Au fil des mots (125) : « pillage »

Baronne de Rothschild et les siens

Alors l’idée me traverse que tout n’est peut-être pas perdu, qu’il ne faut jamais désespérer de la sensibilité dans l’homme et que jusqu’à la fin il y a quelque chose à sauver de l’âme la plus vile. Comme il se dirige vers ma rangée et que je fais partie des tableaux sortis des caisses pour être régulièrement montrés aux visiteurs, il sera peut-être sensible sinon à l’éclat que l’on m’attribue du moins au génie d’Ingres. Le petit homme maigre qui flotte dans son uniforme s’arrête effectivement devant moi, se campe sur ses deux jambes, les mains dans les poches, le buste en arrière, pour m’observer plus longuement ; il semble troublé par ce qui se dégage du portrait, peut-être même ému, qui sait. Mais, lorsqu’il se rapproche de la caisse contre laquelle je suis posée et qu’il lit mon nom sur l’étiquette, il a un brusque mouvement de recul ; une grimace violente le défigure soudain, une moue de mépris tord sa bouche, il prend son inspiration et expectore un épais crachat que je reçois en pleine figure, puis il passe son chemin.

Il n’y a pas de mots pour dire cette humiliation-là. Un homme arrivé impromptu peu avant a assisté à la scène mais il est resté en retrait ; c’est l’un des experts en art. Il attend que le Gauleiter ait disparu pour s’avancer vers moi, sortir son mouchoir blanc et effacer l’immondice qui dégouline sur mon visage. Il croit essuyer des traces de salive quand ce sont des traces de larmes. (…)

Plus un bruit, plus une lueur. Le noir et le silence absolus. J’entends les appels de mes compagnons d’infortune. Est-ce le râle de l’Astronome qui se mêle aux murmures de la Pompadour ? Aucun d’entre nous n’est assuré de survivre à cet enterrement collectif. Combien de siècles faudra-t-il pour qu’on nous retrouve ? (…) Comment supporteront-ils cette épreuve, mes compagnons d’infortune, les livres si précieux de la Biblioteca Herziana de Rome et la Madone de Michel-Ange, le sarcophage grec de Salonique et les fameux Rembrandt, nos propres bronzes baroques et les Lippi déménagés à la hâte de l’abbaye de Monte Cassino ?

Un silence d’une rare intensité enveloppe notre musée souterrain. (…)

Il a suffi que la silhouette des premiers soldats se détache au loin, bien que la puissance aveuglante du halo ne permette pas de distinguer les uniformes, juste leur couleur et la forme des casques. On respire mieux au fur et à mesure que l’on voit mieux. Un officier est à leur tête. Il semble tellement sidéré par le spectacle qu’il est incapable de prononcer le moindre mot. (…) L’Allemand, historien de l’art dans le civil, l’accompagne dans cette première tournée d’inspection. On dirait deux collègues étudiant une collection. Ce qu’ils sont, au fond. (…)

Alors qu’ils poursuivent leur visite, le colonel Davitt prend la mesure de sa découverte. Tant et si bien qu’il enchaîne les superlatifs pour décrire cette réunion d’oeuvres d’art qu’aucun musée au monde ne pourra plus jamais présenter, sauf à déclencher une nouvelle guerre mondiale assortie d’un pillage généralisé. Puis les commentaires des visiteurs baissent d’intensité jusqu’à se fondre dans une sidération muette. C’est signe qu’ils sont parvenus devant L’Agneau mystique de Gand…

Pierre ASSOULINE, Le portrait

4 commentaires sur “Au fil des mots (125) : « pillage »

  1. Oh la la……
    Vite me le procurer!
    Et quels sont les gens en grand habit devant le tableau à nouveau accroché?
    Une arrière arrière petite fille de la dame magnifique de la toile?
    Je vais me régaler…..

    Aimé par 1 personne

  2. 4ème de couverture : Et si un tableau pouvait parler ? Dire tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, partout où il est accroché ? Le portrait de la baronne Betty de Rothschild, peint par Ingres en 1848, raconte un siècle et demi des fastes et des tourments de la famille. Du 19 rue Laffitte, où se croisaient le duc d’Orléans, Rossini, Chopin, Balzac, Adolphe Thiers et Napoléon III, à l’hôtel Lambert aujourd’hui, en passant par les années sombres de l’Occupation et les généreux prêts aux musées, se dévoile l’une des plus célèbres et des plus secrètes dynasties financières d’Europe.

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