Adieux, Idéaux
Ils se retrouvèrent aux premiers jours de l’automne de la deuxième année, avant la reprise, et se répétèrent à l’envi que rien ne devait filtrer. Entre-temps, pendant l’été, ils avaient échangé quelques messages lointains. Elle voulait lui montrer qu’elle n’avait pas oublié. Il avait répondu gentiment. Il avait été sévèrement malade. Il avait pensé à elle. Mais l’appeler, pour quoi faire ? Elle ne pourrait pas l’aider, à peine le soutenir. Alors, rien. À se contenter de paroles plates, mieux valait ne rien dire. La situation était sans issue. Il s’était imaginé qu’elle donnerait un signe peut-être une fois ou deux, puis il n’y avait plus songé, s’était habitué à vivre sans trace d’elle, et l’aurait oubliée – peut-être – si des amis ne l’avaient invité à s’exprimer chez eux lors d’un rassemblement qu’ils organisaient. Il accepta sur l’instant : par une coïncidence amusante, c’était sa région à elle. Il ne résistait jamais aux ironies du destin. L’événement était festif, il lança dans la presse régionale un jeu de mots à elle seule destiné. Elle rétorqua avec malice par une interview similaire. Et elle lui laissa un message. Leurs photos s’étalaient face à face dans le journal local comme une mise au défi, cela les fit sourire. Il prit plaisir à ce cache-cache, à être là, quasiment sur ses terres, à commenter ses déclarations, à y répondre avec une vigueur et une joie qui n’ôtaient rien à sa sincérité, à entendre évoquer la vie de celle qu’il n’avait vue que dans son exil parisien, et dont il découvrait ainsi l’environnement, le jardin secret, la terre d’élection. Flânant dans les quartiers du village, le long de la rivière, dans la tiédeur de la grand-place, dégustant un café en lisant, il l’imaginait au quotidien ; elle appréciait en connaisseur de le voir à l’oeuvre, distribuant un tract sur le marché, saluant des commerçants. Ils savaient y faire l’un et l’autre. Ils aimaient cela. (…)
Dans les ruelles, croisant ces visages qui l’avaient soutenue, ou non, il avait le sentiment de pénétrer chez elle en cachette, en son absence, d’ouvrir les tiroirs de regarder les photos du salon, d’inspecter les rayonnages de la bibliothèque. Ils étaient faits de la même eau, et, se connaissant lui-même, il savait qu’il en apprenait davantage sur elle par cette immersion dominicale que s’il avait passé la nuit à son domicile. Chacune de ces rues, chaque paysage de la campagne alentour, chacun des hameaux qu’ils avait traversés avait pétri son histoire, forgé ses rêves d’adolescente. Il était né dans une autre campagne, savait parfois en reprendre l’accent, en était le meilleur ambassadeur, celui qui suscitait la fierté de tous ceux qui l’avaient vu grandir, et qui avaient fait de lui ce qu’il était aujourd’hui, un homme politique. Ces hommes et ces femmes étaient leur raison d’être ensemble. Le décor, la nature et l’histoire de ces lieux faisaient corps avec elle, et il s’y fondait comme s’il pénétrait le secret de sa naissance. (…)
Ayant pris plaisir à visiter les recoins, les jetées, les églises, il partit retrouver ses amis. Se montra enjoué, enjôleur, blagueur. Mais en son for intérieur, il était déçu qu’elle n’ait pas été là.
Elle ne lui fournit aucune explication, et il ne posa pas de questions. Il savait qu’elle n’imaginait pas l’inviter dans son bureau avant qu’il ne partage le banquet de ses rivaux. Il ne regretta pas longtemps l’accueil dit républicain, et se contenta de flâner dans les ruelles désordonnées d’une ville à la beauté lumineuse dont les façades donnaient à chaque instant l’illusion de tituber.
Aurélie FILIPPETTI, Les Idéaux


