Au fil des mots (116) : « radio »

Nées sous X

Curieusement, Marie, optimiste sur l’issue du conflit, est immédiatement persuadée que la guerre sera longue, meurtrière, et que les armements modernes provoqueront de dangereuses blessures.

Elle trouve rapidement son terrain d’action.

Quelques hôpitaux parisiens mis à part, les rayons de Röntgen, les rayons X sont encore peu et mal utilisés. Les services sanitaires de l’Armée n’ont prévu aucune installation et possèdent, en tout et pour tout, une voiture radiologique. (…) Le 12 août, Marie, usant de son nom, de son autorité, de ses relations, a déjà arraché aux fonctionnaires débordés du ministère de la Guerre, un ordre de mission.

Son plan : constituer une flotte de voitures munies des appareils et du personnel nécessaires pour que partout où, dans les zones des combats, on ramasse les blessés, les examens radiologiques aient lieu immédiatement.

Il ne reste plus qu’à trouver voitures, appareils, manipulateurs. Toutes les automobiles de plus de 16CV ont été réquisitionnées. (…) De Bretagne, Irène supplie sa mère de lui permettre de rentrer. (…) Pour sa part, Marie a entrepris la tournée des femmes fortunées qu’elle connaît. Patriotes ? C’est le moment de le prouver. Comment ? En lui donnant leur automobile : « Je vous la rendrai après la guerre », dit-elle avec assurance. Plusieurs de ces dames obtempèrent, au pire elles se font rançonner.

Marie a déjà réuni quelques voitures lorsqu’un avion allemand lâche trois bombes sur la capitale et une banderole : « L’armée allemande est aux portes de Paris. Vous n’avez plus qu’à vous rendre. » Le 2 septembre, le président de la République et le gouvernement partent pour Bordeaux. Tout ce qui peut s’y précipiter à leur suite s’y précipite. Alors, Marie à son tour, s’engouffre dans un train bondé qui avance au pas. Ils emportent leur or, leurs bijoux, leur argenterie. Marie est munie, elle aussi, d’un sac qu’elle peut à peine soulever, lourd comme du plomb. D’ailleurs c’est du plomb. Vingt kilos de plomb entourant un gramme de radium, le seul qui existe en France. Le radium de Marie. (…) Sur le quai de la gare de Bordeaux, plantée en pleine nuit devant le sac qu’elle ne peut plus porter, elle se réjouit pour la première fois de sa vie, que quelqu’un s’écrie : « Mais c’est Mme Curie! », saisisse son sac et lui déniche dans la ville surpeuplée une chambre chez l’habitant. Le lendemain, elle loue un coffre dans une banque pour abriter son trésor, repart sur-le-champ. Dans un convoi de troupes, cette fois, qui remonte vers Paris et où cette dame distinguée en manteau d’alpaga mord de bon coeur dans le sandwich qu’un soldat lui a proposé de partager.

Enfin, Irène rejoint Paris où Marie la met aussitôt au travail. Après les propriétaires de voitures, elle a frappé à la porte des carrossiers pour qu’ils transforment les châssis des véhicules en fourgons. Chez les constructeurs d’appareils à rayons X et de dynamos, pour qu’ils fournissent du matériel.

Lorsque, le 1er novembre 1914, la première voiture radiologique, peinte en gris réglementaire, croix rouge au flanc, prend la route du front, il y a déjà eu, du côté français seulement, 310 000 morts et 300 000 blessés, qui sont allés au feu en pantalon garance. Dans la voiture se trouvent Marie et Irène, un médecin, un assistant et un chauffeur militaires. Le système que Marie a conçu est rudimentaire, mais efficace : chaque voiture emporte une dynamo, un appareil à rayons X portatif, le matériel photographique adéquat, un câble, des rideaux, quelques écrans et des gants de protection. L’appareil est installé dans une salle dont on obture hermétiquement les fenêtres avec les rideaux. Le câble le relie à la dynamo restée dans la voiture, que le chauffeur actionne.

Jusque là, il s’agit de technique. mais ce sont des hommes qu’il faut radiographier et des hommes qui souffrent, portant parfois d’affreuses blessures.

« Pour haïr l’idée même de la guerre, il devrait suffire de voir une fois ce que j’ai vu si souvent toutes ces années, écrira plus tard Marie. Des hommes et des garçons apportés jusqu’à l’ambulance à l’intérieur des lignes, dans un mélange de boue et de sang… » Pour une jeune personne de dix-sept ans qui a vécu jusque là protégée, le choc est rude. Irène l’accuse, mais se tient. Curie oblige. Et que ne ferait-elle pas pour répondre à l’attente de sa mère? (…) Le 1er novembre 1914, c’est Irène qui doit apprendre et elle s’y applique. Le carnet de bord de la voiture dénommée voiture E indique que, ce jour-là, la petite équipe a procédé à trente examens.

Pour entraîner son monde, Marie a commencé par des cas simples. Le premier blessé qu’avec Irène elle installe devant son appareil a reçu une balle dans l’avant-bras. Marie règle l’appareil, relève un calque de l’image projetée sur l’écran tandis que le médecin dicte ses observations, prend un cliché qu’un assistant développe immédiatement.

Les blessures à la tête sont nombreuses. Proposé en 1911 par le ministère de la Guerre, le casque a été repoussé par la Chambre, parce que « ça ferait allemand ». Il faudra attendre juin 1915 pour que la décision soit prise d’en équiper les combattants.

Au début de guerre, les chirurgiens ont encore peu d’expérience de la radiologie. Certains, surtout parmi les moins jeunes, n’ont aucune confiance en ce moyen d’investigation. Toute l’autorité de « Madame Curie » sera nécessaire. Ensuite, ils opéreront fréquemment sans même que les clichés soient pris, en se guidant sur l’écran radiologique.

Partout où Marie passe, derrière les lignes, dans sa Renault grise, elle examine la possibilité d’installer un poste fixe de radiologie et, le cas échéant, revient elle-même avec le matériel nécessaire. Le 1er janvier 1915, elle écrit à Langevin, sergent dans un bataillon d’ouvriers de l’armée : « J’ai reçu une lettre m’informant que la voiture radiologique fonctionnant dans la région de Saint-Pol a subi une avarie. Autant dire que tout le Nord est dépourvu de services radiologiques! » Le mois suivant, il y en a un. Puis deux. Puis trois. L’organisation, l’administration des personnes et des choses est l’un des talents de Marie. Elle sait faire elle-même, mais elle sait aussi faire faire.

Les vingt voitures, que l’on baptisera « les petites Curie », et les deux cents postes fixes qu’elle réussira à installer procéderont pour la seule période de 1917/1918 à un million cent mille radiographies.

Françoise GIROUD, Une femme honorable

2 commentaires sur “Au fil des mots (116) : « radio »

  1. Mais quelle histoire de l’Histoire!
    Et voilà une madame Curie, Marie, bien plus enthousiasmante dans ce récit, que le film que j’ai vu sur le couple Curie.
    Marie Curie y apparaît totalement prise par son labeur harassant au laboratoire que d’élever sa fille qui trouve t’elle est une perte de temps. Et tout ça avec une mine morose la plupart du temps. J’avais trouvé ça peu engageant.
    Mais , quand même, déjà dans ce film on y voyait une femme d’une volonté d’acier trempé….heureusement et grand merci à son acharnement, car nous avons tous au moins à une occasion eu affaire avec son invention, pour notre meilleure santé.
    Merci Marie.
    Mais ce récit m’enthousiasme totalement. Quelle femme!
    Allez cousine, hommage aux femmes, toutes, les mères, les grands mères, les amies et les professionnelles de toutes sortes, les sœurs et les cousines……sommes-nous bonnes!? Oh oui, alors!
    Et hommage à ta maman.
    Et hommage à toi. Garde le cap, et à bientôt.

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  2. Merci. J’aurais sans doute pu mieux faire mais j’ai fait ce que j’ai pu. Les six années et demie pendant lesquelles je me suis occupée d’elle nous ont rapprochées et m’ont permis d’effacer quelques griefs. Ce furent des années de joie et de complicité partagées, jamais de dévouement.
    Quelle joie c’est toujours de t’entendre au téléphone ! Malgré la tempête de neige et ces écureuils farceurs gourmands de câbles téléphoniques… j’attends ton petit colis, je te fais signe dès réception. Et merci à Aline de l’avoir convoyé sur Air Canada !

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