La chasse aux livres
En 1417, il y avait près d’un siècle que les Italiens étaient férus de vieux manuscrits. La mode avait été lancée dans les années 1330 par Pétrarque, poète et érudit qui s’était couvert de gloire en reconstituant la monumentale Histoire de Rome de Tite-Live et en retrouvant des chefs-d’oeuvre oubliés, notamment de Cicéron et de Properce. L’exploit de Pétrarque en avait incité d’autres à rechercher des classiques qui n’étaient plus lus depuis des siècles. Les textes retrouvés étaient copiés, édités, commentés et passaient de main en main, conférant du prestige à ceux qui les avaient découverts et fondant ce qui devint « l’étude des humanités ».
Pour avoir compulsé les textes de la Rome classique ayant survécu, les « humanistes » – ainsi appelait-on ceux qui se consacraient à cette étude – savaient que de nombreux livres ou parties de livres autrefois célèbres s’étaient égarés. Les auteurs antiques qu’ils lisaient assidûment citaient régulièrement ces ouvrages pour les encenser ou les critiquer avec virulence. (…) Les humanistes se doutaient que certains de ces ouvrages disparus étaient probablement perdus à jamais, mais d’autres – qui sait combien – étaient peut-être cachés dans des endroits obscurs non seulement en Italie, mais de l’autre côté des Alpes. Pétrarque avait ainsi retrouvé le manuscrit du Pro Archia de Cicéron à Liège, en Belgique, et le manuscrit de Properce à Paris.
Les bibliothèques des vieux monastères constituaient le terrain de chasse privilégié du Pogge* et de ses amis : pendant des siècles, les monastères avaient été les seules institutions, ou presque, à s’intéresser au sort des livres.(…) Ils avaient exploré de nombreuses bibliothèques monastiques en Italie et suivi la piste de Pétrarque en France, mais ils savaient que les grands territoires inexplorés se trouvaient en Suisse et en Allemagne. La plupart des monastères de ces pays étaient difficiles d’accès – leurs fondateurs les avaient bâtis dans des endroits reculés afin de détourner les moines des tentations, des distractions et des dangers du monde. Une fois l’humaniste passionné parvenu dans ces monastères lointains, après avoir enduré l’inconfort et les périls du voyage, que se passait-il ? Bien peu d’érudits savaient exactement ce qu’ils cherchaient et bien peu auraient été capables de reconnaître l’objet de leur quête, si par hasard ils étaient tombés dessus. Se posait en outre la question de l’admission : pour se voir ouvrir la porte, il fallait persuader un abbé sceptique et un moine bibliothécaire qui ne l’était pas moins qu’on avait une raison légitime d’être là. L’accès de la bibliothèque était refusé aux visiteurs.(…)
Les problèmes ne s’arrêtaient pas là. Car si un chasseur de manuscrits pouvait atteindre un monastère, passer la porte aux lourds barreaux, pénétrer dans la bibliothèque et découvrir un manuscrit intéressant, encore fallait-il pouvoir en faire usage.
Les livres étaient rares et de grande valeur. Ils conféraient du prestige au monastère qui les possédait, et les moines étaient peu enclins à les laisser sans surveillance, surtout s’ils avaient affaire à des humanistes italiens peu scrupuleux. Certains monastères allaient d’ailleurs jusqu’à protéger leurs précieux manuscrits en les entourant de sorts. Ainsi l’avertissement adressé à « celui qui vole ce livre ou qui l’emprunte à son propriétaire et oublie de le rendre »:
Que le livre se transforme en serpent dans sa main et que tous ses membres soient brisés. Qu’il dépérisse de douleur et implore miséricorde à pleine voix, et qu’il ne soit pas mis fin à son agonie avant qu’il soit anéanti. Que les vers rongent ses entrailles, au nom du Ver qui ne meurt point, et quand enfin il ira à son châtiment dernier, que les flammes de l’enfer les consument à jamais.
Même un sceptique laïque aurait hésité avant de glisser un tel ouvrage sous le manteau.
Un moine pauvre ou vénal pouvait accepter de l’argent en échange des livres, mais le seul fait qu’un étranger s’y intéresse faisait grimper le prix. Il était possible de demander à un abbé la permission d’emprunter le livre, en promettant solennellement de le rapporter sans délai. Malheureusement, les abbés confiants, ou naïfs, étaient rares. Il était impossible de les forcer à accepter et, face à un non catégorique, toute l’entreprise tombait à l’eau et le bibliophile en était pour ses frais. On pouvait braver les sorts et tenter de voler l’ouvrage, mais les communautés monastiques avaient l’habitude de la surveillance. Les visiteurs étaient constamment épiés, les portes verrouillées la nuit, et parmi les frères, il y avait toujours quelques costauds mal dégrossis qui n’auraient eu aucun scrupule à corriger le voleur.
Le Pogge avait toutes les qualités requises pour franchir ces obstacles. Il maîtrisait parfaitement les techniques de déchiffrage des graphies d’autrefois. C’était un latiniste brillant, doté d’un oeil de lynx sachant repérer le style, les formules rhétoriques et les structures grammaticales du latin classique. Connaisseur hors pair de la littérature de l’Antiquité, il avait en mémoire des dizaines d’indices permettant d’identifier certains auteurs ou certaine oeuvres disparus. Et s’il n’était pas prêtre ni moine, il avait longtemps servi à la curie et à la cour papale : les structures institutionnelles de l’Église n’avaient pas de secrets pour lui et il connaissait ou avait connu personnellement de nombreux ecclésiastiques puissants, dont un certain nombre de papes.
Si ces relations haut placées ne suffisaient pas pour lui ouvrir les portes de la bibliothèque d’une abbaye reculée, le Pogge pouvait compter sur son charme personnel. C’était un conteur merveilleux, qui ne dédaignait pas les commérages et était toujours prêt à raconter des blagues, souvent d’un goût douteux…
Stephen GREENBLATT, Quattrocento
*Poggio BRACCIOLINI dit Le Pogge (1380-1459) – https://fr.wikipedia.org/wiki/Poggio_Bracciolini



On se sent tout petit face à ce récit… et plutôt que de laisser un commentaire incolore, inodore et insipide face à ces géants, j’en profiterai pour donner suite à un de mes commentaires précédents et te confirmer m’être lancé dans la lecture – assez bouleversante, dans son premier opus – de « Ceux de 14 ». Y entrer n’était pas chose aisée, le style d’écriture un peu déconcertant; en sortir ne le sera pas moins…On s’attache, on s’accroche et on n’en croit pas ses yeux. On a vu de nombreux extraits/moments terrifiants de films d’époque, mais les vivre de l’intérieur et ressentir les émotions de l’auteur, comme si on y était, c’est encore autre chose… A suivre🙄
J’aimeAimé par 1 personne
Quelle époque incroyable!
Quels personnages incroyables!
J’ai ri aux mauvais sorts réservés aux voleurs de livres/manuscrits/ vélins/autres. Et que dire de la-les religions qui faisaient leurs délices d’autodafés! Les deux extrêmes des livres aux mêmes époques.
Ce Quattrocento me semble bien désirable pour l’hiver qui a commencé aujourd’hui.
D’ailleurs je suis à lire à rebrousse-poil toutes tes trouvailles. Le jardin est quasi fini, mais -15, grésil et vents mauvais…brrrr. Donc je me réjouis de lire ce que tu proposes.
Je continue ma lecture avec Flûte……
Et avant j’ai lu Hamlet qui ne me pose aucune question existentielle, ha ha!
J’aimeAimé par 1 personne
C’est trop d’honneur ! Mais si mes petits extraits t’emmènent sur des chemins de découverte, tant mieux, c’est le but ! Celui-ci, je l’ai trouvé assez ardu car très (trop?) documenté… mais il regorge de découvertes sur Lucrèce que j’ai traduit dans ma jeunesse ! Merci, les amis pour vos commentaires !
J’aimeJ’aime