Au fil des mots (126): « médiocrité »

Prémices d’une vengeance

Mme Kampf se pencha sur l’épaule de sa fille qui écrivait sans lever le front.

  • C’est vrai qu’elle a une très jolie écriture, très formée…. Dis, Alfred, M. Julien Nassan, ce n’est pas celui qui a été en prison pour cette affaire d’escroquerie ?
  • Nassan ? Si.
  • Ah ! murmura Rosine, un peu étonnée.
  • Mais d’où sors-tu ? Il a été réhabilité, on le reçoit partout, c’est un garçon charmant, et surtout un homme d’affaires de tout premier ordre…
  • Il n’y en a que vingt-cinq, gémit Mme Kampf : jamais nous ne trouverons deux cents personnes, Alfred…
  • Mais si, mais si, ne commence pas à t’énerver. Où est ta liste à toi ? Tous les gens que tu as connus à Nice, à Deauville, à Chamonix, l’année dernière…(…)
  • Je voudrais bien savoir qui sont ces gens-là, tout de même, murmura-t-elle : c’est un lot de cartes que j’ai reçues pour la nouvelle année… Il y a des tas de petits gigolos que j’ai connus à Deauville…
  • Mais il en faut le plus possible, ça meuble, et s’ils sont habillés proprement…
  • Oh, mon cher, tu plaisantes, ils sont tous comtes, marquis, vicomtes pour le moins (…) Dis donc, Alfred, est-ce qu’on leur donne leurs titres en parlant ? je pense qu’il vaut mieux, n’est-ce pas ? Pas monsieur le marquis, naturellement, comme les domestiques, mais : cher marquis, ma chère comtesse… sans cela les autres ne s’apercevraient même pas que l’on reçoit des gens titrés…
  • Combien en as-tu, Antoinette ?
  • Cent soixante-douze, maman
  • Ah ! tout de même !

Les Kampf poussèrent ensemble un soupir de satisfaction et se regardèrent en souriant, comme deux acteurs sur la scène après un troisième rappel, avec une expression mêlée de lassitude heureuse et de triomphe.

  • Ça ne va pas mal, hein ?

Antoinette demanda timidement :

  • Est-ce que… est-ce que Mlle Isabelle Cossette, ce n’est pas « ma  » Mlle Isabelle ?
  • Eh bien, mais si…
  • Oh ! s’exclama Antoinette, pourquoi est-ce que tu l’invites ? (…)
  • La petite a raison, remarqua Kampf surpris ; qu’est-ce qui te prend d’inviter cette vieille folle ? tu ne peux pas la sentir…

Mme Kampf haussa les épaules avec colère :

  • Ah ! tu ne comprends rien… Comment veux-tu que la famille l’apprenne sans ça ? (…) Enfin, c’est bien simple, si on n’invite pas Isabelle, si je ne sais pas que le lendemain, ils crèveront tous de jalousie, j’aime autant ne pas donner de bal du tout ! Écris, Antoinette.
  • Est-ce qu’on dansera dans les deux salons ?
  • Naturellement, et dans la galerie… tu sais que notre galerie est très belle… je louerai des corbeilles de fleurs en quantité ; tu verras comme ce sera joli dans la grande galerie, toutes ces femmes en grande toilette avec de beaux bijoux, les hommes en habit. (…) Le souper, naturellement par petites tables…
  • Un bar, peut-être, pour commencer ?
  • C’est une idée… il faut les dégeler dès qu’ils arrivent. On pourrait installer le bar dans la chambre d’Antoinette. Elle coucherait dans la lingerie ou le petit cabinet de débarras au bout du couloir, pour une nuit…

Antoinette tressaillit violemment. Elle était devenue toute pâle ; elle murmura d’une voix basse, étranglée :

  • Est-ce que je ne pourrais pas rester seulement un petit quart d’heure ?

Un bal… Mon dieu, mon Dieu, ce serait possible qu’il y eût là, à deux pas d’elle, cette chose splendide qu’elle se représentait vaguement comme un mélange confus de folle musique, de parfums enivrants, de toilettes éclatantes… de paroles amoureuses chuchotées dans un boudoir écarté, obscur et frais comme une alcôve…et qu’elle fût couchée ce soir-là, comme tous les soirs, à neuf heures comme un bébé… Peut-être des hommes qui savaient que les Kampf avaient une fille demanderaient-ils où elle était ; et sa mère répondrait avec son petit rire détestable : « Oh, mais elle dort depuis longtemps, voyons… » Et pourtant qu’est-ce que ça pouvait lui faire qu’Antoinette, elle aussi, eût sa part de bonheur sur cette terre ? …Oh, mon Dieu, danser une fois, une seule fois, avec une jolie robe, comme une vraie jeune fille, serrée dans les bras d’un homme… Elle répéta avec une sorte de hardiesse désespérée en fermant les yeux, comme si elle appuyait sur sa poitrine un revolver chargé :

  • Seulement un petit quart d’heure, dis, maman ?
  • Quoi ? cria Mme Kampf stupéfaite, répète un peu…(…) Ça, par exemple, ça, c’est magnifique, cria-t-elle d’une voix enrouée de colère : cette gamine, cette morveuse, venir au bal, voyez-vous ça !… Attends un peu, je te ferai passer toutes ces idées de grandeur, ma fille (…) Apprends, ma petite, que je commence seulemement à vivre, moi, tu entends, moi, et que je n’ai pas l’intention de m’embarrasser de sitôt d’une fille à marier… Je ne sais pas ce qui me retient de t’allonger les oreilles pour te changer les idées, continua-t-elle sur le même ton, en faisant un mouvement vers Antoinette.

Antoinette recula et pâlit davantage ; une expression égarée, désespérée dans ses yeux, frappa Kampf d’une sorte de pitié.

  • Allons ; laisse-la, dit-il en arrêtant la main levée de Rosine : elle est fatiguée, énervée, cette petite, elle ne sait pas ce qu’elle dit… va te coucher, Antoinette.

Antoinette ne bougeait pas ; sa mère la poussa légèrement par les épaules :

  • Allez, ouste, et sans répliquer ; file, ou bien gare…

Antoinette tremblait de tous ses membres, mais elle sortit avec lenteur sans une larme.

  • Charmant, dit Mme Kampf quand elle fut partie ; ça promet. (…) Je la materai, je t’en réponds…
  • Mais ça lui passera en dormant ; elle était fatiguée ; il est déjà onze heures ; elle n’a pas l’habitude de se coucher si tard : c’est ça qui l’aura énervée. Continuons la liste, c’est plus intéressant, dit Kampf.

Irène NÉMIROVSKY, Le Bal

Un destin unique…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ir%C3%A8ne_N%C3%A9mirovsky

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