Choisie
Citadine tout à fait consentante mais d’atavisme campagnard, je n’ai jamais pu écrire à Paris.(…) Un ami me prêta sa maison aux environs de Paris et je m’y installai pour une première expérience de silence, d’écoute intérieure et d’assujettissement à l’immobilité inévitable pour qui écrit lentement et à la main. (…)
Je passais quelques jours très studieusement installée à ma table, à côté de la fenêtre ouverte sur le jardin, à découvrir un rythme nouveau, une nouvelle manière d’être.(…) C’est lors d’un de ces premiers jours que, relevant la tête au milieu d’une page, je vis une petite silhouette jaillir du jardin et retomber sur le rebord de la fenêtre ouverte, juste à côté de moi, aussi soudainement qu’un diable sorti d’une boîte. Un petit chat gris de cinq ou six mois peut-être, et sans doute aussi surpris de ma présence que moi de son irruption, restait figé dans la position où il avait atterri, les pattes légèrement écartées, l’œil fixé sur moi. Il miaula un coup, je miaulai en retour, ce qu’il comprit fort bien, et comme je ne bougeais pas, il sauta de la fenêtre et s’aventura dans la pièce.
Je n’avais jamais aperçu ce petit chat gris uni qui faisait maintenant le tour de la pièce, inspectant toute chose avec attention, posant délicatement sa truffe sur les sacs, le lit. Il visita posément la pièce suivante, puis revint vers moi. (…) Il s’enhardit à sauter sur la table.
Des choses nouvelles à découvrir, à sentir, le cahier et la douceur du papier, le stylo – pas grand-chose en vérité car je n’avais acquis, en cette première expérience d’écriture, aucune manie qui encombre la table d’objets divers, mis à part un simple et précieux dictionnaire des synonymes – et finalement il me renifla, moi, frôla mon nez de sa truffe. Ce qu’il sentit n’ayant pas l’air de lui déplaire, je tendis mon visage pour qu’il puisse explorer à son aise tout ce qui l’intéressait, les cheveux, l’oreille. Puis il s’assit posément en face de moi, au beau milieu du cahier. Nous avions fait connaissance.(…)
Il vint me rendre visite tous les jours et j’étais ravie de cette compagnie. Le matin, quand j’ouvrais la porte ou la fenêtre il apparaissait presque tout de suite, refaisait un petit tour dans les pièces comme pour s’assurer qu’on n’avait rien changé en son absence, puis il grimpait sur ma table. Je lui installai vite un coin sous la lampe avec un foulard douillet pour éviter qu’il ne se couche en travers du cahier, ce que les chats font toujours. Quand ils sont étalés un peu en dehors du papier et qu’il n’y a qu’une queue à pousser pour finir une phrase, ça va, mais si c’est le corps tout entier, c’est plus gênant.(…)
Ma solitude n’était plus la même, et ma concentration sur mon travail d’écriture en a été modifiée. Quelle douceur d’écrire avec un chat près de soi! Comme les minutes, les heures, paraissent plus légères, plus vivantes, lorsqu’un discret ronron les accompagne. Ce simple bonheur d’être, qui n’a à compter ni avec l’effort ni avec le temps, vous console de tous les moments à vide, du manque d’inspiration. Si ça ne va pas, on s’arrête un moment, à l’unisson de cette bête tranquille. On se sent moins coupable de ne rien faire en rêvant à deux. Son débonnaire bien-être vous rassure. Il a toutes les patiences, le chat, alors pourquoi pas vous? Puis quand vous laissez de nouveau courir le stylo sur la page, il vous regarde faire, et ce beau regard paisible sur vos mots semble contenir un encouragement, une approbation, toutes les indulgences.
Il était là. C’était bon. (…) Il restait là également à midi, tournicotant autour de moi alors que je me préparais à manger. Je pris donc l’habitude de partager mon déjeuner avec lui. Je lui donnais la moitié de ma tranche de jambon, de ma boîte de sardines – mes talents culinaires étaient très succincts à l’époque.(…)
Le petit chat restait donc avec moi des journées entières. La voisine, interrogée par moi à son sujet, me dit qu’il vivait chez elle, oui. C’était le seul chaton gris au milieu d’une portée de cinq noir et blanc, comme les parents. Son fils l’aimait bien, celui-là… (…)
Je remettais donc tous les soirs le petit chat dans le jardin avant de fermer ma porte en lui disant : « Allez, rentre chez toi maintenant. » J’ai tout de même l’image-souvenir d’un petit minois gris désemparé, hésitant, d’une silhouette frêle sur l’herbe, qui ne se décidait pas à partir, le dos un peu rond, la queue en point d’interrogation, piétinant sur la pointe des pattes. J’insistais alors doucement : « Allez, vas-y, rentre chez toi, c’est l’heure. » Et je refermais la porte pour aller me coucher, seule avec mes pensées tournoyantes. J’avais beaucoup à faire, à clarifier dans ma tête, avant de me laisser aller au sommeil. Je faisais le point sur ce que j’avais écrit dans la journée, sur ce que j’écrirais demain. (…)
Environ deux semaines passèrent ainsi et un matin la voisine vint me voir. Elle parla assez longuement de choses et d’autres – phrases hachées, entrecoupées de silence, suivant la manière paysanne de ne pouvoir aborder directement le sujet qui vous amène. Je répondais poliment, étonnée de ce long échange inhabituel, car j’étais peu aguerrie à cette forme particulière de diplomatie et je crus vraiment que la conversation était terminée quand la voisine me tourna le dos pour se diriger vers la porte.
C’est seulement sur le point d’ouvrir celle-ci qu’elle se retourna comme si quelque idée lui passait par la tête : « Ah! au fait… vous le gardez, le petit chat? » Tout à fait surprise, je l’assurai que non. « Ah, bon? » Il venait seulement me voir tous les jours et je le remettais dehors le soir qu’il rentre chez eux.
« Mais…c’est qu’il ne vient plus du tout à la maison, vous savez. Voilà plusieurs jours qu’il n’est pas rentré, même pour manger. Et quand je suis venue nettoyer le jardin tôt ce matin, vous n’étiez pas encore levée, je l’ai vu couché en boule sur le seuil de votre porte. » Devant mon air sincèrement éberlué elle ajouta : « Puisque c’est comme ça, je crois que vous feriez mieux de le garder. »
Il n’allait plus manger là-bas… Il dormait devant ma port en attendant que j’ouvre… Tout en assimilant ces informations, surprise et émue, j’alléguais faiblement que son fils qui l’aimait bien allait sans doute être triste de perdre ce petit chat. Elle balaya l’argument d’un geste : « Bah, pensez-vous, y’en aura d’autres ! Et puis, on n’y peut rien, hein? C’est lui qu’est parti, il a choisi. »
Puis elle s’en fut et je restai avec ces mots : « On n’y peut rien, c’est lui qui a choisi… »
Quelle émotion fraîche de prendre en charge la vie d’un petit animal pour la première fois! (…) D’abord, on le découvre, on le regarde, il prend forme à travers une sorte de brume d’incrédulité qui s’estompe peu à peu. De petites phrases simples vous viennent à l’esprit : « Te voilà, toi », « C’est donc toi qui vas vivre avec moi, maintenant… » On découvre délicatement, timidement, sa manière d’être, un début de caractère. On fait l’apprentissage d’échanges simples. Se rendre à l’évidence qu’un petit être tout neuf va partager votre vie occupe presque toute la journée. Il va être avec vous tous les jours, pendant des années, quelle chose extraordinaire! (…)
Je n’en étais pas encore là quand je regardais après le départ de la fermière, la petite bête grise aux yeux d’or qui m’avait choisie, adoptée, qui s’imposait si tranquillement dans ma vie. J’assimilais l’événement, pour le coup tout à fait frappée par la manière dont les choses s’étaient passées. Je n’avais rien eu à faire, qu’à accepter. Cet animal avait surgi dans mon existence – et j’ai encore l’image précise de sa petite silhouette jaillissant soudain sur le rebord de la fenêtre, comme une apparition – exactement au moment où il le fallait, sans que j’aie eu à faire un geste, à prendre de décision, ni même à ressentir les prémices d’un désir, d’une recherche nécessaire. (…).
Je sais que parler de destin parce qu’un malheureux chat s’est imposé à vous comme compagnon peut paraître dérisoire, voire ridicule. Non, pour moi, ce n’est pas ridicule, car il fallait que cet animal arrive dans ma vie précisément à ce moment-là pour m’aider à changer profondément.
J’étais arrivée seule dans cette petite maison que l’on m’avait prêtée pour écrire, je repartais à deux. Cela change tout.
Un petit animal gris, mine de rien, sans que je me méfie, était entré dans ma solitude et allait, le premier, ouvrir une brèche dans ma force, commencer à me marcher sur le cœur avec des pattes de velours…
Anny DUPEREY, Les chats de hasard