Wien, Wien nur du allein !

Si vous avez apprécié le texte d’hier soir (au fil des mots (39) : « maestro »), voici la réédition d’un article que j’avais posté précédemment à propos de cet auteur et de ses deux fins limiers. Vous aimez l’ambiance Mitteleuropa? Vous connaissez Vienne? Vous aimez la musique? Cette série est pour vous !

Bonne (re)découverte !

∴ 

 

En toile de fond: la mythique Vienne toujours impériale au début du XXème siècle.

En toile de fond, mais de quoi?

D’une série de polars historiques dans lesquels le médecin psychiatre Max Liebermann et l’inspecteur de police Oskar Rheinhardt, amis dans la vie, tentent d’élucider de nombreux crimes horribles et à prime abord inexplicables. La perspicacité bon enfant de l’inspecteur et la mise en pratique par le médecin des toutes nouvelles théories psychanalytiques de Freud vont faire merveille au cours d’enquêtes haletantes, sordides, étonnantes, parfois hallucinées et sanglantes.

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L’auteur Frank Tallis déroule ces histoires dans une reconstitution historique impeccable. On retrouve ici toute la minutie des détails, la recréation d’une atmosphère, la vie quotidienne. Tout s’y trouve effectivement.

Les intellectuels décontenancés ou enragés par les théories de Freud, qu’on rencontre dans son bureau derrière la fumée de ses célèbres cigares…

Les cafés et restaurants viennois. L’inspecteur est un incorrigible gourmand succombant à toutes sortes de pâtisseries alléchantes; le médecin, un grand amateur de cafés en tous genres et souvent améliorés…

 

La géographie de la ville, les fiacres, les tramways, les beaux quartiers, la banlieue sinistre, les alentours boisés, le Belvédère, le Prater, la Grande roue. Sa météo changeante, ses hivers sibériens, ses étés orageux…

La musique. Max fréquente l’opéra, Oskar aime les bals et la valse. Max est bon pianiste, Oskar a une jolie voix de baryton et une fois par semaine, ils se font une soirée musicale découvrant ensemble les lieder de Schubert, de Wolf, de Brahms, de Mahler. La vie musicale est agitée par la présence de Gustav Mahler justement, génial compositeur, chef d’orchestre et un directeur de l’opéra flamboyant et haï. Schönberg frappe aussi à la porte.

Les beaux-arts. Max visite volontiers le Palais d’exposition de la Sécession et y admire les œuvres de Klimt.

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Les codes de la société, la politesse, les mœurs, les velléités de certaines femmes intellectuelles de s’extraire de leur condition en fréquentant l’université, la révolte en douceur de Max contre les coutumes et traditions de sa famille juive.

La franc-maçonnerie, la société moderne en devenir qui étouffe sous l’étiquette et les ors de l’empire austro-hongrois, les révoltes des peuples conquis aux frontières lointaines, l’espionnage et les attentats des indépendantistes hongrois, tchèques ou polonais, les pangermanistes se saoulant de Wagner… L’anti-sémitisme banalisé et rampant qui gronde partout et annonce les drames futurs et la folie du petit caporal moustachu.

610FLb-ZAJL._UX250_.jpgAvec un style alerte, une bonne dose d’humour noir et une construction romanesque efficace, Frank Tallis nous immerge dans un monde au bord de l’explosion, « qui danse sur un volcan » mais qui fascine par son bouillonnement intellectuel et artistique, et sa frivolité vénéneuse.

J’avais personnellement dévoré les trois premiers tomes. Puis arrivée au milieu de la série, j’avais décidé de me mettre en attente, ne voulant pas brusquer le moment où il faudrait dire adieu à ces personnages attachants. Mais rien n’y a fait… j’ai tout lu!

Frank Tallis a en effet décidé de se consacrer dorénavant à la littérature fantastique.

Mais bonne nouvelle ! En cherchant quelques informations pour rédiger cette chronique, j’ai appris qu’un septième9781681776439.jpg tome allait paraître en anglais au printemps 2018. Le titre est alléchant! *

Bonne découverte à ceux qui feront le voyage littéraire dans la Mitteleuropa!

*Paru depuis en français et en poche…

 

Au fil des mots (39) : « maestro »

Extase pianistique   

    Mahler plaça le crayon avec un soin exagéré sur la carte.

  • Je sais où vous allez après les répétitions pour échafauder vos petits complots, Herr Treffen. Ce monsieur…

   Il désigna Liebermann.

  • …vous a entendu. Inutile de mentir. Vous avez été découvert.(…) Je ne veux pas vous humilier, ni faire de vous un exemple, loin de moi cette idée. Mais je tiens à diriger un orchestre composé de musiciens prêts à partager ma vision, des hommes dont je peux attendre, dans la mesure du raisonnable, une certaine loyauté.

    Treffen voulut intervenir, mais Mahler leva la main.

  • La situation déplaisante dans laquelle nous nous trouvons peut être résolue de façon civilisée et sans qu’aucun de nous en pâtisse. Je crois que vous savez comment.

   Gêné, Treffen se balança d’un pied sur l’autre et, après une longue délibération avec lui-même, à la fois difficile et douloureuse, il déclara d’une voix tendue:

  • Herr Direktor, je vous présente ma démission.
  • Accepté, dit Mahler. (…) Encore une chose, Herr Treffen. Soyez assez aimable pour informer vos complices que je n’ai pas l’intention d’entreprendre d’autre action pour l’instant. (…) Mais si jamais des événements de ce genre se reproduisaient, je ne me montrerai pas aussi indulgent.

  Alors que, jusqu’ici, Treffen était parvenu à se maîtriser, il ne put contenir son ressentiment et son amertume.

  • Ils n’ont que faire de votre magnanimité ! ricana-t-il. Vous vous croyez supérieur, hein? Touché par le génie ? Laissez-moi rire. Vous n’arrivez pas à la cheville de l’ancien directeur. Quant à vos symphonies… je préfère me taire. Vous n’êtes qu’un pathétique petit…

   Alors qu’il s’apprêtait à proférer l’insulte fatale, Mahler l’arrêta. (…)

  • Prenez garde, Herr Treffen. Si je suis pour l’instant porté à l’indulgence, cela pourrait changer, car comme vous ne le savez que trop bien, je suis sujet à des sautes d’humeur.(…)

   Défiguré par la rage, Treffen se couvrit subitement de plaques rouges sur le visage et le cou. Puis il maugréa quelques phrases inintelligibles avant de lâcher un juron et de sortir en claquant la porte à toute force, faisant vibrer les carreaux des fenêtres. (…)

   Mahler appela Przistaupinsky et commanda du thé. Quand le secrétaire revint avec un plateau où tintait la porcelaine, Liebermann remarqua tout de suite les gâteaux à l’abricot.

  • Ah ! Excellente idée, s’écria Mahler.
  • Ils viennent du Café Mozart, murmura Przistaupinsky.
  • J’espère que vous aimez les Marillenknödel, Herr Doktor?
  • Je les apprécie énormément.
  • Vous m’en voyez ravi. Je me méfie de ceux qui n’aiment pas les Marillenknödel. Ma sœur Justi est la détentrice d’une ancienne recette tout à fait remarquable.

   Mahler parlait de ces gâteaux avec la même conviction et le même enthousiasme que s’il avait loué la beauté transcendante du Liebestod de Wagner.

  • Mais le chef du Café Mozart ne se débrouille pas mal, poursuivit le maestro. N’est-ce pas Alois?
  • Absolument, Herr Doktor.

   Przistaupinsky versa le thé et servit les pâtisseries. D’un brun doré, saupoudrées de sucre glace, elles étaient encore chaudes. La fourchette de Liebermann s’enfonça dans la croûte et le gâteau s’ouvrit, révélant un abricot entier : l’incision et l’intérieur humide créaient une impression sexuelle déconcertante.

   Przistaupinsky s’éclipsa, les deux hommes parlèrent encore un peu de leur victoire sur Treffen, puis leur conversation changea d’orientation. (…)

  • Vous lisez la musique?
  • Oui, répondit Liebermann.
  • Ça vous dirait de…
  • C’est impossible, je n’oserais jamais…
  • Balivernes, répliqua Mahler en faisant de la place pour le jeune docteur sur la banquette du piano.

   Libermann obéit comme dans un rêve. Ses doigts étaient glacés et il se frotta les mains pour les réchauffer.

  • Sans doute cette partition ne vous sera pas tout à fait étrangère, poursuivit Mahler, peu conscient de la crise de confiance de son compagnon. Le thème d’introduction est tiré de mon cycle des Rückertlieder. Vous êtes prêt?

   Liebermann fixa la partition avec une telle intensité que les portées se brouillèrent. Puis il déglutit et répondit « oui » d’une voix étranglée.

   Ils commencèrent à jouer et la pièce s’emplit d’une telle beauté que Liebermann en oublia son trac. La mélodie coulait, lente et immatérielle, occupant un univers tonal à la fois extatique et d’une tristesse poignante. Liebermann n’avait jamais rien entendu de pareil, cette musique suscitait chez lui des émotions subtiles nées des profondeurs de son âme. Étrangement éloquente, elle suggérait des combats déchirants portés par une houle océanique. Si l’âme exténuée s’éloignait de l’existence temporelle, l’attrait de la paix éternelle n’était pas assez fort pour éclipser les nourritures terrestres, les souvenirs de plaisirs tout simples : le soleil sur un visage tourné vers le ciel, un sourire d’enfant, la brise matinale dans les montagnes, l’odeur des fleurs après la pluie d’été, le flamboiement de l’amour physique. L’âme s’envolait, non sans regrets, pour un monde meilleur et l’acceptation douloureuse que certaines extases seraient à jamais perdues. Le thème luttait contre une résolution perpétuellement repoussée. Puis la musique atteignit une intensité intolérable et quand vint le lent déclin de la phrase finale, Liebermann eut du mal à retenir ses larmes.

   L’âme se libérait sur un accord de fa majeur, pur et translucide, suivi d’un silence habité de résonances ineffables.

   Le directeur posa les mains sur ses genoux et se tourna vers Liebermann.

  • Eh bien, qu’en pensez-vous?

   Liebermann demeura muet.

Frank TALLIS, Petite musique de la mort

Au fil des mots (38) : « réputation »

Una bella figura come si dice in italiano!   

   Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateur de Laurence, il y avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s’avouait point homme de lettres. Il avait de l’esprit, beaucoup d’usage du monde quelque instruction et une sorte de talent. Fils d’un banquier, il avait hérité d’une fortune considérable, et ne songeait point à l’augmenter, mais ne se mettait guère en peine d’en faire un usage plus noble que d’acheter des chevaux, d’avoir des loges aux théâtres, de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes. Quoique ce ne fût ni un grand esprit, ni un grand coeur, il faut dire à son excuse qu’il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ces temps-ci. C’était un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale ; passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises qu’elles fussent ; capable de faire le mal par occasion et non par goût ; sceptique par éducation, par habitude et par ton, porté aux vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus que par nature et par choix ; du reste, critique intelligent, écrivain pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un peu de tout ; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et fréquentant la mauvaise sans effronterie ; consacrant une grande partie de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir avec luxe les célébrités. Il était bienvenu partout, et partout il était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les personnes d’un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce qu’il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était précisément ce que les gens du monde appellent un homme d’esprit, les artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule des intelligences vulgaires ; riche, on devait lui savoir gré de n’être ni un juif, ni un sot, ni un maniaque. 

   Il était de ces gens qu’on rencontre partout, que tout le monde connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il n’était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il n’eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs, point d’entreprise où il n’eût quelque influence, point de cercle dont il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n’était pas le dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le monde ; c’était un certain savoir-faire, plein d’égoïsme, exempt de passion, mêlé de vanité et soutenu d’assez d’esprit pour faire paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de l’art qu’il ne l’était en effet.

George SAND, Pauline

Par Saint-George, elle était olympique avant de Coubertin!

Je vous repropose cet article précédemment publié le 18 juin 2016 car il entre en résonance avec celui publié ce jour par Jean-Marc Onkelinx sur son blog : https://jmomusique.blog/

C’est une bien étrange histoire qui vient d’arriver à Julien Chauvin et ses amis musiciens en voulant donner à leur orchestre le nom de « Concert de la Loge Olympique », en référence à un orchestre portant ce nom en 1781 et issu de la « Société Olympique », une loge maçonnique fondée à Paris.

Au Siècle des Lumières et dans cette période pré-révolutionnaire, le Concert de la Loge Olympique était considéré comme un des meilleurs orchestres d’Europe, avait reçu la protection de Marie-Antoinette et rassembla de nombreux compositeurs fondateurs du Conservatoire de Paris (dont Cherubini). Il commanda notamment à Haydn ses six symphonies de Paris et les créa.

« La première preuve d’un succès avéré se manifeste par la commande du comte d’Ogny (1757-1790) de six symphonies destinées au répertoire du Concert de la Loge Olympique parisienne, société réputée dans toute l’Europe pour ses qualités d’exécution. En 1785 et 1786, six chefs-d’œuvre voient ainsi le jour (symphonies n° 82 à 87), inaugurant la série insurpassée des vingt-trois dernières symphonies du maître. Toutes ces compositions intéressèrent au premier chef les éditeurs français tant le public parisien montra une insatiable avidité à les entendre et les réentendre. »

Alexandre DRATWICKI, La réception des symphonies de Haydn à Paris. de nouvelles perspectives de recherche…

Aujourd’hui, Julien Chauvin, à l’instar d’autres formations spécialisées dans les interprétations historiques (Le Concert Spirituel, Les Arts Florissants, La Grande Ecurie et la chambre du roi…), a voulu donner une identité originale à son orchestre en puisant dans l’histoire de la musique durant la période révolutionnaire, dans le répertoire de la période « classique » de Haydn et de Mozart, et son choix se porta donc sur « le Concert de la Loge Olympique ».

 

(La rue est située entre la rue Royale et la rue Cambon, et donne dans la rue Saint-Honoré).

Au fil des mots (37) : « mur »

Passage périlleux  

   La barrière s’est soulevée. Dès que j’ai enjambé la ligne blanche tracée sur le sol, le garde-frontière m’a attrapé par le bras.

  • Venez par ici, vous…

   Il m’a poussé dans la bicoque en préfabriqué du poste frontalier où nous ont rejoints le flic en civil et un gradé plus âgé dont la veste militaire était ornée de plusieurs décorations. Pas de siège dans cette petite pièce étouffante, seulement une longue table devant laquelle le garde m’a fait signe de me placer. (…) J’ai pris ma respiration, tentant de réprimer la peur qui montait en moi.

  • Vous habitez Berlin-Ouest.
  • Oui.
  • Vous y faites quoi?
  • Je prépare un livre
  • Quel genre de livre?
  • Un roman.
  • Un roman sur quoi?
  • Sur mon premier grand chagrin d’amour.

Il m’a lancé un regard mauvais.(…)

  • Pourquoi êtes-vous venu de ce côté, aujourd’hui?
  • Je voulais voir une exposition à l’Altes Museum.
  • Pourquoi?
  • Parce qu’elle m’intéressait. (…)
  • N’était-ce pas plutôt pour aller voir quelqu’un?
  • Pas du tout.
  • Vous mentez.
  • Vous en avez la preuve?

   J’étais presque certain qu’ils ne m’avaient pas vu entrer dans l’immeuble de Judit et qu’ils n’avaient donc aucune piste sérieuse. (…)

  • Je sais que vous mentez, a insisté l’officier. Et je voudrais contrôler le contenu de votre sac.

   J’ai affecté un air dégagé en déposant mon fardeau sur la table. Il en a sorti un bloc-notes vierge, mon paquet de tabac et le papier à rouler, divers crayons et stylos, une édition de poche de Notre agent à La Havane, de Graham Greene, et une tablette de chocolat Ritter à moitié entamée. Après avoir tout examiné, il m’a ordonné de vider mes poches : des clés, des pièces de monnaie et mon portefeuille, dont il a retiré toutes les cartes pour les inspecter.

  • Votre veste, maintenant, et votre montre aussi.

  Le flic en civil ne me quittait pas des yeux. Je n’en menais pas large, espérant que l’enveloppe dans ma ceinture n’était pas visible, à moins, bien sûr, qu’ils ne me demandent de retirer ma chemise… L’officier a vérifié chaque poche de ma vareuse, tourné et retourné dans sa main l’Omega noire des années 50 que mon grand-père m’avait offerte quand j’étais adolescent. J’ai senti la sueur commencer à couler dans mon dos ; malgré l’aplomb que j’avais affiché jusqu’ici, la perspective d’être retenu plusieurs jours pour tentative d’espionnage, contrebande ou quelque autre prétexte me remplissait de crainte.

  • Attendez ici, a déclaré l’officier.

  Il a fourré toutes mes affaires dans mon sac et, ainsi chargé, a quitté le poste de contrôle, le flic en civil sur ses talons. Le garde est sorti après eux, verrouillant la porte derrière lui. Je suis resté seul pendant au moins deux heures – une estimation, puisqu’ils avaient aussi emporté ma montre -, assis par terre, perdu dans mes pensées. L’isolement et la privation de toute distraction constituaient une forme de torture psychologique insidieuse qui sapait rapidement le moral. Avec, en plus, l’angoisse lancinante de se demander quel sort ils étaient en train de me réserver, quelle option ils choisissaient. Et dire que Petra avait enduré et surmonté ce traitement pendant des semaines.

   Soudain, la porte s’est ouverte, me tirant de cette spirale d’incertitude. Le garde-frontière est venu à la table, a laissé tomber mon sac dessus.

  • Debout. Voici vos affaires. Vérifiez qu’il ne manque rien. – J’ai obtempéré, confirmant d’un hochement de tête que tout était là. – Remettez votre veste. Bon. Tenez, votre passeport. Vous pouvez passer.

  Une multitude de questions se bousculaient dans mon cerveau : pourquoi avaient-ils soudain conclu que je n’étais pas suspect ? Pourquoi n’étaient-ils pas allés jusqu’à la fouille au corps, s’ils pensaient que je transportais quelque chose d’important ? Quelle avait été l’attitude de Judit, au final? Mais le principal était qu’ils m’avaient laissé libre, et je n’en demandais pas plus.

  Quelques minutes plus tard, j’étais revenu dans le secteur occidental et je dévalais les escaliers de la station de Kochstrasse. Une fois sur le quai, j’ai retiré l’enveloppe de mon jean et j’ai passé une bonne partie du trajet à la lisser sur mes genoux.

   Bientôt, j’étais au pied de notre immeuble et je cherchais la clé de la porte d’en bas, qui s’est ouverte à la volée. Petra s’est jetée dans mes bras.

  • Je guettais à la fenêtre depuis un temps fou, morte d’inquiétude, a-t-elle expliqué à voix basse après un premier baiser.
  • Hé, j’ai une heure d’avance!
  • Tu l’as vue?

   Je lui ai remis la petite liasse de photos.

  • L’enveloppe était cachée sur moi, donc elle est un peu froissée…

   Allant s’asseoir sur la première marche de l’escalier, Petra s’est mise à regarder les photos une par une, étouffant un cri de ravissement ou un sanglot à chaque image de Johannes. À la fin, elle ne retenait plus ses larmes et je suis venu près d’elle pour l’enlacer.

  • Je n’aurais dû te laisser aller là-bas, a-t-elle articulé entre ses larmes. Il ne fallait pas, mais… je voulais le voir, tellement… (…) 

   À mon réveil, Petra était assise dans le lit à côté de moi, une cigarette dans une main et, dans l’autre une photo de Johannes en train de contempler avec des yeux émerveillés le ballon qu’il tenait par un fil.

Douglas KENNEDY, Cet instant-là