Au fil des mots (46) : « banquet »

Repas calabrais 

   Ils étaient une quinzaine à table et ils se regardèrent un temps, surpris de constater à quel point le clan avait grandi. Raffaele rayonnait de bonheur et de gourmandise. Il avait tant rêvé de cet instant. Tous ceux qu’il aimait étaient là, chez lui, sur son trabucco. Il s’agitait d’un coin à un autre, du four à la cuisine, des filets de pêche à la table, sans relâche, pour que chacun soit servi et ne manque de rien.

   Ce jour resta gravé dans la mémoire des Scorta. Car pour tous, adultes comme enfants, ce fut la première fois qu’ils mangèrent ainsi. L’oncle Faelucc’ avait fait les choses en grand. Comme antipasti, Raffaele et Giuseppina apportèrent sur la table une dizaine de mets. Il y avait des moules grosses comme le pouce, farcies avec un mélange à base d’oeufs, de mie de pain et de fromage. Des anchois marinés dont la chair était ferme et fondait sous la langue. Des pointes de poulpes. Une salade de tomates et de chicorées. Quelques fines tranches d’aubergines grillées. Des anchois frits. On se passait les plats d’un bout à l’autre de la table. Chacun piochait avec le bonheur de n’avoir pas à choisir et de pouvoir manger de tout.

   Lorsque les assiettes furent vides, Raffaelle apporta sur la table deux énormes saladiers fumants. Dans l’un, les pâtes traditionnelles de la région : les troccoli à l’encre de seiche. Dans l’autre, un risotto aux fruits de mer. Les plats furent accueillis avec un hourra général qui fit rougir la cuisinière. C’est le moment où l’appétit est ouvert et où l’on croit pouvoir manger pendant des jours. Raffaele posa également cinq bouteilles de vin du pays. Un vin rouge, rugueux, et sombre comme le sang du Christ. La chaleur était maintenant à son zénith. Les convives étaient protégés du soleil par une natte de paille, mais on sentait, à l’air brûlant, que les lézards eux-mêmes devaient suer.

   Les conversations naissaient dans le brouhaha des couverts – interrompues par la question d’un enfant ou par un verre de vin qui se renversait. On parlait de tout et de rien. Giuseppina racontait comment elle avait fait les pâtes et le risotto. Comme si c’était encore un plaisir plus grand de parler de nourriture lorsque l’on mange. On discutait. On riait. Chacun veillait sur son voisin, vérifiant que son assiette ne se vide jamais.

   Lorsque les grands plats furent vides, tous étaient rassasiés. Ils sentaient leur ventre plein. Ils étaient bien. Mais Raffaele n’avait pas dit son dernier mot. Il apporta en table cinq énormes plats remplis de toutes sortes de poissons pêchés le matin même. Des bars, des dorades. Un plein saladier de calamars fruits. De grosses crevettes roses grillées au feu de bois. Quelques langoustines même. Les femmes, à la vue des plats, jurèrent qu’elles n’y toucheraient pas. Que c’était trop. Qu’elles allaient mourir. Mais il fallait faire honneur à Raffaele et Giuseppina. Et pas seulement à eux. À la vie également qui leur offrait ce banquet qu’ils n’oublieraient jamais. On mange dans le Sud avec une sorte de  frénésie et d’avidité goinfre. Tant qu’on peut. Comme si le pire était à venir. Comme si c’était la dernière fois u’on mangeait. Il faut manger tant que la nourriture est là. C’est une sorte d’instinct panique. Et tant pis si on s’en rend malade. il faut manger avec joie et exagération.

   Les plats de poisson tournèrent et on les dégusta avec passion. On ne mangeait plus pour le ventre mais pour le palais. mais malgré tout l’envie qu’on en avait, on ne parvint pas à venir à bout des calamars frits. Et cela plongea Raffaele dans un sentiment d’aise vertigineux. Il faut qu’il reste des mets en table, sinon, c’est que les invités n’ont pas eu assez. À la fin du repas, Raffaele se tourna vers son frère Giuseppe et lui demanda en lui tapotant le ventre : « Pancia piena? » Et tout le monde rit, en déboutonnant sa ceinture ou en sortant son éventail. La chaleur avait baissé mais les corps repus commençaient à suer de toute cette nourriture ingurgitée, de toute cette joyeuse mastication. Alors Raffaele apporta en table des cafés  pour les hommes et trois bouteilles de digestifs : une de grappa, une de limoncello et une d’alcool de laurier. Lorsque tous se furent servis, il leur dit :

   « Vous le savez, tout le village nous appelle « les taciturnes ». On dit que nous sommes les enfants de la Muette et que notre bouche ne nous sert à rien d’autre qu’à manger, jamais à parler. Très bien. Soyons-en fiers. Si cela peut éloigner les curieux et faire enrager les corneculs, va pour les taciturnes. Mais que ce silence soit pour eux, pas pour nous. Je n’ai pas vécu tout ce vous avez vécu. Il est probable que je crèverai à Montepuccio sans jamais avoir rien vu du monde que les collines sèches du pays. Mais vous êtes là, vous. Et vous savez bien plus de choses que moi. Promettez-moi de parler à mes enfants. De leur raconter ce que vous avez vu. Que ce que vous avez accumulé durant votre voyage à New York ne meure pas avec vous. Promettez-moi que chacun d’entre vous racontera une chose à mes enfants. Une chose qu’il a apprise. Un souvenir. Un savoir. Faisons cela entre nous. d’oncles à neveux. de tantes à nièces. Un secret que vous avez gardé pour vous et que vous ne direz à personne d’autre. Sans quoi nos enfants resteront des Montepucciens comme les autres. Ignorants du monde. Ne connaissant que le silence et la chaleur du soleil.

   Les  Scorta acquiescèrent. Oui. Qu’il en soit ainsi. Que chacun parle au moins une fois dans sa vie. À une nièce ou à un neveu. Pour lui dire ce qu’il sait avant de disparaître. Parler une fois. Pour donner un conseil, transmettre ce que l’on sait. Parler. Pour ne pas être de simples bestiaux qui vivent et crèvent sous ce soleil silencieux.

   Le repas était fini. Quatre heures après s’être mis à table, les hommes s’étaient jetés en arrière sur leurs chaises, les enfants étaient allés jouer et les femmes avaient commencé à débarrasser.

   Ils étaient maintenant tous épuisés comme après une bataille. Épuisés et heureux. Car cette bataille-là, ce jour-là, avait été gagnée. ils avaient joui, ensemble, d’un peu de vie. Ils s’étaient soustraits à la dureté des jours. Ce repas resta dans toutes les mémoires comme le grand banquet des Scorta. Ce fut la seule fois où le clan se retrouva au complet. Si les Scorta avaient eu un appareil photo, ils auraient immortalisé cet après-midi de partage. ils étaient tous là. Parents et enfants. Ce fut l’apogée du clan. Et il aurait fallu que rien ne change.

   Pourtant, les choses n’allaient pas tarder à se flétrir, le sol à se fissurer sous leurs pieds et les robes pastel des femmes à se noircir de la teinte laide du deuil.

Laurent GAUDÉ, Le Soleil des Scorta.