Au fil des mots (40) : « philosophe »

Affaires et loisir

   Comme à leur première rencontre, Sénèque a donné rendez-vous à Paulinus aux thermes d’Agrippa. Il vient de sortir d’un bain froid dans l’euripus lorsque arrive son beau-père d’un pas lourd, le visage fatigué. Enveloppé dans une ample tunique de bain, il l’entraîne à l’écart et ils s’assoient sur un banc de marbre.

  • Tu as les yeux cernés, tu travailles trop, Paulinus ! lui-dit-il sur un ton plein de sollicitude.
  • La gestion de l’annone n’est pas simple. Il faut y prêter une attention constante, parer aux imprévus de la navigation, prendre garde aux malversations, tenir le budget en ordre, surveiller étroitement le tout, sinon on court à la catastrophe : mon prédécesseur a échoué et y a perdu la santé, tu le sais. 
  • Une bonne raison pour ne pas la perdre, toi. (…) Tu as des biens en Égypte, paraît-il.
  • C’est exact. Toi aussi maintenant, m’a-t-on dit?
  • Est-ce Paulina qui t’en a parlé?
  • Non, à l’annone, nous sommes simplement bien informés sur ce pays qui relève de l’empereur et nous fournit un gros pourcentage de notre blé.
  • Justement, j’ai reçu des terres en dédommagement. J’ai vécu cinq années en Égypte, mais j’ai perdu la plupart des relations que j’avais pu y nouer, excepté quelques philosophes d’Alexandrie, comme mon ami Chaeremon.
  • Tu veux que j’y envoie un de mes employés pour voir de quoi il s’agit?
  • Tu me rendrais un grand service.
  • Si ce sont des terres,comment vas-tu les exploiter? Je pourrais aussi te trouver un intendant. Ne t’inquiète pas. Je ne te présenterai pas un gredin.
  • J’en suis sûr et je te remercie.
  • Tu n’as pas à me remercier. c’est normal. Tu es l’époux de ma fille. D’ailleurs, je t’avais déjà proposé mon aide, mais…
  • J’ai refusé, c’est vrai, il ne fallait pas mal le prendre.
  • Je ne l’ai pas mal pris… En tout cas, la proposition tient toujours, et je ne pense pas seulement aux terres égyptiennes, précise Paulinus.
  • À quoi d’autre alors?
  • À des investissements commerciaux, à des prêts. (…) Il y a des opportunités, des prêts à des villes ou des provinces, comme la Britannia.

  Sénèque fait la moue :

  • Ce pays conquis par Claude ne me semble pas pacifié.
  • Il y a certes des tribus turbulentes… (…) De toute façon, il y aura beaucoup à gagner car le pays aura besoin d’argent pour réparer les dommages et se développer.(…)
  • Je retiens ce que tu me dis, Paulinus, mais ma priorité est pour le moment l’Égypte.
  • Je m’en occupe.

   Paulina écoute, non sans plaisir, Sénèque lui rapporter qu’il a chargé son père de lui trouver un intendant pour ses terres d’Égypte. (…) Elle se réjouit aussi que la distance entre son père et son mari s’atténue, bien que tant de choses les séparent. Elle s’étonne tout de même d’entendre Sénèque se soucier de l’état de santé du premier :

  • Il m’a paru très fatigué. Je le lui ai dit. Il m’a rétorqué que sa tâche était exigeante, que c’était un devoir sacré de remplir ses fonctions au mieux. Tu devrais lui en dire un mot, toi aussi… Il pourrait bien s’écrouler un jour brutalement.
  • Il est très solide, tu sais…
  • Certes, mais loin du tumulte de la Cité, je crois avoir compris qu’il est mauvais pour la santé de l’âme de vouer toute son existence au negotium, aux affaires. L’existence est courte. Il importe de réserver du temps à des activités simplement humaines.
  • Estimerais-tu qu’organiser le ravitaillement de centaines de milliers d’hommes n’est pas une activité humaine?
  • Ce n’est pas ce que je veux dire, Paulina. Un homme doit chercher à libérer son esprit des contingences du negotium. Ton père a déjà beaucoup donné, il atteint un âge où il doit rechercher un équilibre moral qu’il peut trouver dans l’otium, le loisir.
  • Il n’a pas un tempérament à se prélasser.
  • Il ne s’agit pas de se prélasser, ni d’ailleurs de se rouler dans les voluptés si chères à tant d’hommes, mais de trouver un équilibre entre la tâche à accomplir et le loisir.

   Paulina réfléchit un instant et acquiesce :

  • Tu dois avoir raison… Mais dis-moi, tu te soucies beaucoup de la santé de mon père. Est-ce pour moi?
  • Certainement, mais c’est aussi parce que j’ai de l’estime pour lui. En l’observant, j’ai constaté qu’il était généreux, et que cette générosité lui fait oublier la vitesse vertigineuse du temps.
  • Au fond, n’est-il pas pour toi  un cas à étudier?
  • Tu es bien sévère, Paulina. Tout être est pour un philosophe un cas à étudier, ce qui n’empêche pas une amitié de naître. J’ai l’intention de développer tout ce que son « cas », comme tu dis, m’inspire et je le lui dédierai. Me le reprocheras-tu?
  • Pas du tout. Au contraire.
  • Alors peux-tu me dire quels sentiments crois-tu qu’il éprouve pour moi? 

   Paulina (…) a appris à mieux connaître son père. Elle pense que, si Sénèque a pu nourrir quelque prévention non dénuée d’un certain mépris envers lui, son père éprouve à l’égard des son clarissime de gendre nul sentiment d’infériorité. Elle est convaincue que, sûr de lui-même et de ses propres capacités, il s’estime même supérieur sur le plan des actes, considérant que les spéculations intellectuelles relèvent de l’otium, ce temps de loisir et de paix qui devrait succéder plutôt que de s’opposer au negotium, temps de l’effort et d’un combat qu’il faut gagner par une tension continue. Il laisse le premier aux privilégiés de naissance, auxquels l’oisiveté en permet la pratique.

  • Je pense qu’il t’apprécie plus que tu ne le crois, mais sans doute moins en tant que philosophe qu’en tant qu’homme. Pour moi, c’est l’essentiel.

Patrick  de CAROLIS, La Dame du Palatin 

 

Wien, Wien nur du allein !

Si vous avez apprécié le texte d’hier soir (au fil des mots (39) : « maestro »), voici la réédition d’un article que j’avais posté précédemment à propos de cet auteur et de ses deux fins limiers. Vous aimez l’ambiance Mitteleuropa? Vous connaissez Vienne? Vous aimez la musique? Cette série est pour vous !

Bonne (re)découverte !

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En toile de fond: la mythique Vienne toujours impériale au début du XXème siècle.

En toile de fond, mais de quoi?

D’une série de polars historiques dans lesquels le médecin psychiatre Max Liebermann et l’inspecteur de police Oskar Rheinhardt, amis dans la vie, tentent d’élucider de nombreux crimes horribles et à prime abord inexplicables. La perspicacité bon enfant de l’inspecteur et la mise en pratique par le médecin des toutes nouvelles théories psychanalytiques de Freud vont faire merveille au cours d’enquêtes haletantes, sordides, étonnantes, parfois hallucinées et sanglantes.

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L’auteur Frank Tallis déroule ces histoires dans une reconstitution historique impeccable. On retrouve ici toute la minutie des détails, la recréation d’une atmosphère, la vie quotidienne. Tout s’y trouve effectivement.

Les intellectuels décontenancés ou enragés par les théories de Freud, qu’on rencontre dans son bureau derrière la fumée de ses célèbres cigares…

Les cafés et restaurants viennois. L’inspecteur est un incorrigible gourmand succombant à toutes sortes de pâtisseries alléchantes; le médecin, un grand amateur de cafés en tous genres et souvent améliorés…

 

La géographie de la ville, les fiacres, les tramways, les beaux quartiers, la banlieue sinistre, les alentours boisés, le Belvédère, le Prater, la Grande roue. Sa météo changeante, ses hivers sibériens, ses étés orageux…

La musique. Max fréquente l’opéra, Oskar aime les bals et la valse. Max est bon pianiste, Oskar a une jolie voix de baryton et une fois par semaine, ils se font une soirée musicale découvrant ensemble les lieder de Schubert, de Wolf, de Brahms, de Mahler. La vie musicale est agitée par la présence de Gustav Mahler justement, génial compositeur, chef d’orchestre et un directeur de l’opéra flamboyant et haï. Schönberg frappe aussi à la porte.

Les beaux-arts. Max visite volontiers le Palais d’exposition de la Sécession et y admire les œuvres de Klimt.

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Les codes de la société, la politesse, les mœurs, les velléités de certaines femmes intellectuelles de s’extraire de leur condition en fréquentant l’université, la révolte en douceur de Max contre les coutumes et traditions de sa famille juive.

La franc-maçonnerie, la société moderne en devenir qui étouffe sous l’étiquette et les ors de l’empire austro-hongrois, les révoltes des peuples conquis aux frontières lointaines, l’espionnage et les attentats des indépendantistes hongrois, tchèques ou polonais, les pangermanistes se saoulant de Wagner… L’anti-sémitisme banalisé et rampant qui gronde partout et annonce les drames futurs et la folie du petit caporal moustachu.

610FLb-ZAJL._UX250_.jpgAvec un style alerte, une bonne dose d’humour noir et une construction romanesque efficace, Frank Tallis nous immerge dans un monde au bord de l’explosion, « qui danse sur un volcan » mais qui fascine par son bouillonnement intellectuel et artistique, et sa frivolité vénéneuse.

J’avais personnellement dévoré les trois premiers tomes. Puis arrivée au milieu de la série, j’avais décidé de me mettre en attente, ne voulant pas brusquer le moment où il faudrait dire adieu à ces personnages attachants. Mais rien n’y a fait… j’ai tout lu!

Frank Tallis a en effet décidé de se consacrer dorénavant à la littérature fantastique.

Mais bonne nouvelle ! En cherchant quelques informations pour rédiger cette chronique, j’ai appris qu’un septième9781681776439.jpg tome allait paraître en anglais au printemps 2018. Le titre est alléchant! *

Bonne découverte à ceux qui feront le voyage littéraire dans la Mitteleuropa!

*Paru depuis en français et en poche…