Au fil des mots (134) : « composer »

Délivrance musicale

Le lendemain, je fis savoir à l’abbé Antonio Vivaldi que j’étais souffrante et ne pouvais travailler à l’écriture des partitions en sa compagnie.

Depuis quelque mois, il avait pris l’habitude de me soumettre les musiques qu’il composait pour la Pietà et je devais ensuite les recopier soigneusement sur du papier à portées. Au fil des semaines, une complicité s’était installée entre nous. Parfois, j’osais me risquer à lui faire une observation, à lui suggérer tel changement harmonique, afin que ses arrangements brillent de mille feux. Jamais il ne se fâchait, au contraire, souvent il prenait en compte mes remarques. Cette préparation des partitions de concert était devenue un rituel que nous aimions partager et j’avais acquis le statut officiel de copiste. Quand tout était au point, le maestro écrivait sur les feuilles le nom des filles pour lesquelles il avait composé.

Mais ce matin, je préférais rester cachée au fond de mon lit, sous la couverture, car des pensées chaotiques se bousculaient dans ma tête douloureuse. Je n’avais pas fermé l’oeil de la nuit, en proie à une fièvre mystérieuse. (…)

Pour occuper mon esprit chagrin, je m’assis à ma table et posai devant moi l’une des feuilles sur lesquelles des portées avaient été tracées. Je regardais le papier en hésitant. Il y avait plusieurs semaines déjà que je pensais à ce geste, sans jamais me l’autoriser. Par manque de confiance ? Par timidité ? La journée d’hier, si excentrique, semblait m’avoir libérée de la considération des convenances liées à ma condition. Elle avait peut-être été un déclic audacieux et insolent dans ma vie austère Je décidai de ne plus résister à la tentation et trempai ma plume dans l’encrier. Je me mis à dessiner les notes que j’entendais dans le silence. Des notes qui s’échappaient de mon coeur et venaient s’aligner d’elles-mêmes sur la page. Plus rien n’existait en dehors de cette musique intérieure. De temps à autre, je suspendais l’écriture pour vérifier un arpège sur mon violoncelle puis je revenais le noter consciencieusement. Cette parenthèse dans le temps avait atténué ma passion, comme si celle-ci était passée de mon âme à la feuille.

Quand je relus ce que j’avais écrit, je fus étonnée de me sentir sereine alors que mon manuscrit, lui, débordait d’exaltation. Je venais de découvrir un phénomène insoupçonné. Ainsi la création avait le pouvoir de délivrer ?

Je venais de comprendre la composition en même temps que l’amour.

Christiana MOREAU, La Sonate oubliée

Au fil des mots (133) : « maîtrise »

Les forces de l’esprit

Ils entrèrent à Chenthan Dzong pour se reposer et passer la nuit à l’abri. Dans les ruines du monastère restaient encore des tapisseries élimées, des images religieuses, des ustensiles et des armes que les moines guerriers ayant survécu au tremblement de terre n’avaient pu emporter. Ils découvrirent plusieurs représentations du Bouddha dans des positions diverses, y compris une énorme statue de l’Éveillé couché par terre, sur le côté. La peinture dorée s’était écaillée, mais le reste était intact. De la glace et de la neige poudreuse recouvraient presque tout, donnant à ce lieu un aspect particulièrement merveilleux ; on aurait dit un palais de verre. Derrière l’édifice, une avalanche avait créé la seule surface plane des alentours, une sorte de cour de la taille d’un terrain de basket. (…)

Dans la cuisine, ils trouvèrent des marmites et d’autres ustensiles en métal, des bougies, du charbon, du bois pour faire un feu et quelques céréales conservées par le froid. Il y avait des pots d’huile et un récipient contenant du miel, que le prince ne connaissait pas. Tensing lui en fit goûter et, pour la première fois de sa vie, le jeune homme sentit un goût sucré sur son palais. La surprise et le plaisir faillirent le faire tomber à la renverse. Ils préparèrent un feu pour cuire leur repas et, en signe de respect, allumèrent des bougies devant les statues. Ce soir-là, ils allaient mieux manger, et dormir sous un toit : cela méritait bien une petite cérémonie pour marquer leur gratitude.

Ils étaient en train de méditer en silence lorsqu’un long rugissement retentit au milieu des ruines du monastère. Ils ouvrirent les yeux au moment où un grand tigre de l’Himalaya entrait dans la salle, une bête de cinq cents kilos au pelage blanc, l’animal le plus féroce du monde.

Le prince reçut l’ordre de son maître par télépathie et essaya de lui obéir, bien que sa première réaction, dictée par l’instinct, eût été de bondir pour se défendre, en ayant recours au tao-shu. S’il parvenait à mettre une main derrière les oreilles du tigre, il pourrait le paralyser, mais il resta immobile, essayant de respirer calmement, afin que le fauve ne renifle pas l’odeur de la peur. Le tigre s’approcha lentement des moines. Malgré le danger imminent où ils se trouvaient, le jeune homme ne put s’empêcher d’admirer l’extraordinaire beauté de l’animal. Sa peau avait la couleur pâle de l’ivoire, avec des rayures marron, et ses yeux étaient aussi bleus que certains glaciers de l’Himalaya ; c’était un mâle adulte, énorme et puissant, un spécimen parfait.

Tensing et Dil Bahadur, assis dans la position du lotus, jambes croisées et les mains sur les genoux, virent s’avancer le tigre. Tous deux savaient que s’il avait faim il serait impossible de l’arrêter. le seul espoir était que la bête eût mangé, mais il y avait en réalité peu de chances que la chasse fût abondante dans ces solitudes. Tensig possédait des pouvoirs psychiques exceptionnels, car c’était un tulku, la réincarnation d’un grand lama des temps anciens. Il concentra ce pouvoir comme un éclair, pour pénétrer l’esprit du fauve.

Ils sentirent l’haleine du grand félin sur leur visage, une bouffée d’air chaud et fétide qui s’échappait de sa gueule. Un autre rugissement redoutable ébranla l’enceinte. Le tigre s’approcha à quelques centimètres des hommes et ceux-ci sentirent la piqûre de ses dures moustaches. Pendant plusieurs secondes qui parurent une éternité, il tourna autour d’eux, les flairant et les tâtant de son énorme patte, mais sans les agresser. Le maître et le disciple demeurèrent absolument immobiles, ouverts à l’affection et à la compassion. Le tigre ne perçut en eux ni crainte ni agressivité, mais de l’empathie, et une fois sa curiosité satisfaite, il se retira comme il était venu, avec la même dignité solennelle.

« Tu vois, Dil Bahadur, que le calme s’avère parfois utile… » fut l’unique commentaire du lama.

Isabel ALLENDE, Le Royaume du Dragon d’or

L’auteur du panorama proposé ci-dessus à droite est un artiste bien connu, presque mythique, mais pour tout autre chose. Découvrez (ou redécouvrez) les sept vies et plus encore de ce personnage de roman au destin en directe relation avec l’extrait proposé…

Sacré Nicholas… – Nouveau tempo libero

Au fil des mots (132) : « absence »

L’Éternel Retour

Quelques jours après cette soirée, j’ai accompagné Louki à Auteuil. (…) Elle voulait rendre visite à Guy Lavigne, celui qui avait été l’ami de sa mère. J’ai préféré l’attendre. (…) Parfois, le coeur se serre à la pensée des choses qui auraient pu être et n’ont pas été, mais je me dis qu’aujourd’hui encore la maison reste vide, à nous attendre. J’étais heureux, ce matin-là. Et léger. Et j’éprouvais une certaine ivresse. La ligne d’horizon était loin devant nous, là-bas, vers l’infini. (…) Je l’ai vue sortir par la petite porte du garage. Elle m’a fait un signe du bras. (…) Elle marche vers moi de ce même pas nonchalant, et l’on dirait qu’elle ralentit son allure, comme si le temps ne comptait plus. Elle me prend le bras et nous nous promenons dans le quartier. C’est là que nous habiterons un jour. (…) Nous sommes arrivés sur la place de l’Église, devant la station de métro. Et là, je peux le dire maintenant que je n’ai plus rien à perdre : j’ai senti, pour la première et la seule fois de ma vie, ce qu’était l’Éternel Retour. Jusque-là, je m’efforçais de lire des ouvrages sur le sujet, avec une bonne volonté d’autodidacte. C’était juste avant de descendre les escaliers de la station de métro Église-d’Auteuil. Pourquoi à cet endroit ? Je n’en sais rien et cela n’a aucune importance. Je suis resté un moment immobile et je lui ai serré le bras. Nous étions là ensemble, à la même place, de toute éternité, et notre promenade à travers Auteuil, nous l’avions déjà faite au cours de mille et mille autres vies. Pas besoin de consulter ma montre. Je savais qu’il était midi.

C’est arrivé en novembre. Un samedi. (…) J’avais rendez-vous avec Louki au Condé à cinq heures. Il me semblait que j’étais guéri définitivement des plaies de mon enfance et de mon adolescence (…)

J’ai marché jusqu’à la station de métro Étoile. C’était la ligne que nous avions prise souvent, Louki et moi, la ligne que nous avions suivie à pied la première fois. Pendant la traversée de la Seine, j’ai remarqué qu’il y avait beaucoup de promeneurs sur l’allée des Cygnes. Je suis descendu à Mabillon, et j’ai jeté un regard en direction de La Pergola, comme nous le faisions toujours. Mocellini n’était pas assis derrière la vitre.

Quand je suis entré au Condé, les aiguilles de l’horloge sur le mur du fond marquaient exactement cinq heures. En général, ici, c’était l’heure creuse. Les tables étaient vides, sauf celle à côté de la porte où se tenaient Zacharias, Annet et Jean-Michel. Ils me lançaient tous les trois de drôles de regards. Ils ne disaient rien. Les visages de Zacharias et d’Annet étaient livides, sans doute à cause de la lumière qui tombait de la vitre. Ils ne m’ont pas répondu quand je leur ai dit bonjour. Ils me fixaient de leurs regards étranges, comme si j’avais fait quelque chose de mal. Les lèvres de Jean-Michel se sont contractées, et j’ai senti qu’il voulait me parler. Une mouche s’est posée sur le dos de la main de Zacharias et il l’a chassée d’un geste nerveux. Puis il a pris son verre et il l’a bu, cul sec. Il s’est levé et il a marché vers moi. Il m’a dit d’une voix blanche : « Louki. Elle s’est jetée par la fenêtre. »

À partir de cet instant-là, il y a eu une absence dans ma vie, un blanc, qui ne me causait pas simplement une sensation de vide, mais que je pouvais pas soutenir du regard. Tout ce blanc m’éblouissait d’une lumière vive, irradiante. Et ce sera comme ça jusqu’à la fin.

Patrick MODIANO, Dans le café de la jeunesse perdue

Au fil des mots (131) : « monstre »

Amour maternel ?

Certaines natures ne peuvent aimer d’un côté sans haïr de l’autre. La mère Thénardier aimait passionnément ses deux filles à elle, ce qui fit qu’elle détesta l’étrangère. Il est triste de songer que l’amour d’une mère peut avoir de vilains aspects. Si peu de place que Cosette tînt chez elle, il lui semblait que cela était pris aux siens, et que cette petite diminuait l’air que ses filles respiraient. Cette femme, comme beaucoup de femmes de sa sorte, avait une somme de caresses et une somme de coups et d’injures à dépenser chaque jour. Si elle n’avait pas eu Cosette, il est certain que ses filles, tout idolâtrées qu’elles étaient, auraient tout reçu ; mais l’étrangère leur rendit le service de détourner les coups sur elle. Ses filles n’eurent que les caresses. Cosette ne faisait pas un mouvement qui ne fît pleuvoir sur sa tête une grêle de châtiments violents et immérités. Doux être faible qui ne devait rien comprendre à ce monde ni à Dieu, sans cesse punie, grondée, rudoyée, battue et voyant à côté d’elle deux petites créatures comme elle, qui vivaient dans un rayon d’aurore !

La Thénardier étant méchante pour Cosette, Éponine et Azelma furent méchantes. Les enfants, à cet âge, ne sont que des exemplaires de la mère. Le format plus petit, voilà tout.

Victor HUGO, Les Misérables

Au fil des mots (130) : « intrigue »

Mort suspecte

  • Le corps de Virginia a mis des semaines pour remonter à la surface, voyez-vous, continua Llewellyn. On suppose qu’elle a échoué contre un pilier de pont et est restée coincée sous l’eau. Pendant près d’un mois, autant que je me souvienne. Avril était bien avancé, en tout cas.

Le coeur de Jo s’accéléra.

  • Alors, si on n’a pas retrouvé son corps le jour où elle a quitté la maison, elle a pu se jeter dans l’Ouse à n’importe quel moment.
  • Exactement. Elle a très bien pu prendre votre cher train, après tout. Et descendre dans le Kent, où elle aura croisé votre grand-père.

Une note involontaire d’excitation perçait dans la voix de l’expert en livres anciens.

  • Un de vos collègues de Sotheby’s a-t-il expertisé cette écriture ? demanda Jo. Quelqu’un qui pourrait certifier formellement que c’est celle de Woolf?

Llewellyn prit le cahier des mains de Jo. Il scruta la couverture brune maculée.

  • Vous n’imaginez pas la complexité de la procédure, n’est-ce pas ? J’aurais à accuser réception du manuscrit au moyen de toutes sortes de documents que vous seriez contrainte de remplir, attestant votre propriété de l’article en question et votre droit à réclamer une telle analyse. Sauf que vous et moi savons que vous n’êtes pas propriétaire de l’article en question. Le cahier sera saisi dans nos ordinateurs, transmis avec les formulaires idoines aux services compétents. Il serait référencé et connu. Ensuite notre Marcus Symonds-Jones nous ferait son numéro. Il téléphonerait à ses amis journalistes, contacterait des collectionneurs privés – les universités et les bibliothèques du monde entier…
  • Qui est Marcus Simmon-Jones ?
  • Symonds, corrigea-t-il. Un individu parfaitement méprisable, qui dirige ma vie et la moitié de Sotheby’s. Le problème, Miss Bellamy, c’est que si votre cahier entre dans le système, il échappe automatiquement à votre contrôle, comprenez-vous ?
  • Ce qui signifie ?
  • Si ce cahier est réellement ce que vous pensez… si Woolf l’a écrit alors qu’on la croyait morte… si elle était vivante après avoir quitté Leonard et avait trouvé la mort autrement que selon la version officielle, si le journal n’est pas un faux, comme je commence à me le demander, je l’avoue…
  • Pourquoi?

Il marqua une pause pour la dévisager.

  • Parce que vous êtes vachement crédible, répondit-il enfin. (…) Parce que je veux croire que vous êtes aussi honnête que vous en avez l’air. Ce qui est la pire des raisons pour douter de mon jugement. C’est pathétiquement subjectif. Un expert en livres anciens se doit d’être objectif. Toujours…
  • Merci.

Il fit un brusque signe de tête.

  • Donc, s’il y a du vrai dans votre histoire, vous avez entre vos mains la découverte du siècle.
  • Nous l’avons, corrigea-t-elle, sautant sur ses pieds. Nous avons la découverte du siècle. Et vous ne voudriez pas en perdre le contrôle?
  • Et vous ?
  • Pas avant de savoir quel rôle a joué Jock dans tout ça, répondit-elle avec détermination.
  • Et si la vérité était quelque chose que vous ne vouliez pas entendre ? je parle de la vérité sur votre grand-père…
  • Ce ne peut pas être pire que ce qu’il a déjà fait. J’assumerai les conséquences…

Stephanie BARRON, Le jardin blanc

Au fil des mots (129) : « cupide »

Opportunisme médical

J’ai assisté sans prononcer un mot à l’installation du tableau dans son bureau, sur le plateau de la cheminée, entre les deux fenêtres. Quand mon père me demanda ce que j’en pensais, je me gardai de lui répondre qu’il était horriblement placé, terni par la lumière indirecte, écrasé par le remous de la lampe à pétrole qu’il déplaçait pour trouver le meilleur angle d’éclairage et il a pris ma réserve pour un acquiescement. À cet endroit, à cet instant, devant cet homme qui se félicitait d’avoir obtenu cette toile étincelante pour le prix d’un repas, celle-ci avait soudain perdu son éclat et son rayonnement, elle paraissait terne et fade.

  • Il a du talent, ce garçon, vous ne trouvez pas ? Et il va m’en faire d’autres. En échange du prix de mes consultations, et du service que je lui rends en le recevant chez moi, même s’il n’est pas trop malade. Je vais agrandir ma collection à peu de frais. Je n’ai pas souvent acheté de tableaux ; à Sisley et à Renoir, c’est tout. J’ai soigné la mère de Pissarro, sa femme et ses enfants, la petite amie de Renoir, et tant d’autres encore, et pour leur rendre service, parce qu’ils étaient démunis et que je suis un amateur éclairé, j’ai accepté qu’ils me payent avec leurs oeuvres. C’est pour cela que je ne suis pas riche, parce que j’ai toujours aimé et soutenu les vrais créateurs, j’ai rendu des services à Cézanne, j’ai même prêté de l’argent à Monet et à Guillaumin, à une époque où personne ne leur accordait de crédit. Un jour, on reconnaîtra leur talent, on saura le rôle que j’ai tenu et l’amour que j’ai eu pour ces grands artistes.

Mon père excellait à se montrer dans une position avantageuse et pour ce qu’il n’était pas : un personnage important, indispensable, généreux, un confident. Son attitude avec ses peintres ressemblait à celle qu’il avait eue avec mon frère et avec moi. Il se disait proche des impressionnistes parce qu’à ses yeux ils incarnaient le progrès dans l’éternel combat des modernes contre les anciens, et que se revendiquer de ce mouvement voulait dire qu’il était clairvoyant et visionnaire, et qu’il prenait date dans la marche du temps. La vérité est plus prosaïque, il se donnait le beau rôle à peu de frais, ni mon frère ni moi ne pouvant le contredire, et surtout, il n’a pas été l’ami de ceux dont il revendiquait l’attachement ; il collectionnait indistinctement tout ce qu’on lui proposait en échange de ses consultations et ordonnances : des croûtes infâmes et des raclures de chevalet dont aucun brocanteur n’aurait voulu. Il se trouve que les impressionnistes étaient les plus démunis des peintres, ils ne vendaient par leurs toiles et ils étaient ravis de trouver un médecin qui accepte de se faire payer ses consultations en tableaux. S’il aimait les impressionnistes, eux, de toute évidence, ne l’aimaient pas.

Mon père s’y reprit à trois fois pour rédiger un mot à l’intention de Vincent, pour l’inviter au déjeuner dominical.

Jean-Michel GUENASSIA, La valse des arbres et du ciel

Au fil des mots (128) : « visions »

Histoires de famille

Cependant, l’heure tourne, on est rendus à la tarte aux pommes, je suis en train de laisser passer une occasion unique. Je prends un de mes albums pour le feuilleter. Sous une photo de Norbert et Geneviève, maman a écrit : 1946 on part servir la France et l’on ramène une charmante fiancée. C’était au temps où personne n’était fâché. Je dois demander à Geneviève pourquoi elle s’est fâchée avec ma mère. Mais je ne peux pas lui poser la question à brûle-pourpoint.

  • Tu as vécu dans les baraquements ? dis-je au hasard.
  • Oui, rue d’Ingouville. Norbert et moi, on a recueilli ton père et ta mère.

Mon regard s’arrondit. Comment ça : « recueilli »?

  • Tu comprends, m’explique Geneviève, tes parents n’avaient pas de travail et ils n’avaient pas de logement. On a dû s’entasser à deux couples.

Mais non, ce n’est pas du tout ça ! C’est mon père, ce héros, qui a « recueilli » ma grand-mère après la destruction du Havre, et qui s’est trouvé du travail à la hache dès la sortie de la guerre. Lui, le sans-diplôme, le sans-famille, le sans-fortune, il est devenu journaliste dans une fulgurante ascension sociale ! C’est le récit qui a cours chez les Murail. mais dans la bouche de Geneviève, c’est Norbert, déjà établi dans un cabinet d’architectes, qui a patronné mon père en l’introduisant au journal Le Havre libre. Cela ne doit pas faire partie du vocabulaire de Geneviève mais, pour un peu, mes parents auraient « squatté » son baraquement. « Pour des jeunes mariés, c’était difficile, souligne-t-elle malicieusement. (…)

Depuis un instant, j’ai un peu de mal à suivre la conversation. Je proteste intérieurement : maman m’a toujours raconté qu’après leur mariage, elle et son mari avaient vécu dans une chambre de bonne sous les toits de Paris. Se sont-ils retrouvés à la rue, obligés de se faire héberger par le beau-frère et la belle-soeur? Je me sens en position de faiblesse. J’ai en face de moi un témoin, quelqu’un qui pourra toujours m’objecter : « Je sais, j’y étais. » Moi, je n’ai que mes « maman m’a raconté ». Pour revenir sur un terrain plus sûr, je tente un dégagement :

  • C’est curieux, dis-je, je n’ai aucun photo de moi, enfant, sur la plage du Havre. Ni aucun souvenir.
  • C’est normal ! s’esclaffe Béatrice. Vous n’y alliez jamais.

Nouveau malaise. Le boulevard de Strasbourg n’est qu’un long travelling vers la mer. Pourquoi n’allions-nous JAMAIS à la plage ? « Parce que vous ne sortiez pas de chez vous », m’assène Béatrice. Quand il m’est arrivé de dire en public que, pour faire de ses enfants des artistes, il faut les enfermer dans un placard, je pensais que c’était une boutade… « Vous étiez tellement sages, et nous, tellement turbulents ! s’égaye Béatrice. Toujours dehors avec nos copains. maman nous laissait très libres »

En effet, je me souviens de mon effroi devant ces cousins Barrois qui mangeaient leur pot de colle Glatiny avec la petite pelle sans tenir compte de l’avertissement parental : « ça va te coller les boyaux » et qui, s’enfonçant dans la délinquance, versaient de l’eau sur les passants du haut de leur balcon. À rebours, mes cousins se souviennent de leur étonnement devant mon frère, premier de classe avec ses deux ans d’avance, qui jouait encore aux petites voitures à 12ans ! Je ne proteste pas, à quoi bon ? J’ai dans l’oreille l’adage de maman: « Un enfant qui joue bien travaillera bien. » Mais le travail n’a pas si bonne presse chez les Barrois. Geneviève rit encore de l’appréciation sur le bulletin scolaire de sa benjamine : « Béatrice n’attend qu’une chose en classe, la récréation. »

Je suis repartie houleuse dans la nuit havraise, mi-douloureuse, mi-amusée. Je n’avais encore jamais vu mon enfance à travers le regard de quelqu’un d’autre.

Marie-Aude MURAIL, En nous beaucoup d’hommes respirent

Au fil des mots (127) : « anxieux »

Donner le change

J’ai passé un mois d’affilée chez ma mère, il y a environ quinze ans de cela, fin janvier. J’avais décidé de venir finir un de mes romans près d’elle. Je fis livrer un carton plein de livres et de toute une documentation par la SNCF. Je m’installai dans la grande chambre du fond, celle dont les deux fenêtres donnent sur la terrasse, et je compris dès le lendemain que je n’arriverais pas à écrire une ligne de mon livre dans cette pièce. J’avais fait tout cet effort pour rien – le choix des livres à emporter, l’ordre mis dans mes papiers pour décider desquels j’aurais besoin, l’annonce autour de moi de mon départ – mais je décidai de rester. La maison était très bien chauffée (…). Je passai des nuits entières à fouiller dans la cave d’où je remontais des paniers en osier, des lampes à pétrole, des bougeoirs, une statuette en bronze : un sanglier blessé. « Tu as déterré cette horreur, s’écria ma mère. Elle était sur la cheminée de la salle à manger de mes parents, je l’ai vue chaque jour pendant mon enfance. Si tu la veux, je te la donne. » J’astiquai le sanglier qui me tint compagnie dans la chambre du haut, imposant presse-papier. (…)

J’achetai des encres de couleur, des porte-plumes et un assortiment de plumes dans une papeterie de la Grande Rue à Manosque, une merveilleuse encre d’un vert pâle appelé « April green » par son fabricant, Salis International à Hollywood en Floride, des encres de Chine indélébiles, un bleu cobalt et un vermillon de Lefranc et Bourgeois, un bleu outremer de Pelikan, une encre pigmentée pour la calligraphie, d’un rouge carmin très austère, fabriquée par Rohrer et Klingner à Leipzig. Je possède encore tous ces flacons d’encre, certaines ont séché depuis. J’achetai aussi du papier à lettres et des enveloppes. Les enveloppes coûtaient plus cher que le papier à lettres. J’utilisais l’encre américaine vert pâle pour écrire à ma mère, chaque matin avant de m’endormir, des mots parfois très longs que je laissais sur les tomettes du couloir devant la porte de sa chambre. Elle m’en laissait à son tour, rédigés au stylo à bille, quand elle quittait le prieuré avant mon réveil. Elle menait une vie sociale intense que je découvrais. (…)

La nuit, j’écrivais des lettres à ma famille et à mes amis, et pour me donner bonne conscience je comparais la rédaction de ces lettres aux exercices que font les danseurs à la barre afin de s’assouplir avant le spectacle. Ces lettres me maintenaient en forme et me permettraient de passer un jour à l’essentiel, à ce que mon contrat appelait « le prochain roman de l’auteur ». Ce fut l’anniversaire de Woglinde, je luis écrivis une lettre où je me servis de toutes mes encres et je lui envoyai une boîte de calissons (…) J’aurais pu remonter à Paris pour son anniversaire, mais j’étais empêtré dans mes mensonges : ma famille croyait que j’écrivais chaque nuit comme un dieu, du moins comme un prophète. Le moindre voyage, me disait-on, risquait de me déconcentrer.

Je fumais et je toussais beaucoup. Ma mère fit venir son médecin au prieuré, il plaisanta puis m’ausculta, aussi concentré que moi quand j’écoute du Webern. Ensuite il m’ignora et s’adressa à ma mère, exactement comme si j’avais huit ans : « Je serais vous, Madame, je lui ferais passer une radio des poumons. »(…)

Au laboratoire, une secrétaire s’empare de mon ordonnance comme s’il s’agissait d’un billet d’avion. Va-t-elle me demander si je préfère le côté couloir ou le côté hublot ? Nous pénétrons dans une salle d’attente où quatre ou cinq individus hyperanxieux sursautent rien qu’en voyant débarquer un couple aussi inoffensif que ma mère et moi.(…) J’ai l’impression d’être dans un film où des citoyens expatriés, réfugiés dans leur ambassade, guettent l’arrivée improbable du dernier hélicoptère qui leur permettrait d’échapper à la tuerie annoncée par les Kmers rouges. Il me faudra cinq minutes pour comprendre que, contrairement à moi, les autres ont déjà passé leur radio et s’attendent au pire. Une porte s’ouvre, un nom de famille est écorché, ma mère me souffle : « C’est ton tour. » Je me souviens des livres que j’ai lus sur la Résistance. Un type de la Gestapo vient vous chercher pour l’interrogatoire. Les camarades vous disent : « Courage! » Je suis l’otage tiré au sort qu’on extrait de sa cellule pour le fusiller. Je serre le bras de maman. (…)

J’avais arrêté de fumer la veille au soir en espérant naïvement donner le change aux rayons découverts un siècle plus tôt par le physicien Röntgen – « un nom de fabricant d’encre », pensais-je, mais en fait d’encre c’était de sang d’encre qu’il convenait de parler.(…)

Quel rôle donner à la charmante radiologiste, avec ses cheveux qu’elle va faire couper chez un coiffeur pour hommes, ses joues appétissantes, ses seins comme deux petits fruits ? Une déesse grecque qui préside aux agonies rapides? Y a -t-il une déesse du tabac ? La délicieuse Nicotina… (…)

Une fois la radio prise, on me fit poireauter plus d’un quart d’heure torse nu. La radiologiste ne réapparaissait pas. Un spécialiste des poumons planqué à l’étage, devait lui dire d’annoncer le résultat fatal à la personne qui m’accompagnait. Et moi, je restais là, à grelotter. Je remets ma chemise ou pas ? (…)

Le directeur du laboratoire surgit en tirant le rideau, tel le Commandeur dans le Don Juan de Mozart ! Et comme dans Don Juan, il me tendit la main : « Tout va bien, vous pouvez continuer de fumer. « L’imbécile ! » conclut ma mère.

François WEYERGANS, Trois jours chez ma mère

Au fil des mots (126): « médiocrité »

Prémices d’une vengeance

Mme Kampf se pencha sur l’épaule de sa fille qui écrivait sans lever le front.

  • C’est vrai qu’elle a une très jolie écriture, très formée…. Dis, Alfred, M. Julien Nassan, ce n’est pas celui qui a été en prison pour cette affaire d’escroquerie ?
  • Nassan ? Si.
  • Ah ! murmura Rosine, un peu étonnée.
  • Mais d’où sors-tu ? Il a été réhabilité, on le reçoit partout, c’est un garçon charmant, et surtout un homme d’affaires de tout premier ordre…
  • Il n’y en a que vingt-cinq, gémit Mme Kampf : jamais nous ne trouverons deux cents personnes, Alfred…
  • Mais si, mais si, ne commence pas à t’énerver. Où est ta liste à toi ? Tous les gens que tu as connus à Nice, à Deauville, à Chamonix, l’année dernière…(…)
  • Je voudrais bien savoir qui sont ces gens-là, tout de même, murmura-t-elle : c’est un lot de cartes que j’ai reçues pour la nouvelle année… Il y a des tas de petits gigolos que j’ai connus à Deauville…
  • Mais il en faut le plus possible, ça meuble, et s’ils sont habillés proprement…
  • Oh, mon cher, tu plaisantes, ils sont tous comtes, marquis, vicomtes pour le moins (…) Dis donc, Alfred, est-ce qu’on leur donne leurs titres en parlant ? je pense qu’il vaut mieux, n’est-ce pas ? Pas monsieur le marquis, naturellement, comme les domestiques, mais : cher marquis, ma chère comtesse… sans cela les autres ne s’apercevraient même pas que l’on reçoit des gens titrés…
  • Combien en as-tu, Antoinette ?
  • Cent soixante-douze, maman
  • Ah ! tout de même !

Les Kampf poussèrent ensemble un soupir de satisfaction et se regardèrent en souriant, comme deux acteurs sur la scène après un troisième rappel, avec une expression mêlée de lassitude heureuse et de triomphe.

  • Ça ne va pas mal, hein ?

Antoinette demanda timidement :

  • Est-ce que… est-ce que Mlle Isabelle Cossette, ce n’est pas « ma  » Mlle Isabelle ?
  • Eh bien, mais si…
  • Oh ! s’exclama Antoinette, pourquoi est-ce que tu l’invites ? (…)
  • La petite a raison, remarqua Kampf surpris ; qu’est-ce qui te prend d’inviter cette vieille folle ? tu ne peux pas la sentir…

Mme Kampf haussa les épaules avec colère :

  • Ah ! tu ne comprends rien… Comment veux-tu que la famille l’apprenne sans ça ? (…) Enfin, c’est bien simple, si on n’invite pas Isabelle, si je ne sais pas que le lendemain, ils crèveront tous de jalousie, j’aime autant ne pas donner de bal du tout ! Écris, Antoinette.
  • Est-ce qu’on dansera dans les deux salons ?
  • Naturellement, et dans la galerie… tu sais que notre galerie est très belle… je louerai des corbeilles de fleurs en quantité ; tu verras comme ce sera joli dans la grande galerie, toutes ces femmes en grande toilette avec de beaux bijoux, les hommes en habit. (…) Le souper, naturellement par petites tables…
  • Un bar, peut-être, pour commencer ?
  • C’est une idée… il faut les dégeler dès qu’ils arrivent. On pourrait installer le bar dans la chambre d’Antoinette. Elle coucherait dans la lingerie ou le petit cabinet de débarras au bout du couloir, pour une nuit…

Antoinette tressaillit violemment. Elle était devenue toute pâle ; elle murmura d’une voix basse, étranglée :

  • Est-ce que je ne pourrais pas rester seulement un petit quart d’heure ?

Un bal… Mon dieu, mon Dieu, ce serait possible qu’il y eût là, à deux pas d’elle, cette chose splendide qu’elle se représentait vaguement comme un mélange confus de folle musique, de parfums enivrants, de toilettes éclatantes… de paroles amoureuses chuchotées dans un boudoir écarté, obscur et frais comme une alcôve…et qu’elle fût couchée ce soir-là, comme tous les soirs, à neuf heures comme un bébé… Peut-être des hommes qui savaient que les Kampf avaient une fille demanderaient-ils où elle était ; et sa mère répondrait avec son petit rire détestable : « Oh, mais elle dort depuis longtemps, voyons… » Et pourtant qu’est-ce que ça pouvait lui faire qu’Antoinette, elle aussi, eût sa part de bonheur sur cette terre ? …Oh, mon Dieu, danser une fois, une seule fois, avec une jolie robe, comme une vraie jeune fille, serrée dans les bras d’un homme… Elle répéta avec une sorte de hardiesse désespérée en fermant les yeux, comme si elle appuyait sur sa poitrine un revolver chargé :

  • Seulement un petit quart d’heure, dis, maman ?
  • Quoi ? cria Mme Kampf stupéfaite, répète un peu…(…) Ça, par exemple, ça, c’est magnifique, cria-t-elle d’une voix enrouée de colère : cette gamine, cette morveuse, venir au bal, voyez-vous ça !… Attends un peu, je te ferai passer toutes ces idées de grandeur, ma fille (…) Apprends, ma petite, que je commence seulemement à vivre, moi, tu entends, moi, et que je n’ai pas l’intention de m’embarrasser de sitôt d’une fille à marier… Je ne sais pas ce qui me retient de t’allonger les oreilles pour te changer les idées, continua-t-elle sur le même ton, en faisant un mouvement vers Antoinette.

Antoinette recula et pâlit davantage ; une expression égarée, désespérée dans ses yeux, frappa Kampf d’une sorte de pitié.

  • Allons ; laisse-la, dit-il en arrêtant la main levée de Rosine : elle est fatiguée, énervée, cette petite, elle ne sait pas ce qu’elle dit… va te coucher, Antoinette.

Antoinette ne bougeait pas ; sa mère la poussa légèrement par les épaules :

  • Allez, ouste, et sans répliquer ; file, ou bien gare…

Antoinette tremblait de tous ses membres, mais elle sortit avec lenteur sans une larme.

  • Charmant, dit Mme Kampf quand elle fut partie ; ça promet. (…) Je la materai, je t’en réponds…
  • Mais ça lui passera en dormant ; elle était fatiguée ; il est déjà onze heures ; elle n’a pas l’habitude de se coucher si tard : c’est ça qui l’aura énervée. Continuons la liste, c’est plus intéressant, dit Kampf.

Irène NÉMIROVSKY, Le Bal

Un destin unique…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ir%C3%A8ne_N%C3%A9mirovsky

Au fil des mots (125) : « pillage »

Baronne de Rothschild et les siens

Alors l’idée me traverse que tout n’est peut-être pas perdu, qu’il ne faut jamais désespérer de la sensibilité dans l’homme et que jusqu’à la fin il y a quelque chose à sauver de l’âme la plus vile. Comme il se dirige vers ma rangée et que je fais partie des tableaux sortis des caisses pour être régulièrement montrés aux visiteurs, il sera peut-être sensible sinon à l’éclat que l’on m’attribue du moins au génie d’Ingres. Le petit homme maigre qui flotte dans son uniforme s’arrête effectivement devant moi, se campe sur ses deux jambes, les mains dans les poches, le buste en arrière, pour m’observer plus longuement ; il semble troublé par ce qui se dégage du portrait, peut-être même ému, qui sait. Mais, lorsqu’il se rapproche de la caisse contre laquelle je suis posée et qu’il lit mon nom sur l’étiquette, il a un brusque mouvement de recul ; une grimace violente le défigure soudain, une moue de mépris tord sa bouche, il prend son inspiration et expectore un épais crachat que je reçois en pleine figure, puis il passe son chemin.

Il n’y a pas de mots pour dire cette humiliation-là. Un homme arrivé impromptu peu avant a assisté à la scène mais il est resté en retrait ; c’est l’un des experts en art. Il attend que le Gauleiter ait disparu pour s’avancer vers moi, sortir son mouchoir blanc et effacer l’immondice qui dégouline sur mon visage. Il croit essuyer des traces de salive quand ce sont des traces de larmes. (…)

Plus un bruit, plus une lueur. Le noir et le silence absolus. J’entends les appels de mes compagnons d’infortune. Est-ce le râle de l’Astronome qui se mêle aux murmures de la Pompadour ? Aucun d’entre nous n’est assuré de survivre à cet enterrement collectif. Combien de siècles faudra-t-il pour qu’on nous retrouve ? (…) Comment supporteront-ils cette épreuve, mes compagnons d’infortune, les livres si précieux de la Biblioteca Herziana de Rome et la Madone de Michel-Ange, le sarcophage grec de Salonique et les fameux Rembrandt, nos propres bronzes baroques et les Lippi déménagés à la hâte de l’abbaye de Monte Cassino ?

Un silence d’une rare intensité enveloppe notre musée souterrain. (…)

Il a suffi que la silhouette des premiers soldats se détache au loin, bien que la puissance aveuglante du halo ne permette pas de distinguer les uniformes, juste leur couleur et la forme des casques. On respire mieux au fur et à mesure que l’on voit mieux. Un officier est à leur tête. Il semble tellement sidéré par le spectacle qu’il est incapable de prononcer le moindre mot. (…) L’Allemand, historien de l’art dans le civil, l’accompagne dans cette première tournée d’inspection. On dirait deux collègues étudiant une collection. Ce qu’ils sont, au fond. (…)

Alors qu’ils poursuivent leur visite, le colonel Davitt prend la mesure de sa découverte. Tant et si bien qu’il enchaîne les superlatifs pour décrire cette réunion d’oeuvres d’art qu’aucun musée au monde ne pourra plus jamais présenter, sauf à déclencher une nouvelle guerre mondiale assortie d’un pillage généralisé. Puis les commentaires des visiteurs baissent d’intensité jusqu’à se fondre dans une sidération muette. C’est signe qu’ils sont parvenus devant L’Agneau mystique de Gand…

Pierre ASSOULINE, Le portrait