Destins croisés
Au même instant, une petite ombre sortait de l’hôtel mitoyen. Stendhal avait eu toutes les peines du monde à quitter le lit de Giulia, qui l’aimait comme une tigresse bien que, au moment d’expirer entre ses bras, elle lui jetât toujours à la figure qu’il était vieux et laid. Celle folle avait exigé le matin même qu’il bravât l’émeute pour venir lui donner des preuves tangibles de son amour, sous peine de rompre et de faire le plus épouvantable scandale. Comment ne pas obéir à un tel commandement ? D’abord, il avait attendu l’heure du rendez-vous avec impatience, puis l’éternelle crainte du fiasco s’était glissée entre son désir et son imagination. Chaque heure qui sonnait, le rapprochant du sacrifice, retentissait dans son diaphragme à lui donner une sorte de nausée. En montant l’escalier, les battements de coeur annonciateurs du plaisir se mêlaient aux palpitations d’angoisse. Ses jambes ne lui obéissaient plus, sans pouvoir mettre un pied devant l’autre, il s’arrêtait, cherchant appui sur la rampe. Si le Suisse de la loge n’avait pas tiré une nouvelle fois le cordon derrière lui, peut-être aurait-il pris ses jambes à son cou pour détaler. Seule la peur de croiser un importun lui avait permis d’atteindre le palier. Une porte entrebâillée l’attendait, il avait trouvé l’antichambre vide et obscure, suivi à tâtons un chemin qu’il connaissait bien jusqu’à la fente de lumière qui s’était ouverte lentement devant lui. Maintenant qu’il marchait sous un croissant de lune aussi bien dessiné qu’à l’Opéra de Milan, Stendhal, heureux et libéré, respirait à pleins poumons. Certes, il n’avait pas manié, à proprement parler, le gourdin d’Hercule, mais, contrairement à ce pauvre Marmont, il n’avait pas eu, pour cette fois, à affronter la débandade. Il en dansait de joie et réveilla le factionnaire de la barricade qui grommela. Stendhal lui présenta galamment ses excuses. (…)
Ce fut le moment où l’on vit arriver dans la grande cour du palais du Luxembourg le vicomte de Chateaubriand, porté en triomphe par une foule d’étudiants débraillés qui criaient à tue-tête: « Vive le défenseur de la liberté de la presse ! » L’auteur du Génie du christianisme, n’eut conscience du parfait ridicule de cette scène qui l’avait vu ainsi promené comme une bête de foire depuis la colonnade du Louvre jusqu’aux galeries du Palais-Royal, puis du Palais-Royal à celui du Luxembourg, qu’une fois qu’il eut ajusté son habit, donné un coup de peigne à ses cheveux et reprit place au milieu de ses pairs. Inquiet de la risée que cette farandole ne manquerait pas de déclencher dans les salons parisiens, il s’empressa d’écrire depuis son pupitre une lettre à la comtesse de Boigne dont la conversation toujours sucrée pouvait se révéler plus méchante que la morsure de l’aspic. (…)
Alexandre Dumas, que cette révolution égayait tant qu’il en négligeait sa belle maîtresse depuis trois jours, dormait du sommeil du juste lorsqu’il fut réveillé par le rappel que l’on battait frénétiquement dans la rue et la visite matinale de son ami Delanoue venu le chercher pour marcher sur Rambouillet. La partie de campagne promettait d’être magnifique, et on ne pouvait rater ça pour rien au monde. Levé, rasé et habillé en un tournemain, le jeune dandy à la crinière de lion était déjà à la recherche d’un fiacre place de l’Odéon pour courir sus au roi de France dans le plus bel appareil. Là, il fut reconnu par les machinistes du théâtre dont il était devenu l’idole depuis le succès et les énormes pourboires de sa dernière pièce. Ces ouvriers du rêve, armés de hallebardes en fer-blanc tirées du magasin des accessoires, l’acclamèrent puis l’entourèrent pour en faire leur capitaine et lui demander de les conduire à la victoire. Le souffleur de l’Odéon arrêta une voiture dans laquelle tout le monde prendrait place, mais il n’était pas raisonnable de partir chasser les Bourbons le ventre vide et le gosier sec. Dumas fit porter huit bouteilles de vin à sa petite armée qui se restaurait avant d’aller lui-même déjeuner chez Risbeck, le meilleur traiteur de la place de l’Odéon, où la chère était exquise. Son appétit d’ogre offrait ainsi un répit à la monarchie chancelante. (…)
Alfred de Vigny écrivait à sa table de travail où il taquinait une muse fuyante quand un grand remue-ménage dans son escalier puis des coups tambourinés à sa porte l’obligèrent à quitter son fauteuil. Le poète, qui n’avait pas aimé entendre les balles de l’émeute briser ses vitres et siffler aux oreilles de sa femme, chargea lentement ses pistolets avant d’aller ouvrir. Il reconnut aussitôt son propriétaire, un ancien avoué que la vue des pistolets aux chiens relevés et canons brillants de graisse fit reculer d’un pas. Derrière lui se pressaient quelques bons pères de famille mal ficelés dans leurs uniformes de la garde nationale. Ces rentiers retirés, ces commerçants prospères, ces bourgeois satisfaits venaient le supplier de bien vouloir se mettre à la tête de leur compagnie et de pousser l’abnégation jusqu’à les entraîner au maniement des armes pour défendre leurs boutiques. Ne sachant trop quel titre de noblesse il fallait donner à cet ancien officier du roi qui, perpétuellement juché sur les échauguettes de son orgueil aristocratique, les toisait plus qu’il ne les regardait chaque fois qu’il les croisait, le propriétaire traitait alternativement le poète de comte et de marquis (…). La peur se lisait dans les yeux de ces bourgeois épuisés par une semaine de révolution. (…) Le poète, qui attendait en vain depuis quatre jours l’appel des princes, prit en pitié les malheureux habitants du bas de la rue de Miromesnil et pensa que, à défaut de sauver la monarchie légitime, il lui revenait de rétablir l’ordre.
Camille PASCAL, L’été des quatre rois






J’ai i ce livre, lu et rangé. Et je ne me souviens plus si j’avais apprécié ou non!
A relire.
Mais je retiens l’expression ma foi ludique d’ »être juché sur les échauguettes de l’orgueil aristocratique «
C’est du bonbon….
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