Affaires et loisir
Comme à leur première rencontre, Sénèque a donné rendez-vous à Paulinus aux thermes d’Agrippa. Il vient de sortir d’un bain froid dans l’euripus lorsque arrive son beau-père d’un pas lourd, le visage fatigué. Enveloppé dans une ample tunique de bain, il l’entraîne à l’écart et ils s’assoient sur un banc de marbre.
- Tu as les yeux cernés, tu travailles trop, Paulinus ! lui-dit-il sur un ton plein de sollicitude.
- La gestion de l’annone n’est pas simple. Il faut y prêter une attention constante, parer aux imprévus de la navigation, prendre garde aux malversations, tenir le budget en ordre, surveiller étroitement le tout, sinon on court à la catastrophe : mon prédécesseur a échoué et y a perdu la santé, tu le sais.
- Une bonne raison pour ne pas la perdre, toi. (…) Tu as des biens en Égypte, paraît-il.
- C’est exact. Toi aussi maintenant, m’a-t-on dit?
- Est-ce Paulina qui t’en a parlé?
- Non, à l’annone, nous sommes simplement bien informés sur ce pays qui relève de l’empereur et nous fournit un gros pourcentage de notre blé.
- Justement, j’ai reçu des terres en dédommagement. J’ai vécu cinq années en Égypte, mais j’ai perdu la plupart des relations que j’avais pu y nouer, excepté quelques philosophes d’Alexandrie, comme mon ami Chaeremon.
- Tu veux que j’y envoie un de mes employés pour voir de quoi il s’agit?
- Tu me rendrais un grand service.
- Si ce sont des terres,comment vas-tu les exploiter? Je pourrais aussi te trouver un intendant. Ne t’inquiète pas. Je ne te présenterai pas un gredin.
- J’en suis sûr et je te remercie.
- Tu n’as pas à me remercier. c’est normal. Tu es l’époux de ma fille. D’ailleurs, je t’avais déjà proposé mon aide, mais…
- J’ai refusé, c’est vrai, il ne fallait pas mal le prendre.
- Je ne l’ai pas mal pris… En tout cas, la proposition tient toujours, et je ne pense pas seulement aux terres égyptiennes, précise Paulinus.
- À quoi d’autre alors?
- À des investissements commerciaux, à des prêts. (…) Il y a des opportunités, des prêts à des villes ou des provinces, comme la Britannia.
Sénèque fait la moue :
- Ce pays conquis par Claude ne me semble pas pacifié.
- Il y a certes des tribus turbulentes… (…) De toute façon, il y aura beaucoup à gagner car le pays aura besoin d’argent pour réparer les dommages et se développer.(…)
- Je retiens ce que tu me dis, Paulinus, mais ma priorité est pour le moment l’Égypte.
- Je m’en occupe.
Paulina écoute, non sans plaisir, Sénèque lui rapporter qu’il a chargé son père de lui trouver un intendant pour ses terres d’Égypte. (…) Elle se réjouit aussi que la distance entre son père et son mari s’atténue, bien que tant de choses les séparent. Elle s’étonne tout de même d’entendre Sénèque se soucier de l’état de santé du premier :
- Il m’a paru très fatigué. Je le lui ai dit. Il m’a rétorqué que sa tâche était exigeante, que c’était un devoir sacré de remplir ses fonctions au mieux. Tu devrais lui en dire un mot, toi aussi… Il pourrait bien s’écrouler un jour brutalement.
- Il est très solide, tu sais…
- Certes, mais loin du tumulte de la Cité, je crois avoir compris qu’il est mauvais pour la santé de l’âme de vouer toute son existence au negotium, aux affaires. L’existence est courte. Il importe de réserver du temps à des activités simplement humaines.
- Estimerais-tu qu’organiser le ravitaillement de centaines de milliers d’hommes n’est pas une activité humaine?
- Ce n’est pas ce que je veux dire, Paulina. Un homme doit chercher à libérer son esprit des contingences du negotium. Ton père a déjà beaucoup donné, il atteint un âge où il doit rechercher un équilibre moral qu’il peut trouver dans l’otium, le loisir.
- Il n’a pas un tempérament à se prélasser.
- Il ne s’agit pas de se prélasser, ni d’ailleurs de se rouler dans les voluptés si chères à tant d’hommes, mais de trouver un équilibre entre la tâche à accomplir et le loisir.
Paulina réfléchit un instant et acquiesce :
- Tu dois avoir raison… Mais dis-moi, tu te soucies beaucoup de la santé de mon père. Est-ce pour moi?
- Certainement, mais c’est aussi parce que j’ai de l’estime pour lui. En l’observant, j’ai constaté qu’il était généreux, et que cette générosité lui fait oublier la vitesse vertigineuse du temps.
- Au fond, n’est-il pas pour toi un cas à étudier?
- Tu es bien sévère, Paulina. Tout être est pour un philosophe un cas à étudier, ce qui n’empêche pas une amitié de naître. J’ai l’intention de développer tout ce que son « cas », comme tu dis, m’inspire et je le lui dédierai. Me le reprocheras-tu?
- Pas du tout. Au contraire.
- Alors peux-tu me dire quels sentiments crois-tu qu’il éprouve pour moi?
Paulina (…) a appris à mieux connaître son père. Elle pense que, si Sénèque a pu nourrir quelque prévention non dénuée d’un certain mépris envers lui, son père éprouve à l’égard des son clarissime de gendre nul sentiment d’infériorité. Elle est convaincue que, sûr de lui-même et de ses propres capacités, il s’estime même supérieur sur le plan des actes, considérant que les spéculations intellectuelles relèvent de l’otium, ce temps de loisir et de paix qui devrait succéder plutôt que de s’opposer au negotium, temps de l’effort et d’un combat qu’il faut gagner par une tension continue. Il laisse le premier aux privilégiés de naissance, auxquels l’oisiveté en permet la pratique.
- Je pense qu’il t’apprécie plus que tu ne le crois, mais sans doute moins en tant que philosophe qu’en tant qu’homme. Pour moi, c’est l’essentiel.
Patrick de CAROLIS, La Dame du Palatin