Au fil des mots (52) : « cocasse »

 Façon de faire connaissance

   Au moment même, en effet, où j’étais entré dans le salon, M. de Guermantes, sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m’avait mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il semblait dire : « Voici votre ami : vous voyez, je vous l’amène par la peau du cou », vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n’avait cessé de m’adresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît pas. Comme c’était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m’avançant de façon à ne pas avoir à répondre jusqu’à ce que la présentation m’eût tiré d’embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l’air d’être pressée de s’en débarrasser et que je dise enfin : »Ah ! Madame, je crois bien ! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés! » J’étais aussi impatient de savoir son nom qu’elle d’avoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment prolongé comme un sol dièse pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes s’y prit si mal, au moins à mon avis, qu’il me sembla qu’il n’avait nommé que moi et que j’ignorais toujours qui était la pseudo-inconnue, laquelle n’eut pas le bon esprit de se nommer, tant les raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, dès que je fus auprès d’elle, elle ne me tendit pas sa main, mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si j’eusse été aussi au courant qu’elle des bons souvenirs à quoi elle se reportait mentalement. Elle dit combien Albert, que je compris être son fils, allait regretter de n’avoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel s’appelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j’avais devant moi, puisque celle-ci était morte depuis de longues années. Je m’efforçais vainement à deviner ce passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en pensée. Mais je ne l’apercevais pas mieux à travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, qu’on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si j’étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans l’obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je n’étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne m’avaient jamais habitué les autres amis de mes parents. Enfin le mot de l’énigme me fut donné par le duc : « Elle vous trouve charmant », murmura-t-il à mon oreille, laquelle fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C’étaient ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand-mère et à moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame présente n’avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait, je discernai l’espèce de la bête. C’était une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant la plus grande fortune du monde (car, fille du prince de Parme, elle avait épousé un cousin également princier), elle désirait, dans sa gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fût-il, qu’elle ne le méprisait pas…

Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu

Au fil des mots (51): « partage »

Troc à la confiture   

   Quand je fais des confitures ça sent dans toute la maison. Un feu doux sous la grande bassine en cuivre produit un frémissement caractéristique qui fait dire à Nathan avec gourmandise : « J’adore le son de la confiture. »

   J’ai même soigné la présentation en réalisant une étiquette spéciale pour mes pots : « Les confitures de la librairie ». Un espace vide en dessous du titre me permet d’écrire le parfum de chacune. J’en offre effectivement aux amis, mais je fais aussi du troc avec les commerçants du marché. Le marchand de jus de gingembre est un amateur, tout comme Leïla qui me donne trois petits pélardons contre un pot de confiture.

   Le troc est quelque chose qui se développe beaucoup dans la campagne. C’est une pratique que n’ont jamais cessé d’avoir les agriculteurs entre eux, mais avec le renouveau du « faire soi-même », il y a un vrai regain de sympathie pour ces échanges qui excluent toute circulation d’argent.

   Je ne suis pas certaine que le fisc apprécie, mais s’ils venaient à dire quelque chose je pense que je saurais les amadouer avec un pot de confiture…

   Le samedi matin, Leïla installe son petit étal de fromage de chèvre à l’angle de la place aux Herbes, juste devant la librairie.

   Lorsque j’arrive, elle est déjà là, ainsi que tous les commerçants du marché. C’est la meilleure heure. La place est animée mais elle n’est pas encore impraticable. C’est l’heure des gens d’ici. L’heure des personnes âgées qui se lèvent tôt et viennent remplir leurs cabas. C’est aussi le moment où l’on peut encore parler avec chacun du temps qu’il fait, de la qualité des récoltes ou de la santé de l’un ou de l’autre.

   La place se trouve alors baignée dans une bienveillance chantante à l’accent régional, moins prononcé que dans le Sud-Est, mais déjà bien gorgé de soleil.

   Leïla est une jolie beurette. le regard joyeux et pétillant, les cheveux bien noirs, elle n’est pas très grande, et est plutôt fluette. En la voyant, il m’est revenu en tête la chanson bretonne qui évoque la jeune Madeline de la Rochelle qui se coiffe sans miroir et sans peigne mais n’en est pas moins la plus jolie. Son petit nez un peu retroussé et ses lèvres sombres complètent un visage très charmant comme dirait Guillaume. Il a un petit faible pour la jeune fille qu’il croise le samedi matin lorsqu’il vient nous voir. Mais Leïla n’est pas un cœur à prendre car elle a un petit ami, Martin.

   Du haut de leur vingt ans, ils ont décidé de créer un petit troupeau de chèvres du côté de Saussines, au pied du mont Bouquet. Un vieux berger leur a appris à faire les fromages, et je trouve que ce sont les meilleurs du marché. Alors que je lui en faisais le compliment, elle m’avait répondu :

  • C’est normal, nos chèvres suivent leurs parcours avec Martin toute la journée et mangent de tout, en pleine nature, et pas dans des parcs où elles sont nourries toujours au fourrage!

   Les « parcours », ce sont les espaces à travers lesquels le berger conduit les troupeaux en liberté. Ils sont déterminés en accord avec les propriétaires des terres, qui sont rarement les bergers eux-mêmes. Les terrains communaux font souvent partie de ces territoires confiés aux troupeaux pour qu’ils restent des milieux ouverts. Il y a de moins en moins de bergers qui suivent les troupeaux, mais du côté de Lussan il en reste encore quelques-uns.

   Le berger fait partie de l’image d’Épinal rassurante de la Provence, au même titre que les champs de lavande ou les oliviers. C’et un dur métier que celui d’agriculteur et il exige d’importants sacrifices. Nombreux sont ceux qui ne prennent pas de vacances et sacrifient leur famille à leur exploitation. Quand nous achetons quelques euros notre kilo de tomates ou de haricots sur le marché, nous ne nous rendons pas compte de l’énergie humaine qu’il a fallu pour les produire.

   Quand nous étions parisiens, j’ai souvent dit aux enfants, lorsqu’ils entamaient un repas, de visualiser avant chaque plat le fruit ou le légume dans son champ ou sur son arbre, l’homme qui a travaillé puis semé son champ, s’est penché pour ramasser ses légumes et ses fruits, avant de porter ses cagettes pour qu’elles rejoignent le marché.

   Ainsi, ils mettent de la conscience dans leur geste et témoignent de la reconnaissance à l’homme ou à la femme qu’ils ne verront jamais mais qui les nourrit.

   Quand ils sont de passage et m’accompagnent au marché des producteurs du mercredi, Élise et Guillaume croisent les visages de ces agriculteurs. Ainsi les yeux rieurs de Marcel rentrent à la maison avec la botte de basilic, les mains abîmées de Pierrot avec les pommes de terre, le sourire de Jacqueline trône au milieu du panier de pêches, et celui de Leïla sur le plateau de fromages! Comme Martin est avec les chèvres, C’est Leïla qui fait les marchés. (…)

   Un jour que je discutais avec Leïla, je voulus lui offrir Regain, un petit livre de Giono qui se passe dans la région de Sisteron et qui fait partie de mon héritage paternel. Je tombai des nues alors que je lui tendais mon cadeau :

  • C’est super gentil, mais je ne sais pas lire ! Je l’offrirai à Martin.
  • Mais comment est-ce possible? Tu ne sais pas lire du tout?
  • Si, je sais un peu lire l’arabe, le Coran pour être précise.

   Leïla éclata de rire devant ma tête éberluée.

  • Excuse-moi. mais je n’imaginais pas cela. Tu parles si bien!
  • Mais ne t’excuse pas. Tu sais, on peut être très heureuse sans savoir lire et très malheureux en étant très instruit! 

   Quelques semaines plus tard, Leïla poussa la porte de la librairie.

  Elle avait achevé son marché.

  • Je peux regarder un peu les livres?
  • Bien sûr! Ils sont là pour ça.

   Leïla se promena dans les rayons en feuilletant quelques ouvrages. Je suivis du regard sa balade et remarquai qu’elle ne regardait pas seulement ceux qui avaient des photos.

   Je repensai au travail des éditeurs qui choisissent avec soin le papier, le format et la couverture de leurs livres.

   Leïla caressait certaines pages, s’attardait sur une couverture ; tous ses sens étaient davantage en éveil du fait même de son illettrisme.

   Elle revint vers moi en tenant un livre dans sa main:

  • Qu’est-ce qui est écrit là ?
  • Zoli, c’est le titre du livre. L’auteur est Colum McCann, un Irlandais.
  • Elle est belle cette image. On dirait ma mère quand elle danse… (…)

   Leïla prit sa respiration et lança sa question:

  • Tu veux bien m’apprendre à lire?
  • Mais je ne sais pas comment on apprend à lire!
  • Eh bien, en lisant ! Tu vas me lire des pages et je vais regarder les mots en même temps. S’il te plaît… Dis-moi oui…
  • Écoute, je veux bien te lire un livre, mais je ne suis pas sûre que ce soit ainsi que l’on apprenne à lire…
  • On va essayer!
  • Il faut en choisir un facile dans ce cas.
  • Non, je veux Zoli!
  • Mais il fait plus de 300 pages! C’est un gros livre!
  • C’est mieux. Comme ça, j’aurai vraiment le temps d’apprendre.

   Leïla était touchante. Elle me regardait comme on implore celui qui peut vous ouvrir les voies du paradis. Son regard était joyeux et assez irrésistible. 

Éric de KERMEL, La libraire de la place aux Herbes

Au fil des mots(50): « déchirement »

Avortement  

   Le docteur Ducellier appartenait à cette catégorie de praticiens dont on devinait que s’il prenait le risque de faire des avortements, ce n’était sûrement pas pour aider les femmes dans le désarroi. Comme d’ailleurs la plupart de ses confrères, Ducellier demandait des tarifs prohibitifs en échange de son savoir-faire. (…) Pourtant la spécialité de ce médecin n’était ni la gynécologie, ni l’obstétrique, ni la chirurgie. Plus prosaïquement il exerçait dans le domaine de la médecine légale et de l’expertise médicale.(…)

   Tandis que nous montions l’escalier menant vers le cabinet, j’avais remarqué qu’avec son visage impassible, son petit sac de sport à la main, Marie était déjà partie pour son voyage intime et douloureux, dans cette sorte de périlleuse expédition au cours de laquelle une femme perd toujours une part d’elle-même et un fragment d’innocence.

  • Vous êtes qui?
  • Vous voulez connaître mon nom?
  • Je vous demande qui vous êtes par rapport à elle.
  • Son ami.
  • Je ne vois que des amis ici, monsieur. Tous ceux qui s’assoient à votre place sont des amis. Ce que je veux savoir c’est si vous êtes un proche ou bien l’ami de lit, comme je dis, l’auteur, en d’autres termes.

   Exaspéré par mes approximations, Ducellier s’amusait de ses propres mots, de ses formules faciles et vulgaires. Comme tous les médecins véreux, il méprisait ostensiblement les hommes et surtout les femmes qui défilaient dans son cabinet. On voyait qu’il se sentait confusément investi d’un rôle de père, de juge, de censeur. Cet implacable bienfaiteur allait curer le vice jusqu’à l’os et vous en faire voir de toutes les couleurs. L’argent menait sa vie, mais c’était autre chose, de plus louche, de plus inquiétant, qui guidait sa main.

  • Non, je suis simplement son ami.

   Assise à mes côtés, Marie restait impassible, son sac à ses pieds. Ses mains posées l’une sur l’autre, semblaient se tenir compagnie, attendre quelque chose. Il me fallut un moment pour découvrir en quoi son visage était différent : elle n’était pas maquillée. Elle était venue ici sans artifice, débarrassée du désir de plaire ou de paraître. Pour la première fois, je la découvrais véritablement nue.

  • Vous n’avez pas eu de chance. À un mois près vous auriez pu bénéficier de la nouvelle loi. Mais là, ça ne serait pas raisonnable d’attendre et de toute façon, d’après ce que je sais, vous seriez hors délai. Vous êtes enceinte de combien, on a dit?

   Marie répondait d’une voix étouffée, un souffle maigre et filé qui avait du mal à naître dans sa gorge. Lui, impassible, suivait le fil de la procédure :

  • Vous avez le règlement?

   Il compta tranquillement, les doigts effeuillant habilement la liasse, comme un négociant en viande ou un marchand d’automobiles. Tout travail méritait salaire et à un moment ou à un autre l’argent changeait de mains. Simplement.

  • Bien. Madame et moi allons passer dans mon cabinet d’examen, et vous, monsieur, je vous demanderai de patienter dans la salle d’attente. Si vous vous absentez pour faire une course, sonnez trois coups brefs lorsque vous reviendrez, je saurai que c’est vous.. (…)

   Quand Marie sortit du cabinet de Ducellier, son visage était livide, ses traits tirés, et sur ses tempes, ses cheveux étaient encore collés par la transpiration. Je demandai à Ducellier d’appeler un taxi.

  • Ce n’est pas la peine, vous avez une station en bas, dit-il.

   Le boulot était fait et, maintenant, il était pressé de nous voir partir. Peut-être avait-il planifié un autre rendez-vous et ne souhaitait-il pas que ses patientes se croisent.

  • En principe, tout devrait bien aller. S’il y avait un problème, appelez le médecin dont je vous ai donné le numéro.
  • Vous ne la revoyez pas dans quelques jours?
  • Non. Et vous ne devez plus jamais revenir ici. Voilà. je vous dis au revoir.

   Jusqu’à ce que nous ayons atteint la dernière marche de l’escalier plongé dans la pénombre, nous sentîmes son regard scrutateur posé sur nos épaules, puis sa porte se referma doucement.

   Je restai dans l’appartement de Marie qui grelottait de douleur et de solitude. Elle prit une bonne dose d’antalgiques et s’endormit très tard en me tenant la main.

   Pendant plusieurs jours, cette visite chez Ducellier continua de provoquer en moi d’étranges remous, comme si l’on brassait ces sédiments accumulés qui reposent au fond des affluents de nos vies. Un limon en suspension brouillait ma vue, enveloppant mon esprit d’un voile de souvenirs où se mêlaient les morts et les vivants, le silence des pierres et les cris de l’enfance.  

   Un matin, je pris ma voiture et roulai une demi-heure en direction des Pyrénées. (…) C’était la première fois que je revenais dans le petit cimetière de campagne où Vincent avait été enterré. Sans que je sache pourquoi, l’avortement de Marie et les chemins tortueux dans lesquels il avait engagé mon esprit m’avaient conduit ici, au bord de cette dalle sous laquelle se trouvaient les os de mon frère. Plutôt que d’accepter d’être envahi par une marée de chagrin, mon esprit élevait des digues fantômes (…) Petit à petit, ces remparts de pudeur s’affaissèrent, balayés par un flot de larmes venu des eaux profondes de l’enfance. (…)

   En rentrant du cimetière, je fis un détour par l’appartement de Marie. Elle semblait en pleine forme et avait repris son travail au cabinet depuis plusieurs jours. Avec cette légèreté dont elle maquillait parfois ses véritables sentiments, elle parlait de toutes sortes de choses sans intérêt (…) Je comprenais sa volonté farouche de maintenir ces moments douloureux à bonne distance.

Jean-Paul DUBOIS, Une vie française

Au fil des mots (49): « frénésie »

Le syndrome de Stendhal

Lettre de Jonathan à Alessandro

2 juin 1879, Venise

    Je dois être un romantique qui s’ignore ! Je n’ai pas voulu arriver à Venise trop simplement, comme tous les visiteurs. Sans doute ai-je cherché, en sens inverse, la route que vous auriez suivie avec Paolo. J’ai pris un bateau à Brescia et j’ai goûté, tremblant dans le vent frais, la lente découverte de la lagune, le dévoilement progressif de San Giorgio, de la Douane et de la Salute, du palais ducal et de la Piazzetta, la bouche paresseuse du Grand Canal… Il flottait une brume légère, bleutée. Les bâtiments ne furent d’abord que des silhouettes mangées d’eau, piquées d’ocre, de rose, d’or… Et puis ils ont surgi, jaillissant de l’eau et de la lumière éclatée sur les vaguelettes, rutilants comme les cristaux que vos compatriotes se plaisent à tailler pour rivaliser avec les étoiles. Les campaniles, ceux de San Giorgio ou de Saint-Marc, et leur fausse humilité, la Salute ronde comme un gâteau de fête qu’il ne faut manger que des yeux, le palais des Doges, rose et malgré cela orgueilleux, d’une accablante simplicité… Venise! Des gondoliers sont venus charger des passagers du bateau. Étranges personnages… J’ai compris qu’il fallait être méfiant et prudent. Vos concitoyens semblent avoir décidé de se venger de leurs défaites en se payant sur le dos des malheureux qui, comme moi, tombent amoureux de leur ville sans pour autant songer à l’envahir ! Pas plus de quelques jours, du moins, et sans aucun rêve de conquête qu’amoureuse ! J’ai donc posé le pied sur la Piazzetta et ai couru dans la basilique. Quel éblouissement! Je vous entends ricaner. C’est vrai, je découvre ce que vous connaissiez par cœur avant même d’avoir quitté votre berceau. Et j’arrive en temps de paix et de prospérité recouvrée. Des restaurations plus ou moins heureuses, à ce qu’on m’a expliqué, ont été entreprises partout – certaines ont fait plus de tort que les dommages qu’elles étaient supposées réparer. Les Autrichiens, je ne vous étonnerai pas, ont été les plus maladroits en la matière. Ils ont bâti sur le Grand Canal, à hauteur de l’Académie, un pont métallique… Je vous laisse imaginer!

    J’ai trouvé à me loger dans une auberge vieillotte mais accessible à ma bourse, dans le quartier de San Pietro, l’orphelinat que dirigeait le père Baldassare. Je ne m’y suis pas rendu immédiatement. J’ai d’abord voulu m’imprégner de cette ville ; j’ai marché en tous sens, durant trois jours et presque trois nuits, et je pense que pas une ruelle, pas une église, pas une toile ne m’a échappé ! Je suis saturé de beauté! Il faudra une vie pour digérer tout cela… N’aller voir qu’un Tintoret, qu’un Titien, qu’un Véronèse, qu’un Giorgione par jour ; n’écouter qu’un concert… Mais quand on sait qu’on ne pourra rester, on est pris de frénésie, on veut tout voir, tout mémoriser – au risque de ne rien retenir. 

Vincent ENGEL, Requiem vénitien

Au fil des mots (48) : « vent »

Mistral gagnant

   « On peut dire qu’on a de la chance d’être en Provence. »

   C’est bien vrai, songions-nous, on peut le dire. Si c’était ça l’hiver, nous n’aurions pas besoin de tout notre attirail de mauvais temps – bottes, manteaux et chandails épais comme la main – que nous avions apporté d’Angleterre. Nous rentrâmes à la maison, réchauffés et l’estomac bien rempli, en faisant des paris sur la date à laquelle nous prendrions notre premier bain de l’année, et pleins d’une compassion perverse pour ces malheureux vivant sous des climats plus rudes qui devaient supporter de vrais hivers.

   Cependant, à quelque quinze cents kilomètres au nord, le vent qui avait pris naissance en Sibérie prenait de la vitesse pour la dernière partie de son trajet. On nous avait raconté des tas d’histoires à propos du mistral. Il rendait fou bêtes et gens. On le tenait pour une circonstance atténuante dans les crimes de sang. Il soufflait quinze jours d’affilée, déracinant les arbres, renversant des voitures, brisant des poteaux télégraphiques, cassant les carreaux, précipitant les vieilles dames dans les caniveaux, gémissant dans les maisons comme un fantôme maléfique et glacé, provoquant des épidémies de grippe, de scènes de ménage, d’absentéisme dans les bureaux, des rages de dents, des migraines : en Provence, tous les problèmes dont on ne pouvait rendre responsables les politiciens, on en rejetait la faute sur ce sâcré vingue dont les Provençaux parlaient avec une sorte d’orgueil masochiste.

   Encore une exagération bien française, nous disions-nous. S’il leur fallait affronter les rafales qui soufflent sur la Manche et se courber sous la pluie pour qu’elle vous gifle le visage à l’horizontale, alors ils sauraient peut-être ce que c’était un véritable vent. Nous écoutions leurs récits et, pour faire plaisir aux conteurs, faisions semblant d’être impressionnés.

   Nous étions donc mal préparés quand le premier mistral de l’année déboula en hurlant dans la vallée du Rhône, vira à gauche et vint fouetter le mur ouest de la maison avec assez de violence pour faire valser quelques tuiles dans la piscine et arracher de ses gonds une fenêtre imprudemment laissée ouverte. La température baissa de vingt degrés en vingt-quatre heures. Elle tomba à zéro, puis à moins six. On releva à Marseille des vents de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Ma femme faisait la cuisine en manteau. Nous cessâmes de parler de notre premier bain pour évoquer avec nostalgie le chauffage central. Et puis, un matin, dans un bruit des branches sèches qui se brisent, les canalisations éclatèrent les unes après les autres sous la pression de l’eau qui du jour au lendemain avait gelé à l’intérieur.

   Elles pendaient du mur, gonflées et obstruées par la glace. M. Colombani les examina de son regard professionnel de plombier.

   « Oh là là ! Fan de lune ! fit-il. Oh là là ! » Il se tourna vers son apprenti qu’il appelait invariablement jeune homme ou petit. « Tu vois ce que nous avons ici, petit. Des conduites à nu. Pas d’isolation. De la plomberie Côte d’Azur. À Cannes ou à Nice, ça ferait l’affaire, mais ici… »

   Il émit un gloussement désapprobateur et agita son doigt sous le nez du petit, pour souligner la différence entre les doux hivers de la Côte et le froid mordant que nous subissions maintenant, (…) nous débita la première série de conférences et d’un recueil de pensées que j’allais écouter avec un plaisir croissant au cours de l’année qui commençait. Nous eûmes droit ce jour-là à une dissertation géographique sur l’âpreté de plus en plus marquée des hivers provençaux.

   Depuis trois années, les hivers avaient été sensiblement plus rudes que personne n’en gardait le souvenir : assez froids même pour tuer de vieux oliviers. Mais pourquoi? M. Colombani m’octroya deux secondes symboliques pour réfléchir à ce phénomène avant de développer avec entrain sa thèse, en me tapant de temps en temps du doigt sur la poitrine pour s’assurer que je lui accordais bien toute mon attention.

   Il était clair, déclara-t-il, que les vents qui amenaient le froid de Russie arrivaient en Provence avec une plus grande rapidité qu’autrefois : ils mettaient de moins en moins de temps pour arriver à destination et n’avaient donc pas le loisir de se réchauffer en route. Et la raison en était – M. Colombani s’accordait ici une pause brève mais spectaculaire en haussant les sourcils à mon intention – un changement dans la configuration de l’écorce terrestre. Mais oui. Quelque part entre la Sibérie et Ménerbes, la courbure de la Terre s’était atténuée. Elle s’aplatissait ! Ce qui permettait au vent de prendre un itinéraire plus direct vers le sud. C’était tout à fait logique. Malheureusement, la deuxième partie de l’exposé (pourquoi la Terre s’aplatit) fut coupée net par le bruit sec d’une nouvelle canalisation qui éclatait et mon éducation fut interrompue. M. Colombani attaqua à la lampe à souder un travail de virtuose.

   Les effets du climat sur les habitants de la Provence sont immédiats et évidents. Ils s’attendent à voir tous les jours le soleil, leur humeur en souffre quand il ne se montre pas. Quant à la pluie, ils la prennent comme une offense personnelle : ils secouent la tête en échangeant entre eux leurs doléances dans les cafés, ils contemplent le ciel avec une profonde méfiance, comme si une nuée de sauterelles allait s’abattre sur le village, et ils cheminent d’un pas dégoûté parmi les flaques d’eau. S’il survient quelque chose de pire encore qu’un jour de pluie, par exemple si le thermomètre descend en dessous de zéro, le résultat est stupéfiant : le gros de la population disparaît.

   Comme le froid persistait à la mi-janvier, le silence s’abattit sur les bourgs et les villages. Les marchés hebdomadaires, animés et bruyants en temps normal, se réduisaient à un noyau d’intrépides commerçants prêts à affronter les engelures pour gagner leur pitance, battant la semelle et buvant de temps en temps une petite goutte de leurs flasque. Les clients ne s’attardaient pas : ils achetaient et s’en allaient, prenant à peine le temps de compter leur monnaie. Les cafés barricadaient portes et fenêtres et fonctionnaient dans une forte odeur de fumée de tabac. On ne traînait plus dans les rues.

   Notre vallée était en pleine hibernation… (…) Le temps froid apportait aussi des plaisirs moins privés. Sans parler du calme des paysages déserts, l’hiver en Provence a un parfum particulier, accentué par le vent, l’air sec et pur. En me promenant dans les collines, il m’arrivait souvent, avec l’odeur de feu de bois sortant d’une cheminée invisible, de sentir une maison avant de l’apercevoir. C’est une des odeurs les plus primitives de l’existence…

Peter MAYLE, Une année en Provence

Au fil des mots (47) : « attirance »

Partition du coeur   

   Soudain Nehru aperçut lady Mountbatten qu’un groupe bousculait brutalement ; elle poussa un cri et bascula. En un clin d’œil, elle avait disparu dans le chaos.

  • Votre femme ! cria Nehru. Votre femme ! Allons-y !

   Et saisissant Mountbatten par le bras, il forma avec lui un bélier lancé dans la foule entassée. (…) Terrifié, Nehru regarda par-dessus son épaule et ne vit rien. Mountbatten baissa les yeux, craignant de découvrir Edwina piétinée, mais seuls les pieds des furieux continuaient leur danse effrénée…

  • Dickie! cria une voix aiguë à l’autre bout de la salle. je suis là! Revenez!

   Juchée sur une table, Edwina les appelait en agitant les bras. Débraillée, ses rouleaux en bataille et les joues en feu, elle rajustait sur son épaule une manche de soie déchirée.

   Les deux hommes coururent vers elle ; Nehru la prit par la taille et la pose à terre vivement.

   Toute rouge, l’épaule nue, elle le regardait en riant, et de fines rides plissaient la peau fine autour de ses paupières. Puis, comme si elle défaillait, elle resta blottie contre lui, en reprenant sa respiration. La tête penchée pour se faire plus petite, le nez sur la rose à la troisième boutonnière, la rose rouge de Bombay.

  • Merci, murmura-t-elle dans un souffle. Vous êtes monsieur Nehru.
  • Étrange façon de faire connaissance, vous ne trouvez pas ? fit Nehru en desserrant doucement les bras. (…)

   Nehru monta dans sa chambre à grandes enjambées, prit un broc d’eau et s’aspergea le visage. Mountbatten lui plaisait ; un homme encore jeune, direct, le regard franc, sincère, un soldat courageux. Oui, avec quelqu’un comme Mountbatten, le dialogue était possible. Sa femme aussi n’était pas mal. Très anglaise, avec un sourire lumineux, une voix de fée et l’œil d’un bleu à se noyer au fond. Une taille souple, un corps délicat. Un beau visage un peu carré avec un menton volontaire. Il avait en mémoire de confuses photographies prises en Malaisie, dans les camps de prisonniers. Lady Mountbatten en battle-dress kaki, un calot sur les cheveux, un drôle de petit soldat au sourire angélique. Et d’autres images plus lointaines, volées dans ces magazines anglais qui circulaient parfois aux Indes et montraient les aristocrates dans les soirées mondaines. Lady Edwina, en robe de style égyptien, avec un serpent d’or sur le front et de grandes manches comme des ailes  de scarabée… (…) Il regarda la pendulette sur la table et soupira. Il n’avait pas même le loisir de s’allonger sur le lit. Il ne pouvait pas prendre du retard ; le Supremô ne méritait pas cette injure. La rose sombre qu’il avait piquée par hasard au troisième bouton de son gilet avait déployé ses pétales ; il hésita, la fleur à la main.

  • Je ne sais pourquoi j’ai voulu cela à la boutonnière, bougonna-t-il. Faut-il la porter ce soir? J’aime tant les roses de Bombay. Allons! Laissons-la achever sa vie minuscule sur mon cœur.

Et il la remit à sa boutonnière. (…)

  • Dites-nous, qu’en pense Gandhi? intervint Edwina avec un sourire.

   Nehru se tourna vers elle aussitôt.

  • Gandhiji ne veut pas de conflit entre la Ligue musulmane et nous, madame.
  • Gandhiji? s’étonna-t-elle.
  • Chez nous, on ajoute « ji » en signe de respect, dit-il en lui rendant enfin son sourire. Gandhiji, Nehruji…
  • Pour moi, ce serait donc Edwinaji? fit-elle à brûle-pourpoint.
  • Edwina est votre prénom? répondit Nehru. Eh bien, Edwinaji. Mais l’Inde entière appelle désormais Gandhi « Bapu », le grand-père. C’est qu’il n’est plus tout jeune… (…)

   Edwina se leva, prise d’un regret subit. La haute présence du mahatma flotta soudain confusément dans sa mémoire, avec son crâne d’oiseau tombé du nid, ses oreilles décollées, son sourire édenté, son pagne immaculé et ses longues jambes noueuses, tel que le montraient les innombrables  photographes du monde entier. Pourquoi fallait-il partir quand Nehru devenait intéressant?

  • Eh bien, Nehru…ji, dit-elle avec hésitation, j’espère que nous serons bons amis.
  • Je n’en doute pas, Edwinaji, si je puis me permettre? répondit Nehru en quêtant l’assentiment du Supremô.
  • Vous pouvez, cher ami. Nous aurons de rudes temps ; il est toujours bon de faire connaissance, acquiesça lord Louis, en jetant sur son épouse un œil courroucé.

   Edwina joignit les mains et se tint bien droite devant l’homme à la chemise flottante, qui s’inclina en la fixant intensément. Il avait un beau regard chaud, un teint d’ivoire et ses lèvres frémissantes semblaient animées d’une vie particulière. Mais cette allure de paysan!

   Elle aperçut soudain une tache sombre sur le gilet. La rose rouge.

   Une allure de paysan? Ou d’intellectuel? En montant l’escalier, Edwina se demandait quelle était exactement l’allure de Nehru. Gauche? Non, ses gestes naturels déroutaient la critique. Intimidé? Non, il avait parlé avec l’assurance d’un homme libre. Humble? Au contraire, fier et résistant, oui, plein de résistance. Les longues années de prison, peut-être?

   La prison! C’était cela, à n’en pas douter. Cette façon de palper l’espace comme s’il bougeait sans effort. Ce… Oui, ce courage.

   « Mais il n’est pas vraiment beau, avec sa calvitie, songea Edwina en entrant dans sa chambre. Heureusement, il y a la rose. »

  • Ma chère, fit lord Louis en poussant brusquement la porte, il faudra que vous appreniez que Nehru est un authentique pandit. J’ai prétexté un oubli pour venir vous parler avant que nous passions à table. Savez-vous ce que cela signifie? Un érudit, un lettré! Vous ne devez pas l’appeler par son nom propre. Nehruji! C’est insensé. Panditji, si vous voulez. mais Nehruji! (…) Aucun des leaders indiens n’a l’érudition de Nehru, ni son envergure. Il n’en a pas l’air, mais il est très britannique.

   « Oui. », pensa Edwina aussitôt sans pouvoir se l’expliquer. Cet homme avait quelque chose de familier. L’émotion au bord des lèvres, la souplesse des gestes, la finesse des traits, le regard qui plongeait dans celui de l’autre, c’était l’Inde. Mais cette courtoisie à peine exagérée, cette imperceptible distance, c’était l’Angleterre.

  •  Je trouve cet homme extraordinaire, continuait lord Louis. Chaleureux, cordial, intelligent. Venez-vous maintenant? Vous vous excuserez pour le retard, naturellement.

  « Mais son élégance vient des Indes », songea Edwina qui n’écoutait pas. Son élégance ! Quel étrange mot pour une simple rose… Avec ses costumes croisés et ses uniformes impeccables, Dickie était toujours élégant. À en périr d’ennui. 

  • Dites-moi, comment est sa femme? dit-elle brusquement.
  • Qui? Ah! Il a une fille, Indira, à qui il est très attaché ; tous deux ont passé une partie de la guerre en prison, et son gendre également, il me semble. Quant à son mariage, … Nehru est veuf depuis longtemps. je crois que sa femme est morte de la tuberculose.
  • C’est donc cela, s’exclama-t-elle.
  •  Cela quoi?
  • Rien. Cette solitude, murmura-t-elle.

Catherine CLÉMENT, Pour l’amour de l’Inde

Au fil des mots (46) : « banquet »

Repas calabrais 

   Ils étaient une quinzaine à table et ils se regardèrent un temps, surpris de constater à quel point le clan avait grandi. Raffaele rayonnait de bonheur et de gourmandise. Il avait tant rêvé de cet instant. Tous ceux qu’il aimait étaient là, chez lui, sur son trabucco. Il s’agitait d’un coin à un autre, du four à la cuisine, des filets de pêche à la table, sans relâche, pour que chacun soit servi et ne manque de rien.

   Ce jour resta gravé dans la mémoire des Scorta. Car pour tous, adultes comme enfants, ce fut la première fois qu’ils mangèrent ainsi. L’oncle Faelucc’ avait fait les choses en grand. Comme antipasti, Raffaele et Giuseppina apportèrent sur la table une dizaine de mets. Il y avait des moules grosses comme le pouce, farcies avec un mélange à base d’oeufs, de mie de pain et de fromage. Des anchois marinés dont la chair était ferme et fondait sous la langue. Des pointes de poulpes. Une salade de tomates et de chicorées. Quelques fines tranches d’aubergines grillées. Des anchois frits. On se passait les plats d’un bout à l’autre de la table. Chacun piochait avec le bonheur de n’avoir pas à choisir et de pouvoir manger de tout.

   Lorsque les assiettes furent vides, Raffaelle apporta sur la table deux énormes saladiers fumants. Dans l’un, les pâtes traditionnelles de la région : les troccoli à l’encre de seiche. Dans l’autre, un risotto aux fruits de mer. Les plats furent accueillis avec un hourra général qui fit rougir la cuisinière. C’est le moment où l’appétit est ouvert et où l’on croit pouvoir manger pendant des jours. Raffaele posa également cinq bouteilles de vin du pays. Un vin rouge, rugueux, et sombre comme le sang du Christ. La chaleur était maintenant à son zénith. Les convives étaient protégés du soleil par une natte de paille, mais on sentait, à l’air brûlant, que les lézards eux-mêmes devaient suer.

   Les conversations naissaient dans le brouhaha des couverts – interrompues par la question d’un enfant ou par un verre de vin qui se renversait. On parlait de tout et de rien. Giuseppina racontait comment elle avait fait les pâtes et le risotto. Comme si c’était encore un plaisir plus grand de parler de nourriture lorsque l’on mange. On discutait. On riait. Chacun veillait sur son voisin, vérifiant que son assiette ne se vide jamais.

   Lorsque les grands plats furent vides, tous étaient rassasiés. Ils sentaient leur ventre plein. Ils étaient bien. Mais Raffaele n’avait pas dit son dernier mot. Il apporta en table cinq énormes plats remplis de toutes sortes de poissons pêchés le matin même. Des bars, des dorades. Un plein saladier de calamars fruits. De grosses crevettes roses grillées au feu de bois. Quelques langoustines même. Les femmes, à la vue des plats, jurèrent qu’elles n’y toucheraient pas. Que c’était trop. Qu’elles allaient mourir. Mais il fallait faire honneur à Raffaele et Giuseppina. Et pas seulement à eux. À la vie également qui leur offrait ce banquet qu’ils n’oublieraient jamais. On mange dans le Sud avec une sorte de  frénésie et d’avidité goinfre. Tant qu’on peut. Comme si le pire était à venir. Comme si c’était la dernière fois u’on mangeait. Il faut manger tant que la nourriture est là. C’est une sorte d’instinct panique. Et tant pis si on s’en rend malade. il faut manger avec joie et exagération.

   Les plats de poisson tournèrent et on les dégusta avec passion. On ne mangeait plus pour le ventre mais pour le palais. mais malgré tout l’envie qu’on en avait, on ne parvint pas à venir à bout des calamars frits. Et cela plongea Raffaele dans un sentiment d’aise vertigineux. Il faut qu’il reste des mets en table, sinon, c’est que les invités n’ont pas eu assez. À la fin du repas, Raffaele se tourna vers son frère Giuseppe et lui demanda en lui tapotant le ventre : « Pancia piena? » Et tout le monde rit, en déboutonnant sa ceinture ou en sortant son éventail. La chaleur avait baissé mais les corps repus commençaient à suer de toute cette nourriture ingurgitée, de toute cette joyeuse mastication. Alors Raffaele apporta en table des cafés  pour les hommes et trois bouteilles de digestifs : une de grappa, une de limoncello et une d’alcool de laurier. Lorsque tous se furent servis, il leur dit :

   « Vous le savez, tout le village nous appelle « les taciturnes ». On dit que nous sommes les enfants de la Muette et que notre bouche ne nous sert à rien d’autre qu’à manger, jamais à parler. Très bien. Soyons-en fiers. Si cela peut éloigner les curieux et faire enrager les corneculs, va pour les taciturnes. Mais que ce silence soit pour eux, pas pour nous. Je n’ai pas vécu tout ce vous avez vécu. Il est probable que je crèverai à Montepuccio sans jamais avoir rien vu du monde que les collines sèches du pays. Mais vous êtes là, vous. Et vous savez bien plus de choses que moi. Promettez-moi de parler à mes enfants. De leur raconter ce que vous avez vu. Que ce que vous avez accumulé durant votre voyage à New York ne meure pas avec vous. Promettez-moi que chacun d’entre vous racontera une chose à mes enfants. Une chose qu’il a apprise. Un souvenir. Un savoir. Faisons cela entre nous. d’oncles à neveux. de tantes à nièces. Un secret que vous avez gardé pour vous et que vous ne direz à personne d’autre. Sans quoi nos enfants resteront des Montepucciens comme les autres. Ignorants du monde. Ne connaissant que le silence et la chaleur du soleil.

   Les  Scorta acquiescèrent. Oui. Qu’il en soit ainsi. Que chacun parle au moins une fois dans sa vie. À une nièce ou à un neveu. Pour lui dire ce qu’il sait avant de disparaître. Parler une fois. Pour donner un conseil, transmettre ce que l’on sait. Parler. Pour ne pas être de simples bestiaux qui vivent et crèvent sous ce soleil silencieux.

   Le repas était fini. Quatre heures après s’être mis à table, les hommes s’étaient jetés en arrière sur leurs chaises, les enfants étaient allés jouer et les femmes avaient commencé à débarrasser.

   Ils étaient maintenant tous épuisés comme après une bataille. Épuisés et heureux. Car cette bataille-là, ce jour-là, avait été gagnée. ils avaient joui, ensemble, d’un peu de vie. Ils s’étaient soustraits à la dureté des jours. Ce repas resta dans toutes les mémoires comme le grand banquet des Scorta. Ce fut la seule fois où le clan se retrouva au complet. Si les Scorta avaient eu un appareil photo, ils auraient immortalisé cet après-midi de partage. ils étaient tous là. Parents et enfants. Ce fut l’apogée du clan. Et il aurait fallu que rien ne change.

   Pourtant, les choses n’allaient pas tarder à se flétrir, le sol à se fissurer sous leurs pieds et les robes pastel des femmes à se noircir de la teinte laide du deuil.

Laurent GAUDÉ, Le Soleil des Scorta.

Au fil des mots (45) : « impératrice »

L’impératrice reine   

   Le premier handicap de Marie-Thérèse est d’appartenir au sexe féminin. Dès le jour de sa prise de fonction, des voix tumultueuses protestent contre le fait qu’une femme est à la tête du pays. On affirme « qu’il ne convient pas au décorum de la nation d’être gouverné par une femme ». (…) 

   Selon Borcke, l’ambassadeur prussien, même les vieux ministres de son père qu’elle a conservés au début de son règne la considèrent sans respect excessif. À vingt-trois ans, le fait qu’elle est une jolie femme et gracieuse, n’arrange pas son cas, comme le montrent les propos suivants: « La nouvelle reine a été l’autre jour, pour son coup d’essai, quatre heures de suite à la Conférence (…) Les éclats de rire furent bien grands à ce propos que la beauté de la reine pût causer des distractions à ses ministres octogénaires. »

   Son second handicap est son inexpérience. Aux dires cette fois de Robinson, l’ambassadeur d’Angleterre, les ministres, au début de son règne, se permettent de lui dicter leurs avis avec une autorité révoltante. (…) Son humilité de départ n’est pas feinte, mais elle se rend compte rapidement que ses ministres ne sont pas à la hauteur d’une situation aussi complexe que périlleuse. Dès juin 1741, elle prend de la distance à l’égard de la vieille garde de son père. (…) Il est vrai que Marie-Thérèse s’entoure d’une cour plus jeune, met à mal la rigide étiquette espagnole et entend s’amuser quand l’occasion lui est donnée. Toutes choses qui lui sont reprochées par les serviteurs de feu l’empereur.

   Enfin, le troisième handicap de Marie-Thérèse est la détestation que l’on porte à son mari et qui rejaillit sur elle. (…)

  Pour surmonter ces lourds handicaps, Marie-Thérèse ne manque pas d’armes, et paradoxalement celle de sa féminité. Tous ceux qui l’approchent ne parlent que de son charme et de sa grâce. Les ambassadeurs sont unanimes à saluer son pouvoir de séduction. (…) Marie-Thérèse est dotée du talent de se faire aimer. Elle le cultive avec un art consommé de la psychologie et une belle intuition politique. À l’opposé de son père qui imposait une stricte distance avec ses sujets et paraissait froid, comme rigidifié par l’étiquette espagnole, elle promeut la proximité et la simplicité.(…)

   Elle ouvre les portes de la Hofburg et accorde audience, chaque semaine, aux particuliers qui en font la demande. Elle écoute et conseille avec affabilité, et tous en ressortent conquis. (…)

   Au demeurant, Marie-Thérèse sait bien que la séduction ne suffit pas pour gouverner. En ce début de règne, elle montre une étonnante lucidité sur elle-même, ignorée de nombre de ses homologues masculins. La preuve en est la relation très particulière qu’elle instaure avec un homme de vingt ans son aîné, le comte Emmanuel Silva-Tarouca. (…) Le pacte qui les lie repose sur une franchise réciproque dont il y a peu d’exemples. À lui, elle confie ses insuffisances, ses déceptions et ses remords. Elle lui demande conseil sur  tout sujet qui la concerne personnellement, du plus prosaïque au plus moral. (…) Cette humilité servira grandement Marie-Thérèse. Même si en vieillissant, elle montrera parfois un entêtement absurde, elle conservera jusqu’au bout une certaine faculté d’autocritique, celle de reconnaître ses torts, notamment politiques.

   L’humilité de la jeune reine ne doit pas faire oublier son atout majeur si bien détecté par l’envoyé vénitien dès le milieu des années 1730. « Une certaine virilité de l’âme qui la rend admirablement propre à la direction des affaires d’État. » Elle va en faire la démonstration dès la première année de son règne.

   Par son statut de femme, de mère et d’«homme d’état», Marie Thérèse occupe une place très particulière dans l’histoire des souverains. Dotée d’une intuition psychologique remarquable, elle va jouer de ses différents rôles avec virtuosité. Comme on l’a très bien dit, « elle est passée maître dans l’art d’une transgression permanente du corps politique et du corps naturel ». Celui-ci donne un poids sans pareil à celui-là. En mettant au monde seize enfants, dont cinq fils, Marie-Thérèse a mis fin à l’obsession de l’héritier de ses prédécesseurs et renforcé le pouvoir symbolique des Habsbourg. Mais elle a aussi affermi le sien propre. Son corps presque toujours gros durant vingt ans donne l’image d’une puissance vitale à jamais inconnue du corps du roi. En outre, elle ne s’est pas contentée de mettre ses enfants au monde, comme la plupart des femmes de sa caste, elle les a élevés et se montre régulièrement auprès d’eux. Cette image de la bonne mère conforte son autorité tout en suscitant des sentiments de respect et d’affection. De la maternité privée à la maternité politique, il n’y a qu’un pas qu’elle a franchi dès son arrivée au pouvoir. Elle affirme dès le début, et ne cessera jamais de le répéter, qu’elle gouverne en mère bienveillante de son peuple.

   Aux rôles de souveraine et de mère, il faut encore ajouter dans son mode de gouvernement celui de femme. Même si avec les années et les grossesses le corps et le visage se sont empâtés, Marie-Thérèse, qui fait pourtant peu de cas de la coquetterie, garde un pouvoir de séduction redouté des diplomates. L’«homme du siècle», comme la nommera son ami Tarouca, est une femme.

Élisabeth BADINTER, Le Pouvoir au féminin (Marie-Thérèse d’Autriche 1717 – 1780)

Au fil des mots (44) : « carnet »

Fournitures d’écrivain    

    Le ciel avait la couleur du ciment : nuages gris, air gris, petite pluie grise portée par des bouffées de vent gris. J’ai toujours eu un faible pour ce genre de temps et je me sentais content dans la grisaille, pas triste du tout que la canicule fût derrière nous. Après dix minutes de marche environ, à mi-distance entre les rues Carroll et President, je remarquai une papeterie de l’autre côté de la rue. Coincée entre une cordonnerie et une bodega ouverte jour et nuit, c’était la seule façade colorée dans une rangée d’immeubles ternes et quelconques. J’en déduisis qu’elle n’était pas là depuis longtemps mais, en dépit de sa nouveauté et en dépit de l’agencement artistique de sa vitrine (des tours de stylos bille, de crayons et de règles disposés de manière à évoquer les gratte-ciel new-yorkais), le Paper Palace paraissait trop petit pour contenir grand-chose d’intéressant. Si je décidai de traverser la rue et d’y entrer, ce devait être parce que je nourrissais le désir secret de me remettre à travailler – sans le savoir, sans être conscient du besoin qui s’était accumulé en moi. Je n’avais rien écrit depuis mon retour de l’hôpital en mai – pas une phrase, pas un mot – et je n’en avais éprouvé nulle envie. Maintenant, après quatre mois d’apathie et de silence, je me mis soudain en tête de faire nouvelle provision de matériel : stylos et crayons neufs, cahier neuf, cartouches d’encre et gommes neuves, blocs et classeurs neufs, le grand jeu.

   Derrière la caisse enregistreuse, près de l’entrée, un Chinois était assis. La porte tintinnabula quand je l’ouvris (…) Il dut se produire une accalmie de la circulation dans Court Street, à ce moment-là, ou bien les vitrages de la boutique étaient particulièrement épais, mais quand je m’engageai entre les rayons afin de les explorer, je pris soudain conscience du silence qui régnait là. (…)

   J’avançai dans le passage étroit en m’arrêtant tous les deux ou trois pas pour examiner les fournitures sur les étagères. Il s’agissait dans l’ensemble de fournitures de bureau ou scolaires standard, mais la sélection était remarquablement complète compte tenu du manque d’espace, et je trouvais impressionnant le soin avec lequel on avait constitué et rangé une telle pléthore de marchandises, qui semblait tout comprendre, de six longueurs différentes de systèmes de reliure en laiton à douze modèles différents de trombones. Arrivé au fond de la boutique, je commençais à revenir par l’autre côté lorsque je remarquai qu’un étagère avait été consacrée à un certain nombre d’articles importés de qualité supérieure : calepins reliés cuir provenant d’Italie, répertoires d’adresses de France, délicates chemises en papier de riz du Japon. Il y avait aussi une pile de carnets venus d’Allemagne et une autre du Portugal. Les carnets portugais me plaisaient tout spécialement, avec leurs couvertures cartonnées, leurs pages quadrillées et leurs cahiers cousus de beau papier couché, et je sus que j’allais en acheter un dès l’instant où je le pris et le tins dans ma main. C’était un objet d’utilité pratique – robuste, familier, commode, pas du tout le genre de livre blanc dont on penserait faire cadeau à quelqu’un. Mais j’aimais sa reliure toilée et j’aimais aussi son format : neuf pouces un quart sur sept un quart, soit un peu plus court et plus large que la plupart des carnets. Je ne peux en expliquer la raison, mais je trouvai ces dimensions profondément satisfaisantes et lorsque j’eus pour la première fois le carnet en mains, je ressentis quelque chose de comparable à un plaisir physique, une bouffée de bien-être soudain et incompréhensible. Il n’y avait que quatre carnets sur la pile, chacun d’une couleur différente : noir, rouge, brun et bleu. Je choisis le bleu, celui qui se trouvait au-dessus de la pile.

   Il me fallut encore cinq minutes pour dénicher tout ce dont j’avais besoin, après quoi je revins vers l’entrée de la boutique et posai mes trouvailles sur le comptoir. L’homme m’adressa un autre de ses sourires polis et se mit à enfoncer les touches de sa caisse pour enregistrer les prix des différents articles. En arrivant au carnet bleu, il s’arrêta un instant, le tint en l’air et en caressa légèrement la couverture du bout des doigts. C’était un geste d’appréciation, presque une caresse.

    « Beau livre, dit-il en anglais avec un fort accent. Mais fini. Fini. Portugal. très triste histoire. »

   Je ne compris pas ce qu’il voulait dire mais, ne voulant pas l’embarrasser en lui demandant de répéter, je marmonnai quelque chose à propos du charme et de la simplicité du carnet et puis je changeai de sujet. « Il y a longtemps que vous êtes établi ici? » demandai-je. Tout a l’air si neuf et si propre.

  • Un mois, répondit-il. Ouverture officielle le 10 août.(…) Toujours mon rêve d’avoir boutique à moi. Boutique comme celle-ci, avec papier et stylos, mon grand rêve américain. Business pour tout le monde, pas vrai?
  • Tout le monde fait des mots, reprit-il. Tout le monde écrit quelque chose. Les enfants à l’école font leurs devoirs dans mes cahiers. Les professeurs notent les élèves dans mes cahiers. Des lettres d’amour partent dans les enveloppes que je vends. Des registres pour les comptables, des blocs pour les listes de courses, des agendas pour organiser la semaine. Tout ici est important dans la vie, et ça me rend heureux, c’est l’honneur de ma vie. »

   Il prononça ce petit discours avec une telle solennité, un sens si grave de ses ambitions et de son engagement que je me sentis ému, je l’avoue. Quelle sorte de papetier était-ce, me demandais-je, qui dissertait pour ses clients sur la métaphysique du papier, qui se considérait comme investi d’un rôle essentiel dans les innombrables affaires de l’humanité? Il y avait là un aspect comique, je suppose, mais en l’écoutant parler je n’eus pas un instant la moindre envie de rire.

    « Beaucoup d’écrivains ici à Brooklyn, dit-il. Quartier plein d’écrivains. Bon pour les affaires sans doute.

  • Sans doute, acquiesçai-je. Le problème, avec les écrivains, c’est que, pour la plupart, ils n’ont pas beaucoup d’argent à dépenser.
  • Ah, s’exclama-t-il en relevant la tête, exposant dans un large sourire une bouche pleine de dents tordues, vous devez vous-même être écrivain » (…)

   Il se remit au travail devant sa caisse enregistreuse et, lorsqu’il eut fini d’emballer mes achats dans un grand sac en papier blanc, son visage était redevenu sérieux. « Si un jour vous écrivez histoire dans carnet portugais bleu, dit-il, moi très content. Mon coeur rempli de joie. »

Paul AUSTER, La Nuit de l’oracle

Au fil des mots (43) : « miroir »

Espionnage industriel 

   Il ne faut jamais croire les monarques et encore moins leurs domestiques. Charles Machy avait annoncé à Nicolas d’Assan qu’il avait tout son temps puisque, la résolution d’une guerre majeure pour son royaume occupant le roi, celui-ci ne visiterait sa verrerie qu’en septembre. L’adjoint du lieutenant général de police, qui était venu en avril, revint en mai, pour annoncer cette fois la royale visite en juin.

   La veille du jour choisi, toute la région fut mise sous une cloche de verre. Les soldats et la police étaient partout. Le Cotentin donnait l’impression d’être occupé par une armée ennemie.

   Le jour dit, Valognes accueillit dignement son souverain. On avait caché les tas de fumier, repeint les façades des maisons, sablé les places de gravillon, rangé les voitures et les échafaudages. Des draps de couleur et des guirlandes de fleurs entrelacées avaient été tendus de clocher à clocher et de fenêtre à fenêtre. Les hommes avaient mis leur chapeau et leur chemise blanche et les femmes se présentaient la gorge et les bras nus.

   Malgré la chaleur des fours, le roi, muni d’un écran protecteur de vue, se promena partout et examina tout en détail. Devant lui on souffla une glace. Sur sa demande on lui montra la façon de polir le verre et de l’étamer. Émerveillé de la rapidité et de la perfection de l’opération, il posa quantité de questions aux ouvriers et invita Colbert, tout courbé par l’autorité royale, à leur distribuer cent cinquante doubles. Les apprentis observèrent la scène près des parois brûlantes du four ou perchés sur la réserve de bois qui le couronnait.

  Le roi promit à Nicolas d’Assan de lui accorder le privilège qui lui permettrait d’exploiter la nouvelle méthode de fabrication des glaces qu’il prétendait avoir trouvée. Il promit aussi de soulager la misère de la région à l’aide d’un futur programme d’assistance publique. Il évoqua, grandiloquent, l’édification d’un nouvel Hôpital Général rattaché à l’Hôtel-Dieu de Gisors « capable de recevoir non seulement des civils et des militaires mais aussi plusieurs centaines d’enfants trouvés ».

   Le roi était resté en tout et pour tout à peine une heure. Le message qu’il avait délivré à Valognes était destiné aux courtisans qui l’accompagnaient ; aux ambassadeurs contraints de le suivre ; aux ouvriers italiens auxquels, au-delà des frontières, il promettait des cadeaux, de l’argent, des logements, des exemptions, des prérogatives, des privilèges – sa clémence.

   Le roi parti, Nicolas d’Assan sut qu’il avait été utilisé. La pièce de théâtre qui venait d’être donnée sous ses yeux, applaudie par les courtisans de la scène, les belles dames des loges et les bourgeois du parterre, devait servir la gloire du roi, celle de Colbert, et dans une moindre mesure celle de Marc-Antoine de la Rivette qui glougloutait comme un dindon.

   Nicolas d’Assan eut un mauvais pressentiment. Cette visite constituerait l’apogée de sa carrière de verrier et son erreur fondamentale. En souvenir de son passage, il avait offert au monarque un médaillon en verre coulé et biseauté, peint en grisaille au revers, pour souligner le profil altier du roi. Sa technique de fabrication était entièrement nouvelle : par coulage sur table de métal, au lieu du soufflage à la vénitienne.

   En même temps qu’il offrait le médaillon au roi, il vit dans le regard de Marc-Antoine de la Rivette que ce procédé serait immédiatement récupéré et adapté industriellement par la Manufacture Royale des Glaces de Miroirs sans qu’il en tire aucun profit. Pire, Nicolas d’Assan avait exhibé sa réussite, ce qui constituait une faute majeure. Il en était sûr, on allait détruire sa verrerie et l’empêcher de dépasser en splendeur la Manufacture Royale qui devait être la seule à pouvoir affirmer que les glaces sortant de ses ateliers augmentaient tous les jours de taille, accroissaient constamment leur degré de netteté et recueillaient des éloges universels.

   Cette visite, c’était la foudre qui venait de lui tomber sur la tête…

Gérard de CORTANZE, Miroirs