Un baron au Québec

Jouons cartes sur table :  question barons, j’appelle la célébrissime famille Empain qui en comporta sept!

Tout commence avec Edouard (1852-1929), né dans une modeste famille wallonne, médiocre étudiant mais doué en affaires comme pas possible. Il devient un des industriels les plus puissants de son temps, construisant des lignes ferroviaires partout dans le monde dont son fleuron, le métro de Paris (qui reste la propriété de la famille jusqu’à la fin de la 2ème Guerre), et créant Héliopolis, une ville nouvelle en Égypte (où il est inhumé). Sa vie est tellement romanesque qu’on aimerait que Stéphane Bern lui consacre un « Secrets d’histoire »!  Ses deux fils, Jean et Louis, se retrouvent très jeunes à la tête d’un immense empire. Jean, malgré une vie assez dissolue, maintient le cap capitaliste. Louis prend rapidement la tangente, c’est un homme austère  et mystique. Il privilégie les rapports humains et la solidarité, étant taxé par sa famille de « socialiste ».

Il est intéressant et atypique, ce Louis! S’il aime l’architecture au point de nous léguer le chef-d’œuvre qu’est la villa Empain dont nous ferons une visite originale la prochaine fois que je vous rédigerai un article, il a également un certain atavisme de créateur de ville. Son père a créé Héliopolis ; lui va partir à la découverte du Nouveau Monde, et plus particulièrement du Québec, et le marquer de son empreinte.

Il va jeter son dévolu sur des terrains autour des lacs de Sainte-Marguerite-du-lac Masson, dans les Laurentides.  Il y a sans aucun doute un certain appel de la nature mais le capitaliste reste tapi en lui : en 1934, la situation économique de la Belgique n’est pas au beau fixe, la déflation guette et dans cette situation, tout miser sur les richesses du Congo n’est pas raisonnable. Le Canada est un terrain propice aux investissements étrangers et aux profits rapides.

De 1935 à 1938, il adopte la méthode maison « Empain »: il crée des sociétés toutes reliées entre elles : réseau immobilier, tourisme, agriculture, mines, forêts et import-export. Il resserre également les liens entre la Belgique et le Canada, favorisant jusqu’à aujourd’hui l’établissement de bien des Belges au Québec.

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Louis Empain, le bâtisseur, va emmener dans cette aventure l’architecte Antoine Courtens, issu de l’école du Bauhaus et versé dans l’art Déco. Ils vont ainsi créer un « Domaine de l’Estérel » avec en prévision un aéroport, 300 résidences et 4 bâtiments principaux:

  • L’hôtel de la Pointe bleue, inauguré en 1937, situé sur un promontoire d’où partait une piste de ski alpin. Son architecture mélangeait  formes carrées, rectangulaires et arrondies avec de superbes contrastes de lignes verticales et horizontales. Le mobilier était construit en bois d’érable, également dessiné par Courtens. L’hôtel, après avoir été cédé à un promoteur immobilier,  sera malheureusement démoli en 2012.
  • Un centre sportif, quinze chalets et un nouvel hôtel « L’Estérel ». Georges Simenon y séjourna en 1946 lors de sa campagne américaine,  y écrivit « Maigret à New York » et « Trois Chambres à Manhattan », et y rencontra Denise Ouimet qui devient sa seconde épouse.

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  • Un luxueux chalet, habitation personnelle de Louis Empain (devenu ensuite une auberge de jeunesse), un hangar à hydravion et une écurie qui sont partis mystérieusement en fumée également en 2012…
  • Un Centre Commercial qui comportait deux restaurants, un cinéma, une boulangerie, un garage, une station-essence, des bureaux et une salle de réception : le premier du genre au monde avec des vitrines à la Edward Hopper!

Louis épouse en 1938 une Montréalaise, Geneviève Hone, et compte s’installer définitivement au Québec. Le domaine est une affaire prospère : la jet-set de l’époque vient de New York et de Boston en hydravion pour séjourner dans ce coin de nature tout en jouissant de bâtiments luxueux et architecturalement révolutionnaires.

Hélas, rentré en Belgique lors de la déclaration de guerre, il  est mobilisé, participe à la campagne des 18 jours et est fait prisonnier. Ses biens au Canada sont alors mis sous séquestre, certains supputant qu’il est un espion nazi et qu’il est fait prisonnier en Europe par l’armée canadienne, ce qui a été très vite reconnu comme complètement diffamatoire. Le coup est rude, Louis décide alors de liquider en 1945 toutes ses sociétés canadiennes, entraînant la ruine de certaines d’entre elles qui avaient investi des capitaux d’état. Il ne s’engagera dorénavant plus que dans des œuvres philanthropiques. Il n’empêche, de 1934 à 1939, Louis Empain a amorcé au Québec une œuvre de bâtisseur d’avant-garde.

Ce qu’il reste aujourd’hui de toute cette aventure : le centre commercial (transformé en centre culturel à une certaine époque) qu’il est urgent de réhabiliter et l’hôtel de l’Estérel couplé au club sportif transformés en l’Estérel Resort (avec des suites luxueuses, un centre de spa et une table de grand chef), des chalets, une rue Baron Empain aux villas de grand luxe très prisées…

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Louis Empain (1908-1976) consacre le reste de sa vie à notamment  Pro-Juventute, une fondation qui dans toute la Belgique vient en aide à l’enfance et à la jeunesse.

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Delius, Le Domaine des Laurentides (dessin)

 

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La maison d’Alice et de David

Leur adresse n’est un secret pour personne : Monsieur et madame Van Buuren 41, avenue Léo Errera 1180 Bruxelles (Uccle). La maison est discrète quoique d’un style « Amsterdam » peu habituel dans la capitale belge. 

Ceci explique peut-être cela : David était Hollandais. Né à Gouda en 1886 d’une famille d’éditeurs de livres d’art et d’antiquaires, il tente d’abord des études d’architecture puis opte pour une formation financière. Ayant déménagé à Bruxelles, il devient employé à la banque du Baron Cassel et y rencontre la jeune Anversoise Alice Piette, secrétaire de direction. C’est le coup de foudre ! Ils se marient en 1922 et partagent tout pour toujours, et notamment l’amour de l’art.

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Ils ont un ambitieux projet : construire une maison qui serait une œuvre d’art totale, un musée intime dans lequel ils pourraient continuer à vivre heureux au milieu de leurs acquisitions. Ils choisissent de s’installer à Uccle, un quartier calme sans ostentation.

Et c’est tout à fait l’impression que l’on a quand on y pénètre. Ne vont-ils pas surgir pour nous saluer ? Tout est accueillant, chaleureux et confortable ; tout est simplement beau et en parfaite harmonie. 

David dessine les plans de la maison avec son neveu puis demande aux architectes Léon Emmanuel Govaerts et Alexis Van Vaerenbergh de la réaliser. La construction est terminée en 1928. 

Contrairement à ce qui se fait à l’époque, David et Alice ne vont pas confier à un seul artiste la décoration intérieure. Ils cherchent à chaque fois le créateur qui va répondre à leurs souhaits et mettre en valeur les oeuvres d’art qu’ils acquièrent. Tout est minutieusement envisagé : les meubles, les tapis, les fenêtres, les lustres et plafonniers, l’escalier…

 Le rez-de-chaussée comprend une salle à manger

Quittant celle-ci, on trouve en enfilade le salon « noir »

le salon de musique dans lequel se trouve le piano rénové d’Érik Satie. Alice Buuren y reçut la reine Elisabeth et bon nombre de participants à son concours.

et enfin le cosy corner au mur duquel on peut voir une reproduction d’époque de « La chute d’Icare » attribuée à l’atelier de Pierre Breughel l’Ancien.

On accède au 1er étage par un hall où trône un immense lustre de pâte de verre et de bronze de plus de 700 kilos acheté à l’exposition internationale des Arts décoratifs de Paris en 1925. David fit transformer les plans de la maison afin de le mettre en valeur. 

Au premier étage, on peut notamment visiter le bureau de David avec un meuble qu’il a lui-même dessiné, ainsi qu’un atelier où il pouvait s’adonner à la peinture et au dessin. La salle de bain est aussi visible, mais pas les chambres.

Ces quelques photos que j’ai prises lors de ma visite vous font-elles ressentir l’incroyable harmonie chaleureuse de ces lieux? Elles n’en sont, je le crains, que le pâle reflet tant la beauté précieuse mais paisible est certes partout palpable mais insaisissable par de simples clichés. Venez-en faire l’expérience!

Vous trouverez ailleurs si le cœur vous en dit l’incroyable inventaire des oeuvres d’art présentes : tableaux, tapis, lampes, meubles, vitraux de tout grands maîtres anciens ou contemporains des Buuren qui furent de grands mécènes.

David meurt en 1955. Alice décide alors de laisser libre cours à sa vraie passion : le jardin. Le jardin initial avait été conçu par Jules Buyssen. Alice décide alors de l’étendre considérablement (1,2h) avec un labyrinthe, un jardin de cœur, une roseraie et un verger. Elle transforme le tennis en une grande pelouse pour accueillir à la belle saison des concerts et des spectacles de danse notamment. C’est l’architecte-paysagiste  René Péchère qui est à la manœuvre.

Ce merveilleux jardin qu’il est possible de voir de toutes les pièces de la maison, qui fait partie intégrante de sa décoration, qui la baigne de lumière et de sérénité a vu sa rénovation exemplaire couronnée en 2015 par le prestigieux prix Europa Nostra.

Alice décède en 1973, après avoir créé un organisme d’utilité publique par le biais duquel elle lègue par testament la maison et le jardin dans le cadre d’une fondation privée. Le rêve initial du couple, celui d’un musée vivant, se réalise enfin. 

Vous l’aurez compris, je suis repartie sous le charme indescriptible de ce trésor un peu méconnu même si la littérature (sur Internet) est de plus en plus abondante… et j’y retournerais volontiers, on s’y sent si bien! 

David et Alice nous ont donné une leçon de vie :  construire une maison pour abriter leur amour, la meubler de mille beautés choisies, utilisant leurs revenus confortables en étant mécènes des artistes de leur temps mais sans ostentation, sans bling-bling ; créer une harmonie avec la nature environnante, y vivre heureux et au soir de la vie, tout léguer pour en faire un musée…   

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