoup d’écrivains ici à Brooklyn, dit-il. Quartier plein d’écrivains. Bon pour les affaires sans doute.

  • Sans doute, acquiesçai-je. Le problème, avec les écrivains, c’est que, pour la plupart, ils n’ont pas beaucoup d’argent à dépenser.
  • Ah, s’exclama-t-il en relevant la tête, exposant dans un large sourire une bouche pleine de dents tordues, vous devez vous-même être écrivain » (…)

   Il se remit au travail devant sa caisse enregistreuse et, lorsqu’il eut fini d’emballer mes achats dans un grand sac en papier blanc, son visage était redevenu sérieux. « Si un jour vous écrivez histoire dans carnet portugais bleu, dit-il, moi très content. Mon coeur rempli de joie. »

Paul AUSTER, La Nuit de l’oracle

Au fil des mots (43) : « miroir »

Espionnage industriel 

   Il ne faut jamais croire les monarques et encore moins leurs domestiques. Charles Machy avait annoncé à Nicolas d’Assan qu’il avait tout son temps puisque, la résolution d’une guerre majeure pour son royaume occupant le roi, celui-ci ne visiterait sa verrerie qu’en septembre. L’adjoint du lieutenant général de police, qui était venu en avril, revint en mai, pour annoncer cette fois la royale visite en juin.

   La veille du jour choisi, toute la région fut mise sous une cloche de verre. Les soldats et la police étaient partout. Le Cotentin donnait l’impression d’être occupé par une armée ennemie.

   Le jour dit, Valognes accueillit dignement son souverain. On avait caché les tas de fumier, repeint les façades des maisons, sablé les places de gravillon, rangé les voitures et les échafaudages. Des draps de couleur et des guirlandes de fleurs entrelacées avaient été tendus de clocher à clocher et de fenêtre à fenêtre. Les hommes avaient mis leur chapeau et leur chemise blanche et les femmes se présentaient la gorge et les bras nus.

   Malgré la chaleur des fours, le roi, muni d’un écran protecteur de vue, se promena partout et examina tout en détail. Devant lui on souffla une glace. Sur sa demande on lui montra la façon de polir le verre et de l’étamer. Émerveillé de la rapidité et de la perfection de l’opération, il posa quantité de questions aux ouvriers et invita Colbert, tout courbé par l’autorité royale, à leur distribuer cent cinquante doubles. Les apprentis observèrent la scène près des parois brûlantes du four ou perchés sur la réserve de bois qui le couronnait.

  Le roi promit à Nicolas d’Assan de lui accorder le privilège qui lui permettrait d’exploiter la nouvelle méthode de fabrication des glaces qu’il prétendait avoir trouvée. Il promit aussi de soulager la misère de la région à l’aide d’un futur programme d’assistance publique. Il évoqua, grandiloquent, l’édification d’un nouvel Hôpital Général rattaché à l’Hôtel-Dieu de Gisors « capable de recevoir non seulement des civils et des militaires mais aussi plusieurs centaines d’enfants trouvés ».

   Le roi était resté en tout et pour tout à peine une heure. Le message qu’il avait délivré à Valognes était destiné aux courtisans qui l’accompagnaient ; aux ambassadeurs contraints de le suivre ; aux ouvriers italiens auxquels, au-delà des frontières, il promettait des cadeaux, de l’argent, des logements, des exemptions, des prérogatives, des privilèges – sa clémence.

   Le roi parti, Nicolas d’Assan sut qu’il avait été utilisé. La pièce de théâtre qui venait d’être donnée sous ses yeux, applaudie par les courtisans de la scène, les belles dames des loges et les bourgeois du parterre, devait servir la gloire du roi, celle de Colbert, et dans une moindre mesure celle de Marc-Antoine de la Rivette qui glougloutait comme un dindon.

   Nicolas d’Assan eut un mauvais pressentiment. Cette visite constituerait l’apogée de sa carrière de verrier et son erreur fondamentale. En souvenir de son passage, il avait offert au monarque un médaillon en verre coulé et biseauté, peint en grisaille au revers, pour souligner le profil altier du roi. Sa technique de fabrication était entièrement nouvelle : par coulage sur table de métal, au lieu du soufflage à la vénitienne.

   En même temps qu’il offrait le médaillon au roi, il vit dans le regard de Marc-Antoine de la Rivette que ce procédé serait immédiatement récupéré et adapté industriellement par la Manufacture Royale des Glaces de Miroirs sans qu’il en tire aucun profit. Pire, Nicolas d’Assan avait exhibé sa réussite, ce qui constituait une faute majeure. Il en était sûr, on allait détruire sa verrerie et l’empêcher de dépasser en splendeur la Manufacture Royale qui devait être la seule à pouvoir affirmer que les glaces sortant de ses ateliers augmentaient tous les jours de taille, accroissaient constamment leur degré de netteté et recueillaient des éloges universels.

   Cette visite, c’était la foudre qui venait de lui tomber sur la tête…

Gérard de CORTANZE, Miroirs

 

Au fil des mots (42) : « passion »

Un livre de 1000 pages. Des centaines de lettres, cartes postales ou petits mots griffonnés qui témoignent d’un amour d’un autre temps, d’une étonnante dimension, d’une force (non, pas tranquille!) ; de la vie trépidante également d’un député puis d’un leader politique et enfin d’un président de la République.

Comment préférer un texte plutôt qu’un autre d’autant que François Mitterrand a souvent une plume superbe… Mon parti-pris a été celui de choisir quelques extraits au fil de ces 33 ans de correspondance, qui montrent l’évolution, les crises et la permanence d’une passion.

J’ai refeuilleté entièrement ce gros livre en tous sens, plus de quatre heures de travail mais ce furent des moments très forts, un nouvel éblouissement. Car si on peut ne pas aimer (et même détester) l’homme politique, si on peut lui reprocher cette double vie (ah ! les redresseurs de tort et autres censeurs de la morale!), comment en tant que femme ne pas se dire qu’on aurait aimé recevoir pareille correspondance? Et en tant qu’amoureuse des beaux textes, comment ne pas admirer l’intelligence, la sensibilité, le style littéraire et l’érudition de l’homme? Un Mitterrand inconnu…

Voici un tout petit, mais tout petit panorama. Il en reste des pépites à découvrir dans ce bouquin bouleversant !  Allez-y!

 

Grand amour

4 novembre 1963

   (…) Vous aurez cette lettre dans votre boîte demain mardi. Allez dès l’après-midi chez Ploix, disquaire n°38 rue Saint-Placide (un des meilleurs de Paris). Vous y trouverez un disque que j’ai retenu pour vous, à votre nom, qui s’appelle Trouvères, troubadours et grégorien éditions Studio S.M. Le septième morceau « Alléluia pour la fête de Saint-Joseph » m’a tant ravi, tandis que je l’entendais à travers une terre brulée de soleil, que je n’ai pu résister au plaisir de vous le destiner. Je n’ai pas voulu le déposer chez vous pour n’intriguer personne. Quand vous l’aurez, écoutez aussitôt, je vous en prie, cet « Alléluia ». Je crois que vous aimerez. 

   Au revoir, Anne. Je ne sais pourquoi je mets dans cette lettre, avec un oeillet Dinde de Lohia et un oeillet des dunes, un peu du parfum de notre première balade aux « Trois-Poteaux ».

   À vendredi?

François Mitterrand

Hossegor, samedi 1er août 1964

    J’ai voulu bâtir avec toi une vie d’exception.

   Par la pensée et par la passion d’aimer, j’ai voulu souder une entente que ni mon âge ni mon état ne m’autorisent à concevoir mais qu’une certitude intérieure (qui me paraît à moi-même stupéfiante, car je reste lucide) me pousse à rechercher. J’ai pourtant longtemps écarté, chassé cette perspective. (…) Confisquer ta vie ! je n’en ai sans doute ni le droit ni le pouvoir. Pourtant bouge en moi une force terrible, pourtant monte en  moi un cri de possession et, loin des fièvres et des remords, chaque fois qu’en toi s’accomplit cette pulsation nouvelle d’une vie inconnue qui t’envahit tout entière, s’imprime sur ton visage, et module ton souffle, c’est la paix qui soudain règne dans mon corps et dans mon esprit et m’accorde la splendide harmonie des bonheurs simples. (…) Tu pourras moquer, bafouer, ignorer, délaisser ma tendresse. Tu ne pourras changer cela. Et moi je saurai toute ma vie qu’Anne m’a délivré de moi-même. Par toi, Anne chérie, je communique désormais avec la splendeur des choses créées et, si peu que ce soit, avec la souveraine intelligence du créateur.

François

16 octobre 1967

Mon Anne chérie,

   Je ne pouvais plus résister à l’envie que j’avais de te téléphoner et l’annonce de la grève prochaine des P et T a précipité mon appel ! De cette audace j’ai été tellement récompensé que je recommencerai…dès demain. Quelle émotion que ta voix, là, essoufflée, venue droit du verger et colorée d’automne rouge et jaune, comme l’ampélopsis et les forêts de hêtres. Je t’imaginais avec tes bottes, le teint que donne l’air, sain à susciter les baisers sur les joues, le regard vert-bleu des jours d’innocence, la longue démarche pour chemins d’Auvergne, sous le vent, à plein ciel. Je crois bien mon Nanour que je suis amoureux de toi! 

François 

3 juillet 1970

   C’est une vague de fond, mon amour, elle nous emporte, elle nous sépare, je crie, je crie, tu m’entends au travers du fracas, tu m’aimes, je suis désespérément à toi, mais déjà tu ne me vois plus, je ne sais plus où tu es, tout le malheur du monde est en moi, il faudrait mourir mais la mer fait de nous ce qu’elle veut. Oui, je suis désespéré. Le temps reprend souffle et pied? Ô mon amour de vie profonde j’ai pu mesurer un certain ordre des souffrances. ce sera peut-être le seul mot tranquille de cette lettre : je t’aimerai jusqu’à la fin de moi, et si tu as raison de croire en Dieu, jusqu’à la fin des temps. (…)

F

Jeudi 10 février 1972

   Tu n’as pas le temps de me voir dans la journée. Je te surprendrai cependant à 15h45 en t’attendant près de ton vélo au Louvre. Une minute de joie intense, tes yeux de lumière, ton étonnement ravi. C’est ça le salut!

Latche, 16 juillet 1973

   Mon amour d’Anne,

   Je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour traverser l’opacité des choses. Mes sens sont en éveil et commencent à percevoir ce qui est le plus saisissable, le plus évident. Quand j’en arriverai au subtil, ou à la connaissance du silence, à l’odeur du vent, aux mutations de la lumière, c’est que je serai sorti de mon habit de ville pour m’intégrer à la nature. (…) Que nous sommes bêtes de nous faire mal quand le temps est si mesuré. (…) J’aimerais écrire pour toi. Tu m’inspires. Ah ! nos randonnées ! Recommençons c’est notre façon de faire notre miel.

ton François

7 janvier 1975

   Mazarine chérie,

   J’écris pour la première fois ce nom. Je suis intimidé devant ce nouveau personnage sur la terre qui est toi. Tu dors. Tu rêves. Tu vis entre Anne, le veilleur, et ce joli animal qu’on appelle le dormeur. Plus tard, tu me connaîtras. Grandis, mais pas trop vite. Bientôt tu ouvriras les yeux. Quelle surprise, le monde! Tu t’interrogeras jusqu’à la fin sur lui.

   Anne est ta maman. Tu verras qu’on ne pouvait pas choisir mieux, toi et moi.

   Je t’embrasse

François

24 février 1980, le soir

   J’étais si profondément heureux, de vous retrouver ce soir, Mazarine et toi, j’avais le corps, l’esprit, si plein de vous! Je te regardais avec amour et au début avec curiosité et un peu d’inquiétude tant tu t’es retirée en toi-même depuis, ou à peu près, notre retour de Gordes. (…) Comment se parler ainsi? Mais peu importe auprès de cette réalité : te perdre c’est la vie perdue. Imagines-tu, malgré tes colères justes – ou injustes – que depuis  quinze ans j’aurais pu connaître avec toi un tel échange si je n’avais été possédé par un amour, un grand amour?  (…) Je t’ai fait trop souffrir en ne vivant pas avec toi? Tu ne le supportes plus? De m’avoir trop aimé tu ne peux plus m’aimer? (…) Je ne m’illusionne pas. Cette crise s’ajoute à d’autres et je comprends ta lassitude. C’est trop dur d’être seule pour tant de choses importantes. Je n’ai rien à dire pour me justifier. (..) Je t’ai mal aimée toi que j’aime si fort. Mon Anne (que j’aime écrire ton nom!), Anne, mon Anne.

   Demain j’irai au quart square à 12h40, soit avec cinq minutes d’avance. Tu ne pourras pas ou tu ne voudras pas? Je viendrai quand même dans l’attente de toi, qui ne cessera pas. C’est à moi que j’offre la joie de t’attendre le coeur battant. Joie ou chagrin. (…)

   Pour terminer une déclaration : je t’aimerai jusqu’à la mort. (…)

François

Paris, le 5 août 1992

   L’Anne à qui j’écris n’a jamais cessé d’être pour moi cette jeune fille que j’aimais, il y a vingt-sept ans, à Chênehutte-les-Tuffeaux. Je la vois bleue et or. Bleue comme la Loire, l’horizon et la tapisserie de la chambre, or comme le fond des yeux quand ils s’émerveillent, comme pourrait passer du rose thé au vieil or la rose douce et orgueilleuse de notre premier matin. La rudesse de vivre n’a rien ôté de cette révélation, de cette âme à nu, comme le corps, ni de mon bonheur de t’avoir, enfin, rejointe. Je n’ai pas vu passer les ans, ni les points de repère de l’âge, puisque tu étais là, semblable à toi-même, ma jeune-fille-jeune-femme, devant moi, visage grave et beau sourire, don d’un coeur qui ne se reprend pas.

   J’éprouvais à te toucher discrètement cette nuit un bonheur, un étonnement qui n’ont pas pris une ride, une confiance de lac des profondeurs. J’épiais ton réveil. Il n’a été que tendresse, joie d’aimer.

   Et si la passion a subi d’autres fièvres, celles de la maladie, de l’usure physique, et se dissimule derrière un quart de siècle et plus d’échanges quotidiens, je sais qu’elle est là, au creux de l’âme, vivante et forte, écho toujours renouvelé des heures d’intensité, tes yeux ouverts perdus dans les miens tandis que s’accomplissaient le rite et le mystère. Je veux aujourd’hui porter témoignage, à toi seule, pour toi seule, mon amour.

   J’aime ton nom, ton visage, ton corps, ton coeur, ta voix, tes actes, et j’aime aussi ta fille, qui par-dessus le tout est également la mienne. Nous serons donc l’un près de l’autre ce soir, cette nuit. Je n’aurai pas besoin de te dire autre chose. Toi et moi réunis.

  Le rêve nous entraînera dans le secret des choses simples. Il en est une que tu dois savoir, mon Anne de Chênehutte,

c’est que je t’aime

F

Belle-Île, le 22 septembre 1995

   (…) Mon bonheur est de penser à toi et de t’aimer.

   Tu m’a toujours apporté plus. Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t’aimer davantage?

François

François MITTERRAND, Lettres à Anne • 1962-1995 • Choix

 

Au fil des mots (41) : « chat »

Choisie   

  Citadine tout à fait consentante mais d’atavisme campagnard, je n’ai jamais pu écrire à Paris.(…) Un ami me prêta sa maison aux environs de Paris et je m’y installai pour une première expérience de silence, d’écoute intérieure et d’assujettissement à l’immobilité inévitable pour qui écrit lentement et à la main. (…)

   Je passais quelques jours très studieusement installée à ma table, à côté de la fenêtre ouverte sur le jardin, à découvrir un rythme nouveau, une nouvelle manière d’être.(…) C’est lors d’un de ces premiers jours que, relevant la tête au milieu d’une page, je vis une petite silhouette jaillir du jardin et retomber sur le rebord de la fenêtre ouverte, juste à côté de moi, aussi soudainement qu’un diable sorti d’une boîte. Un petit chat gris de cinq ou six mois peut-être, et sans doute aussi surpris de ma présence que moi de son irruption, restait figé dans la position où il avait atterri, les pattes légèrement écartées, l’œil fixé sur moi. Il miaula un coup, je miaulai en retour, ce qu’il comprit fort bien, et comme je ne bougeais pas, il sauta de la fenêtre et s’aventura dans la pièce.

   Je n’avais jamais aperçu ce petit chat gris uni qui faisait maintenant le tour de la pièce, inspectant toute chose avec attention, posant délicatement sa truffe sur les sacs, le lit. Il visita posément la pièce suivante, puis revint vers moi. (…) Il s’enhardit à sauter sur la table.

   Des choses nouvelles à découvrir, à sentir, le cahier et la douceur du papier, le stylo – pas grand-chose en vérité car je n’avais acquis, en cette première expérience d’écriture, aucune manie qui encombre la table d’objets divers, mis à part un simple et précieux dictionnaire des synonymes – et finalement il me renifla, moi, frôla mon nez de sa truffe. Ce qu’il sentit n’ayant pas l’air de lui déplaire, je tendis mon visage pour qu’il puisse explorer à son aise tout ce qui l’intéressait, les cheveux, l’oreille. Puis il s’assit posément en face de moi, au beau milieu du cahier. Nous avions fait connaissance.(…)

   Il vint me rendre visite tous les jours et j’étais ravie de cette compagnie. Le matin, quand j’ouvrais la porte ou la fenêtre il apparaissait presque tout de suite, refaisait un petit tour dans les pièces comme pour s’assurer qu’on n’avait rien changé en son absence, puis il grimpait sur ma table. Je lui installai vite un coin sous la lampe avec un foulard douillet pour éviter qu’il ne se couche en travers du cahier, ce que les chats font toujours. Quand ils sont étalés un peu en dehors du papier et qu’il n’y a qu’une queue à pousser pour finir une phrase, ça va, mais si c’est le corps tout entier, c’est plus gênant.(…)

   Ma solitude n’était plus la même, et ma concentration sur mon travail d’écriture en a été modifiée. Quelle douceur d’écrire avec un chat près de soi! Comme les minutes, les heures, paraissent plus légères, plus vivantes, lorsqu’un discret ronron les accompagne. Ce simple bonheur d’être, qui n’a à compter ni avec l’effort ni avec le temps, vous console de tous les moments à vide, du manque d’inspiration. Si ça ne va pas, on s’arrête un moment, à l’unisson de cette bête tranquille. On se sent moins coupable de ne rien faire en rêvant à deux. Son débonnaire bien-être vous rassure. Il a toutes les patiences, le chat, alors pourquoi pas vous? Puis quand vous laissez de nouveau courir le stylo sur la page, il vous regarde faire, et ce beau regard paisible sur vos mots semble contenir un encouragement, une approbation, toutes les indulgences.

   Il était là. C’était bon. (…) Il restait là également à midi, tournicotant autour de moi alors que je me préparais à manger. Je pris donc l’habitude de partager mon déjeuner avec lui. Je lui donnais la moitié de ma tranche de jambon, de ma boîte de sardines – mes talents culinaires étaient très succincts à l’époque.(…)

   Le petit chat restait donc avec moi des journées entières. La voisine, interrogée par moi à son sujet, me dit qu’il vivait chez elle, oui. C’était le seul chaton gris au milieu d’une portée de cinq noir et blanc, comme les parents. Son fils l’aimait bien, celui-là… (…)

   Je remettais donc tous les soirs le petit chat dans le jardin avant de fermer ma porte en lui disant : « Allez, rentre chez toi maintenant. » J’ai tout de même l’image-souvenir d’un petit minois gris désemparé, hésitant, d’une silhouette frêle sur l’herbe, qui ne se décidait pas à partir, le dos un peu rond, la queue en point d’interrogation, piétinant sur la pointe des pattes. J’insistais alors doucement : « Allez, vas-y, rentre chez toi, c’est l’heure. » Et je refermais la porte pour aller me coucher, seule avec mes pensées tournoyantes. J’avais beaucoup à faire, à clarifier dans ma tête, avant de me laisser aller au sommeil. Je faisais le point sur ce que j’avais écrit dans la journée, sur ce que j’écrirais demain. (…)

   Environ deux semaines passèrent ainsi et un matin la voisine vint me voir. Elle parla assez longuement de choses et d’autres – phrases hachées, entrecoupées de silence, suivant la manière paysanne de ne pouvoir aborder directement le sujet qui vous amène. Je répondais poliment, étonnée de ce long échange inhabituel, car j’étais peu aguerrie à cette forme particulière de diplomatie et je crus vraiment que la conversation était terminée quand la voisine me tourna le dos pour se diriger vers la porte.

   C’est seulement sur le point d’ouvrir celle-ci qu’elle se retourna comme si quelque idée lui passait par la tête : « Ah! au fait… vous le gardez, le petit chat? » Tout à fait surprise, je l’assurai que non. « Ah, bon? » Il venait seulement me voir tous les jours et je le remettais dehors le soir qu’il rentre chez eux.

   « Mais…c’est qu’il ne vient plus du tout à la maison, vous savez. Voilà plusieurs jours qu’il n’est pas rentré, même pour manger. Et quand je suis venue nettoyer le jardin tôt ce matin, vous n’étiez pas encore levée, je l’ai vu couché en boule sur le seuil de votre porte. » Devant mon air sincèrement éberlué elle ajouta : « Puisque c’est comme ça, je crois que vous feriez mieux de le garder. »

   Il n’allait plus manger là-bas… Il dormait devant ma port en attendant que j’ouvre… Tout en assimilant ces informations, surprise et émue, j’alléguais faiblement que son fils qui l’aimait bien allait sans doute être triste de perdre ce petit chat. Elle balaya l’argument d’un geste : « Bah, pensez-vous, y’en aura d’autres ! Et puis, on n’y peut rien, hein? C’est lui qu’est parti, il a choisi. »

   Puis elle s’en fut et je restai avec ces mots : « On n’y peut rien, c’est lui qui a choisi… »

   Quelle émotion fraîche de prendre en charge la vie d’un petit animal pour la première fois! (…) D’abord, on le découvre, on le regarde, il prend forme à travers une sorte de brume d’incrédulité qui s’estompe peu à peu. De petites phrases simples vous viennent à l’esprit : « Te voilà, toi », « C’est donc toi qui vas vivre avec moi, maintenant… » On découvre délicatement, timidement, sa manière d’être, un début de caractère. On fait l’apprentissage d’échanges simples. Se rendre à l’évidence qu’un petit être tout neuf va partager votre vie occupe presque toute la journée. Il va être avec vous tous les jours, pendant des années, quelle chose extraordinaire! (…)

   Je n’en étais pas encore là quand je regardais après le départ de la fermière, la petite bête grise aux yeux d’or qui m’avait choisie, adoptée, qui s’imposait si tranquillement dans ma vie. J’assimilais l’événement, pour le coup tout à fait frappée par la manière dont les choses s’étaient passées. Je n’avais rien eu à faire, qu’à accepter. Cet animal avait surgi dans mon existence – et j’ai encore l’image précise de sa petite silhouette jaillissant soudain sur le rebord de la fenêtre, comme une apparition – exactement au moment où il le fallait, sans que j’aie eu à faire un geste, à prendre de décision, ni même à ressentir les prémices d’un désir, d’une recherche nécessaire. (…).

   Je sais que parler de destin parce qu’un malheureux chat s’est imposé à vous comme compagnon peut paraître dérisoire, voire ridicule. Non, pour moi, ce n’est pas ridicule, car il fallait que cet animal arrive dans ma vie précisément à ce moment-là pour m’aider à changer profondément.

  J’étais arrivée seule dans cette petite maison que l’on m’avait prêtée pour écrire, je repartais à deux. Cela change tout.

   Un petit animal gris, mine de rien, sans que je me méfie, était entré dans ma solitude et allait, le premier, ouvrir une brèche dans ma force, commencer à me marcher sur le cœur avec des pattes de velours…

Anny DUPEREY, Les chats de hasard 

 

 

Au fil des mots (40) : « philosophe »

Affaires et loisir

   Comme à leur première rencontre, Sénèque a donné rendez-vous à Paulinus aux thermes d’Agrippa. Il vient de sortir d’un bain froid dans l’euripus lorsque arrive son beau-père d’un pas lourd, le visage fatigué. Enveloppé dans une ample tunique de bain, il l’entraîne à l’écart et ils s’assoient sur un banc de marbre.

  • Tu as les yeux cernés, tu travailles trop, Paulinus ! lui-dit-il sur un ton plein de sollicitude.
  • La gestion de l’annone n’est pas simple. Il faut y prêter une attention constante, parer aux imprévus de la navigation, prendre garde aux malversations, tenir le budget en ordre, surveiller étroitement le tout, sinon on court à la catastrophe : mon prédécesseur a échoué et y a perdu la santé, tu le sais. 
  • Une bonne raison pour ne pas la perdre, toi. (…) Tu as des biens en Égypte, paraît-il.
  • C’est exact. Toi aussi maintenant, m’a-t-on dit?
  • Est-ce Paulina qui t’en a parlé?
  • Non, à l’annone, nous sommes simplement bien informés sur ce pays qui relève de l’empereur et nous fournit un gros pourcentage de notre blé.
  • Justement, j’ai reçu des terres en dédommagement. J’ai vécu cinq années en Égypte, mais j’ai perdu la plupart des relations que j’avais pu y nouer, excepté quelques philosophes d’Alexandrie, comme mon ami Chaeremon.
  • Tu veux que j’y envoie un de mes employés pour voir de quoi il s’agit?
  • Tu me rendrais un grand service.
  • Si ce sont des terres,comment vas-tu les exploiter? Je pourrais aussi te trouver un intendant. Ne t’inquiète pas. Je ne te présenterai pas un gredin.
  • J’en suis sûr et je te remercie.
  • Tu n’as pas à me remercier. c’est normal. Tu es l’époux de ma fille. D’ailleurs, je t’avais déjà proposé mon aide, mais…
  • J’ai refusé, c’est vrai, il ne fallait pas mal le prendre.
  • Je ne l’ai pas mal pris… En tout cas, la proposition tient toujours, et je ne pense pas seulement aux terres égyptiennes, précise Paulinus.
  • À quoi d’autre alors?
  • À des investissements commerciaux, à des prêts. (…) Il y a des opportunités, des prêts à des villes ou des provinces, comme la Britannia.

  Sénèque fait la moue :

  • Ce pays conquis par Claude ne me semble pas pacifié.
  • Il y a certes des tribus turbulentes… (…) De toute façon, il y aura beaucoup à gagner car le pays aura besoin d’argent pour réparer les dommages et se développer.(…)
  • Je retiens ce que tu me dis, Paulinus, mais ma priorité est pour le moment l’Égypte.
  • Je m’en occupe.

   Paulina écoute, non sans plaisir, Sénèque lui rapporter qu’il a chargé son père de lui trouver un intendant pour ses terres d’Égypte. (…) Elle se réjouit aussi que la distance entre son père et son mari s’atténue, bien que tant de choses les séparent. Elle s’étonne tout de même d’entendre Sénèque se soucier de l’état de santé du premier :

  • Il m’a paru très fatigué. Je le lui ai dit. Il m’a rétorqué que sa tâche était exigeante, que c’était un devoir sacré de remplir ses fonctions au mieux. Tu devrais lui en dire un mot, toi aussi… Il pourrait bien s’écrouler un jour brutalement.
  • Il est très solide, tu sais…
  • Certes, mais loin du tumulte de la Cité, je crois avoir compris qu’il est mauvais pour la santé de l’âme de vouer toute son existence au negotium, aux affaires. L’existence est courte. Il importe de réserver du temps à des activités simplement humaines.
  • Estimerais-tu qu’organiser le ravitaillement de centaines de milliers d’hommes n’est pas une activité humaine?
  • Ce n’est pas ce que je veux dire, Paulina. Un homme doit chercher à libérer son esprit des contingences du negotium. Ton père a déjà beaucoup donné, il atteint un âge où il doit rechercher un équilibre moral qu’il peut trouver dans l’otium, le loisir.
  • Il n’a pas un tempérament à se prélasser.
  • Il ne s’agit pas de se prélasser, ni d’ailleurs de se rouler dans les voluptés si chères à tant d’hommes, mais de trouver un équilibre entre la tâche à accomplir et le loisir.

   Paulina réfléchit un instant et acquiesce :

  • Tu dois avoir raison… Mais dis-moi, tu te soucies beaucoup de la santé de mon père. Est-ce pour moi?
  • Certainement, mais c’est aussi parce que j’ai de l’estime pour lui. En l’observant, j’ai constaté qu’il était généreux, et que cette générosité lui fait oublier la vitesse vertigineuse du temps.
  • Au fond, n’est-il pas pour toi  un cas à étudier?
  • Tu es bien sévère, Paulina. Tout être est pour un philosophe un cas à étudier, ce qui n’empêche pas une amitié de naître. J’ai l’intention de développer tout ce que son « cas », comme tu dis, m’inspire et je le lui dédierai. Me le reprocheras-tu?
  • Pas du tout. Au contraire.
  • Alors peux-tu me dire quels sentiments crois-tu qu’il éprouve pour moi? 

   Paulina (…) a appris à mieux connaître son père. Elle pense que, si Sénèque a pu nourrir quelque prévention non dénuée d’un certain mépris envers lui, son père éprouve à l’égard des son clarissime de gendre nul sentiment d’infériorité. Elle est convaincue que, sûr de lui-même et de ses propres capacités, il s’estime même supérieur sur le plan des actes, considérant que les spéculations intellectuelles relèvent de l’otium, ce temps de loisir et de paix qui devrait succéder plutôt que de s’opposer au negotium, temps de l’effort et d’un combat qu’il faut gagner par une tension continue. Il laisse le premier aux privilégiés de naissance, auxquels l’oisiveté en permet la pratique.

  • Je pense qu’il t’apprécie plus que tu ne le crois, mais sans doute moins en tant que philosophe qu’en tant qu’homme. Pour moi, c’est l’essentiel.

Patrick  de CAROLIS, La Dame du Palatin