Au fil des mots (109) : « critique »

La critique du critique

« Quand on demande à un enfant ce qu’il veut faire lorsqu’il sera adulte, il ne répond jamais critique, ce qui prouve que c’est un métier de raté. » Impossible de ne pas rire avec François Truffaut lui-même critique à ses débuts, de cette réplique qu’il place dans la bouche d’un de ses personnages.

Un exemple ? De qui a-t-on écrit ces lignes ? « Jamais nous n’avions atteint tant de complaisance dans l’horrible. Lucidité ? Non, sadisme. L’auteur se vautre dans la puanteur. Le coeur se serre. La chair se hérisse. Et surtout l’on pèle de gêne. De gêne d’être là. Oui, je baissais la tête, je n’osais plus regarder le plateau. J’avais le sentiment de participer à une oeuvre indécente. » Cet auteur qui « se vautre dans la puanteur », selon le jugement avisé d’un oracle aujourd’hui complètement oublié, n’est autre que Samuel Beckett, et la pièce, peut-être sa plus belle, Oh les beaux jours. Belle profession que celle de critique qui consiste trop souvent à trouver le pire dans le meilleur et le meilleur dans le pire, faute d’un goût personnel ou désintéressé.

Toute plaisanterie mise à part, personne ne peut nier à quelle hauteur du discernement fondamental la critique peut se placer lorsqu’elle est le fait de musiciens comme Debussy ou Boulez, d’écrivains comme Borges ou Blanchot, ou, simplement d’êtres toujours susceptibles de s’émouvoir. Dans ce cas, la critique est un art parallèle à l’autre : l’hommage d’artistes à leurs pairs, attachés à transposer une émotion en vertu d’un autre ordre, celui de la raison et de l’esprit. Baudelaire écrivait au sujet de Wagner : « Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. »

L’inverse, hélas, se produit rarement. Je le regrette : il manque alors à ces individus l’expérience vitale du trac, du face-à-face avec une salle où chacun est différent de son voisin, où chaque auditeur (et parmi eux le critique lui-même) attend de vous une émotion distincte, une réponse particulière à son point de vue sur l’oeuvre. Il leur manque ce face-à-face avec soi-même, devant un clavier dont les touches ressemblent brusquement à des crocs luisants et redoutables. Un face-à-face avec le doute malgré les heures de recherche et de répétition.

L’un d’eux, autrefois réputé, m’a traitée au tout début, dans un journal français conservateur, de petite chèvre sans souffle, tout juste bonne à faire des bonds sur scène; quelques années plus tard, il écrivait que, contrairement à ses attentes, je n’avais décidément pas changé : j’étais restée cette interprète qui méritait le fouet, une Walkyrie tonitruante ! Plus tard encore, il admettait dans ce même journal avoir été ému par un de mes concerts auquel il avait assisté ; il fut ravi d’avoir l’occasion de changer une nouvelle fois d’avis publiquement à mon sujet. Ce fut la dernière.

Aujourd’hui, je sais sourire des diktats de la presse. le public n’a pas besoin qu’il lui ordonne ce qu’il convient d’aimer ou non, il est adulte, passionné et exigeant. Et c’est pour lui que je joue. Mais dans les premiers temps, à Paris, lors des premiers concerts, quel massacre ! Il faut avoir reçu les encouragements de maîtres comme Pierre Barbizet, Jorge Bolet, Daniel Barenboim ou Léon Fleischer pour ne pas s’affecter de propos si contradictoires.

À mes débuts, ces questions, je le reconnais, m’ont tourmentée, jusqu’au jour où je les ai mises à plat et découvert qu’au fond, il y avait davantage de bonnes critiques que de mauvaises. C’est la violence outrée des mauvaises et leur volonté de mise à mort qui me frappaient le coeur. Je les ai considérées comme nulles, absolument stériles, à mesure que j’ai réussi à tenir le pas gagné, non sur les autres, mais sur mes incertitudes. Le premier critique est l’artiste lui-même : il ne vise pas une perfection illusoire, qui serait lettre morte, personne ne pouvant répondre en lieu et place des compositeurs, ni de leurs désirs. Ce que vise tout artiste véritable, c’est à animer de sa vie l’oeuvre jouée, à lui donner tout son être, dans cet abandon parfait propre à l’amour.

Les grands peintres n’ont jamais cherché à reproduire la réalité des visages trait pour trait ; ils partaient d’un modèle pour en dégager l’existence la plus profonde. Et puis, que reproduire en musique ? Il n’existe pas, inscrit comme les plans d’un temple parfait, comme un individu vivant, un modèle idéal d’interprétation. Il y a et il ne peut y avoir qu’une rencontre avec l’existence d’une musique qui se joue. « Quelque part dans l’inachevé ».

Hélène GRIMAUD, Variations sauvages

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