Au fil des mots (114): « racines »

LE PÈRE NOËL- décembre 1991

Voici venu le temps des rétrospectives et des palmarès, le classement périssable des gens et des événements qui nous ont marqués en ces temps de tourmente, le rituel de l’enterrement médiatique de l’année qui s’achève. Et quelle année ! Que de décombres, de tâtonnements et d’incertitudes !

Heureusement, il y a le Père Noël. Il nous revient, immuable et bonhomme avec son attirail pour nous faire communier pendant quelques jours au nom des enfants et des joies familiales sur l’autel de la consommation. Il y aura dans sa hotte cette année plus de game boys que de chevaux de bois, mais le Père Noël, lui, sera toujours en rouge, avec sa houppelande liserée de blanc, et sa barbe, assortie de gros sourcils cotonneux, s’il fait bien les choses. On a oublié, tant son apparence est aujourd’hui la même à la ville et à la campagne, dans les neiges du Nord ou les savanes d’Afrique, tiré par les rennes ou par des antilopes, on a oublié qu’il nous apparut d’abord revêtu d’une peau d’ours, tout velu, puis qu’il ressembla à un Esquimau, avant de trouver son habit rouge où se fondent, dans la couleur et dans la forme, le religieux et le païen, le mage et le mendiant, le sang et le feu, la joie et l’enfer. On a tout simplement oublié, tant il nous rassure, que le Père Noël a une histoire. Une histoire inattendue qui compte bien peu d’experts, même si en France nous avons le meilleur en la personne de Jean-Claude Baudot, collectionneur, hagiographe, infatigable organisateur de rallyes et d’expositions toujours consacrés au Père Noël.

D’abord, le Père Noël n’est pas si vieux – à peine plus que Monsieur Pinay. Et il est américain. Il est né, presque officiellement, en 1822, dans l’État de New York, sous la plume d’un pasteur, qui était professeur de théologie et qui s’appelait Clément Clarke Moore. Il écrivit pour ses enfants un poème qu’aujourd’hui encore tous les Américains connaissent par coeur, Nuit de Noël. C’est ainsi que Saint Nicolas, introduit au Nouveau Monde par les immigrés hollandais et allemands, perd sa mitre, son âne et son allure d’évêque pour se transformer en vieux lutin tout dodu et rieur bondissant d’une cheminée. Un autre Américain, un dessinateur, Thomas Nast, lui trouva en 1863 son apparence qui devint universelle. Le Père Noël, qu’on appelle Santa Klaus aux États-Unis, débarque en France, comme d’autres Américains, pendant la Deuxième Guerre mondiale, et c’est le plan Marshall qui avec le chewing-gum, le Coca-Cola et la société de consommation, l’installe définitivement dans nos habitudes. Comment, s’indigneront les chauvins et les puristes du patrimoine, nous avions un bonhomme Noël dans la Bresse et le Mâconnais, nous avions un père Janvier, une tante Ari en Franche-Comté, et nous avions le saint Nicolas que les Lorrains et les Alsaciens chassés par la guerre de 70 amenèrent à Paris avec le sapin de Noël. Il y avait dans la tradition chrétienne nombre de saints généreux et donateurs, Martin, Thomas, Lucie, Catherine ou Barbe. Ils avaient succédé aux dieux païens qui en des temps plus reculés savaient déjà reconnaître les enfants sages, et qui s’appelaient Odin dans le Nord ou Strenia, déesse romaine, qui patronnait les cadeaux qu’n s’échangeait pendant les Saturnales pour célébrer le solstice d’hiver. Plus ancien encore, il y avait Gargan, le fils du dieu celte Bel, qui portait une hotte. Il y en eut tant et tant, des dieux et des mages, des saints et des vierges, des diables et des sorcières, des fées et des croquemitaines, accumulés dans nos contes d’enfants, enfouis dans nos mémoires. Ils appartenaient toujours à l’ordre du bien et du mal où alternaient récompenses et punitions, cadeaux et coups de bâton, rêves et cauchemars, frissons et frayeurs, jusqu’à saint Nicolas toujours flanqué du père Fouettard, son âme damnée. Le Père Noël qui leur succède tous, descend toujours par la cheminée, symbole de purification, mais il a bien perdu de son rôle rédempteur.

Saint Nicolas, évêque d’Asie Mineure au Vème siècle chemina longtemps sur son âne, de génération en génération jusqu’à ce qu’on entreprît, en terre protestante puis en milieu laïque, de le soustraire à l’emprise religieuse. Le Père Noël, son fils naturel, apparut au clergé comme tellement impie qu’on le brûla à Dijon en 1951 sur le parvis de la cathédrale. Franco voulut l’interdire en Espagne, et Staline en Russie, pour des raisons différentes. D’autres, plus tard, le dénoncèrent comme une ordure, rebut de la société de consommation vilipendée en 1968. On osa toutes sortes de familiarités et d’audaces. Pierre Perret, pour taquiner les féministes, inventa une Mère Noël, et Boris Vian voulut écrire une vie sexuelle du Père Noël. Puis il renonça. Car il se rendit compte qu’ensuite, il ne pourrait plus croire au Père Noël.

Nous en sommes tous là. Nous avons besoin de lui, même s’il nous récompense un peu vite, sans vraiment distinguer entre ceux qui le méritent et les autres, confondant un peu trop pouvoir d’achat et bons points. Le Père Noël régnera au-delà des rêves des enfants sur une meilleure partie de nous-mêmes, aussi longtemps que nous aurons envie comme eux de courir pieds nus vers la cheminée et de guetter dans leurs yeux l’attente et l’émerveillement.

Christine OCKRENT, Les uns et les autres

Au fil des mots (113): « ambassade »

Message royal

Il voyait bien que son vieux messager essayait de placer pour cette mission qu’il jugeait fructueuse un membre de sa famille. C’était la règle : ses conseillers, le Roi le savait, ne faisaient rien pour lui qui ne leur profitât à eux-mêmes. Mais, d’autre part, ils étaient trop bien traités pour léser si peu que ce fût les intérêts du Roi en s’employant à servir les leurs. Chaque affaire était en quelque sorte une barque lestée des deux côtés par les profits bien compris du commanditaire et de l’exécutant et qui, ainsi équilibrée, était insubmersible.

  • L’envoyé est un problème, reprit Murad. Nous sommes en passe de l’avoir réglé. Mais Votre Majesté a-t-elle arrêté les termes du message dont elle veut le charger ?
  • Certainement, dit le Roi, qui retrouvait son assurance car il n’avait besoin, en cette matière, que de l’approbation du vieillard mais pas de ses conseils. Il transmettra au Roi de France mon salut non point comme un sujet ou un vassal mais comme un roi peut en bénir un autre, d’égal à égal. D’après ce que je sais de ce Louis, il est puissant : je lui souhaite de conserver son pouvoir et d’étendre son empire sur les hommes. Je lui souhaite aussi la santé car il est déjà vieux, semble-t-il. Je lui souhaite enfin de fastes amours. À l’énoncé de tous ces souhaits, le messager fera bien ressortir la parité de nos conditions. Il dira qu’il est l’envoyé du descendant de Salomon par son fils Menelik né de la Reine de Saba, Roi des Rois d’Abyssinie, Empereur de Haute-Éthiopie et de grands royaumes, seigneuries et pays, roi du Choa, de Cafate, de Fatiguar, d’Angote, etc…, tous titres et honneurs dont je m’assurerai moi-même que l’émissaire connaît la liste complète avant de le laisser partir. Ensuite, il lui dira que nous ne voulons plus qu’aucun religieux envoyé par Rome ne vienne troubler notre paix. Il lui fera comprendre que nous n’y étions pas hostiles par principe, que nous avons même fort bien reçu les premiers d’entre eux, mais qu’ils ont abusé de notre hospitalité et de notre confiance. Qu’il nous envoie, s’il le veut, des artisans et des ouvriers qui sont chez lui très habiles et qui embelliront notre capitale comme jadis le peintre Brancaleone a embelli nos églises, pour la plus grande gloire des négus d’alors. Enfin, il lui dira que je juge agréable que son loyal sujet, le sieur Jean-Baptiste, fils de Poncet, soit placé auprès de moi comme son ambassadeur afin qu’il puisse l’informer de ce qui se passe dans mon pays, tout comme il me tiendra informé des événements qui affectent le sien. Voilà mon message. Ce n’est pas celui d’un solliciteur mais d’un souverain qui vient saluer son frère et son égal. Il n’y sera point question de religion car il est entendu que nous croyons tous deux en Christ mais que cette foi doit nous unir et non nous diviser. Je n’entends d’ailleurs rien aux querelles de doctrine en cette matière et je tiens pour assuré que ce n’est pas là l’affaire des rois.
  • Et qu’offrirez-vous comme cadeaux? dit Murad
  • Des cadeaux ? Est-ce utile dans une telle circonstance?
  • Majesté, vous dites vous-même que vous voulez parler en égal. Que fait un prince quand il en salue un autre sur ses terres? Il lui offre des présents qui sont le meilleur moyen de montrer sa magnificence et de prouver qu’il n’attend rien.
  • Tu as raison, Murad, dit le Roi. Prépare donc des offrandes conformes à ce qui se ferait pour des princes de notre monde. Quant à cet Occident que nous ne connaissons pas, c’est à vous, Poncet, de nous dire ce qui y serait apprécié.

Jean-Christophe RUFIN, L’Abyssin

(Relation des extraordinaires voyages de Jean-Baptiste Poncet, ambassadeur du Négus auprès de Sa Majesté Louis XIV)

Au fil des mots (112): « théâtre »

Sur la terre du grand Will

Située sur le château arrière, la cabine du capitaine Landrock dénotait l’homme de goût. Deux atlantes en bois vernis encadraient la fenêtre aux vitraux teintés, tandis qu’une splendide tapisserie de Bruges faisait office de rideau de lit, masquant la couchette aux montants de chêne torsadés. Une table encadrée par deux bancs matelassés était solidement arrimée au plancher. L’ensemble pouvait affronter sans bouger la mer la plus tempétueuse. Un peu plus tôt, le capitaine avait frappé à la porte de Josef Kassov pour l’inviter à traverser le grain qui menaçait, sa cabine offrant plus de confort. (…) Kassov avait accepté l’invitation d’autant plus volontiers que la mer menaçante le mettait mal à l’aise. (…) Les deux hommes échangeaient en allemand, qu’ils pratiquaient tous deux et qui s’imposait de plus en plus comme langue d’usage dans tous les pays de l’empire.(…)

  • Mais vous ne m’avez pas dit le motif de votre voyage, monsieur Kassov… À moins que vous ne soyez tenu au secret?
  • Mission d’État, répondit Kassov en tirant sa pipe de son boîtier. Nous sommes appelés par la reine Élisabeth afin d’aider sa police à résoudre une étrange affaire. Il s’agit d’un double crime perpétré dans un théâtre.(…)
  • Le quartier des théâtres, que l’on nomme Southwark, est un endroit dangereux, monsieur Kassov. Je ne saurais trop vous recommander la plus grande vigilance. C’est le repaire favori des espions, des comploteurs de tout poil, catholiques ou protestants, des malandrins et des coupe-jarrets.

Landrock marqua un arrêt, humant le parfum de miel qui se dégageait de la pipe de Kassov. Puis il reprit sur un ton où perçait une pointe de nostalgie :

  • Mais c’est aussi l’endroit où les rêves descendent sur la terre. La scène d’un théâtre est la patrie sans frontières de l’imagination. Les fantômes s’y incarnent, les morts ressuscitent, les grands personnages de l’Histoire y défilent sous vos yeux et le commun des mortels s’y montre sous sa touchante dérision.

Kassov écoutait son hôte avec le plus vif intérêt. Décrit par Landrock, le théâtre semblait un univers fascinant. Aussi loin que remontait Josef dans ses souvenirs, rien de comparable ne lui revenait en mémoire. Tout ce qui lui paraissait s’en approcher, c’étaient les fêtes aux apparitions fantastiques et aux chars décorés qu’organisait le peintre Arcimboldo pour le ravissement de la cour de Rodolphe de Habsbourg. Il y avait longtemps déjà…

  • Connaissez-vous le nom du théâtre où vous devez vous rendre ?
  • Le Globe, dit Kassov en lâchant un nuage de fumée.
  • Avez-vous entendu parler de William Shakespeare ? demanda-t-il en se levant de son siège.
  • Lady Dorchester en a parlé devant moi. C’est à l’issue d’une de ses pièces que le crime a été perpétré… Elle s’intitule Hamlet, il me semble.

Landrock fit deux pas vers sa couchette dont il tira le rideau. Un petit meuble à tiroirs occupait l’espace à la tête du lit. Il en sortit un livre qu’il posa sur la table devant Kassov. Promenant un index caressant sur la belle reliure de cuir fauve, il semblait aussi ému que s’il se fût agi d’un trésor.

  • Voici l’ouvrage, monsieur. Je l’ai acheté à l’un des comédiens au lendemain d’une représentation, et fait relier à mes frais. Hamlet est l’histoire d’un prince du Danemark qui veut venger la mort du roi son père, assassiné par son oncle. Sous toute autre plume que celle de Shakespeare, ce n’aurait été qu’un sombre règlement de comptes au sein d’une famille de criminels. Mais là… comment vous dire ? C’est la peinture du chaos de l’âme humaine… C’est la bouleversante beauté de nos pauvres vies… Connaissez-vous la langue anglaise, monsieur ?
  • Je l’entends mieux que je ne la parle, répondit Kassov. J’ai eu l’occasion de l’apprendre lorsque je fus fait prisonnier par un régiment anglais, dans mes premières années de soldat. Je la trouve d’un emploi très aisé.
  • À l’occasion je vous prêterai ce livre. Vous y trouverez matière à réflexion.

Thierry BOURCY et François-Henri SOULIÉ, La Conspiration du Globe

Au fil des mots (111) : « humaniste »

La chasse aux livres

En 1417, il y avait près d’un siècle que les Italiens étaient férus de vieux manuscrits. La mode avait été lancée dans les années 1330 par Pétrarque, poète et érudit qui s’était couvert de gloire en reconstituant la monumentale Histoire de Rome de Tite-Live et en retrouvant des chefs-d’oeuvre oubliés, notamment de Cicéron et de Properce. L’exploit de Pétrarque en avait incité d’autres à rechercher des classiques qui n’étaient plus lus depuis des siècles. Les textes retrouvés étaient copiés, édités, commentés et passaient de main en main, conférant du prestige à ceux qui les avaient découverts et fondant ce qui devint « l’étude des humanités ».

Pour avoir compulsé les textes de la Rome classique ayant survécu, les « humanistes » – ainsi appelait-on ceux qui se consacraient à cette étude – savaient que de nombreux livres ou parties de livres autrefois célèbres s’étaient égarés. Les auteurs antiques qu’ils lisaient assidûment citaient régulièrement ces ouvrages pour les encenser ou les critiquer avec virulence. (…) Les humanistes se doutaient que certains de ces ouvrages disparus étaient probablement perdus à jamais, mais d’autres – qui sait combien – étaient peut-être cachés dans des endroits obscurs non seulement en Italie, mais de l’autre côté des Alpes. Pétrarque avait ainsi retrouvé le manuscrit du Pro Archia de Cicéron à Liège, en Belgique, et le manuscrit de Properce à Paris.

Les bibliothèques des vieux monastères constituaient le terrain de chasse privilégié du Pogge* et de ses amis : pendant des siècles, les monastères avaient été les seules institutions, ou presque, à s’intéresser au sort des livres.(…) Ils avaient exploré de nombreuses bibliothèques monastiques en Italie et suivi la piste de Pétrarque en France, mais ils savaient que les grands territoires inexplorés se trouvaient en Suisse et en Allemagne. La plupart des monastères de ces pays étaient difficiles d’accès – leurs fondateurs les avaient bâtis dans des endroits reculés afin de détourner les moines des tentations, des distractions et des dangers du monde. Une fois l’humaniste passionné parvenu dans ces monastères lointains, après avoir enduré l’inconfort et les périls du voyage, que se passait-il ? Bien peu d’érudits savaient exactement ce qu’ils cherchaient et bien peu auraient été capables de reconnaître l’objet de leur quête, si par hasard ils étaient tombés dessus. Se posait en outre la question de l’admission : pour se voir ouvrir la porte, il fallait persuader un abbé sceptique et un moine bibliothécaire qui ne l’était pas moins qu’on avait une raison légitime d’être là. L’accès de la bibliothèque était refusé aux visiteurs.(…)

Les problèmes ne s’arrêtaient pas là. Car si un chasseur de manuscrits pouvait atteindre un monastère, passer la porte aux lourds barreaux, pénétrer dans la bibliothèque et découvrir un manuscrit intéressant, encore fallait-il pouvoir en faire usage.

Les livres étaient rares et de grande valeur. Ils conféraient du prestige au monastère qui les possédait, et les moines étaient peu enclins à les laisser sans surveillance, surtout s’ils avaient affaire à des humanistes italiens peu scrupuleux. Certains monastères allaient d’ailleurs jusqu’à protéger leurs précieux manuscrits en les entourant de sorts. Ainsi l’avertissement adressé à « celui qui vole ce livre ou qui l’emprunte à son propriétaire et oublie de le rendre »:

Que le livre se transforme en serpent dans sa main et que tous ses membres soient brisés. Qu’il dépérisse de douleur et implore miséricorde à pleine voix, et qu’il ne soit pas mis fin à son agonie avant qu’il soit anéanti. Que les vers rongent ses entrailles, au nom du Ver qui ne meurt point, et quand enfin il ira à son châtiment dernier, que les flammes de l’enfer les consument à jamais.

Même un sceptique laïque aurait hésité avant de glisser un tel ouvrage sous le manteau.

Un moine pauvre ou vénal pouvait accepter de l’argent en échange des livres, mais le seul fait qu’un étranger s’y intéresse faisait grimper le prix. Il était possible de demander à un abbé la permission d’emprunter le livre, en promettant solennellement de le rapporter sans délai. Malheureusement, les abbés confiants, ou naïfs, étaient rares. Il était impossible de les forcer à accepter et, face à un non catégorique, toute l’entreprise tombait à l’eau et le bibliophile en était pour ses frais. On pouvait braver les sorts et tenter de voler l’ouvrage, mais les communautés monastiques avaient l’habitude de la surveillance. Les visiteurs étaient constamment épiés, les portes verrouillées la nuit, et parmi les frères, il y avait toujours quelques costauds mal dégrossis qui n’auraient eu aucun scrupule à corriger le voleur.

Le Pogge avait toutes les qualités requises pour franchir ces obstacles. Il maîtrisait parfaitement les techniques de déchiffrage des graphies d’autrefois. C’était un latiniste brillant, doté d’un oeil de lynx sachant repérer le style, les formules rhétoriques et les structures grammaticales du latin classique. Connaisseur hors pair de la littérature de l’Antiquité, il avait en mémoire des dizaines d’indices permettant d’identifier certains auteurs ou certaine oeuvres disparus. Et s’il n’était pas prêtre ni moine, il avait longtemps servi à la curie et à la cour papale : les structures institutionnelles de l’Église n’avaient pas de secrets pour lui et il connaissait ou avait connu personnellement de nombreux ecclésiastiques puissants, dont un certain nombre de papes.

Si ces relations haut placées ne suffisaient pas pour lui ouvrir les portes de la bibliothèque d’une abbaye reculée, le Pogge pouvait compter sur son charme personnel. C’était un conteur merveilleux, qui ne dédaignait pas les commérages et était toujours prêt à raconter des blagues, souvent d’un goût douteux…

Stephen GREENBLATT, Quattrocento

*Poggio BRACCIOLINI dit Le Pogge (1380-1459) – https://fr.wikipedia.org/wiki/Poggio_Bracciolini

Au fil des mots (110): « flûte »

Versailles Sans Souci ?

Le roi rêva un moment.

  • Ranreuil, je vous ai fait appeler…

Le prélude s’achève, songea Nicolas.

  • …pour vous montrer un objet.

Il ouvrit le tiroir du bureau et en sortit avec précaution une forme allongée dans une housse de velours bleu. Il la posa sur la tablette et la débarrassa du tissu qui l’enveloppait.

  • Ranreuil, quel est cet objet selon vous ?
  • Sire, je vois une canne brune avec un pommeau d’ivoire.
  • Vos sens vous abusent, reprit le roi avec un air taquin quasiment enfantin.

Il entreprit de dévisser le pommeau et en sortit une seconde canne, blanche cette fois, et percée de trous. Nicolas demeurait interdit à la grande joie du roi.

  • Ma surprise première fut égale à la vôtre.

Son expression se fit plus grave.

  • Sans doute êtes-vous informé du souci de la reine. Cela prend la dimension d’une affaire d’État. On ne conçoit guère comment tout cela a pu s’agencer et comment la bonne foi de la reine a pu être aussi abusée.

Nicolas peinait à suivre les méandres de la réflexion royale. Il lui paraissait qu’on venait de changer de sujet et que d’un objet étrange on était passé à la question brûlante des dettes de la reine. Il se mit à préparer sa réponse (…)

  • Enfin, poursuivait le roi, comment peut-on imaginer qu’un objet de cettte nature, dont il ne doit exister que peu d’exemplaires, ait pu disparaître pour se retrouver dans le salon de la reine? De quelle manière ma tante Adélaïde a-t-elle pu en faire présent à ma femme et dans quelles conditions s’en est-elle trouvée en possession, Balbastre servant d’intermédiaire ? Concevez que le bruit s’en soit répandu et que le ministre de Prusse ait saisi Vergennes, l’objet ayait été dérobé par une inconcevable audace dans les cabinets du roi Frédéric à Sans-Souci ! Et que cet objet réapparaisse à Versailles… Chez la reine ! Cela désormais nous menace d’un scandale et du discrédit. L’équilibre des alliances peut en être offensé, le nom et la réputation de la reine entachés, l’honneur de la couronne et l’autorité de l’État compromis.
  • Votre Majesté pourrait-elle m’éclairer sur la nature de cet objet?

Le roi porta l’extrémité de la chose à sa bouche et souffla dedans, en tirant un son strident. À nouveau le jeune homme reparut sous le masque du souverain ; il éclata de rire devant la mine déconfite de Nicolas.

  • Oui, oui, une flûte, Ranreuil. Qui l’eût cru ?

Il sortit un petit feuillet de tiroir et chaussa ses bésicles.

  • Le baron de Golz, ministre de Prusse, a remis à Vergennes ce descriptif : « Dans un étui tabulaire en bois et os, une flûte tournée d’une seule pièce dans une dent de narval, un poisson licorne des mers boréales, finition marbre. Elle est flûte, notez-le, uniquement dans sa partie haute et hautbois dans sa partie basse, percée d’un double trou pour du sol, une clef de laiton courbe et forme trapézoïdale est montée sur une moulure en ivoire réversible donnant le mi sur la flûte ainsi que sur le hautbois, un capuchon à vis protège l’emplacement de l’anche, le pommeau en ivoire est également décoré imitation marbre, son joint avec la défense étant dissimulé par une bague en métal doré avec en dessous la marque SCHERER et le lion dressé.  » Il paraît, acheva le roi avec malice, que la dent de narval est la panacée universelle contre les poisons. Elle permet de déceler leur présence. Mais celle-ci est un poison elle-même ! Ranreuil, reprit-il après un temps de réflexion, nous entendons que vous tiriez notre épingle de ce jeu dangereux. Je sais trop de gens dans cette cour, avides de…et je lis chaque semaine, apportés par Lenoir…

L’amertume lui crispa le visage.

  • …trop de libelles, de pamphlets ignobles pour imaginer ce que cette affaire…
  • Sire, dit Nicolas qui souffrait pour le roi, Votre Majesté peut être assurée que tout sera accompli afin d’éviter ce qu’elle redoute.

Il hésita avant de poursuivre. Un propos de Mme Campan résonnait dans sa tête qui éclairait beaucoup de choses.

  • Je dois à la vérité et à la loyauté d’avouer à Votre Majesté que j’ai quelques soupçons sur l’origine de cette machination, car l’objet n’a pas pu parvenir dans les mains de la reine sans qu’une volonté mauvaise ne lui en facilite l’accès. Je ne peux dissimuler au roi que la reine… Enfin, on joue gros à Versailles…

Il se sentait rouge de confusion. Le roi crispé leva la main.

  • J’achèverai, Ranreuil. La reine a des dettes. Je les paierai. Ne vous troublez point. Poursuivez.
  • Votre Majesté me facilite la confidence. Profitant de l’indulgence de la reine, certains tentent de profiter des difficultés de sa cassette. Une intrigante, que je surveille et sur laquelle j’enquête, est sur le point de tomber dans nos rêts. Dimanche, après la messe, je compte pouvoir annoncer au roi qu’elle est convaincue de lèse-majesté et à la disposition de la justice.

Le roi se redressa, le teint animé.

  • Qu’on ne décide rien sans nous en aviser. Tout doit être fait pour environner de ténèbres des tentatives qui affectent le trône.

Nicolas avait déjà entendu une sentence de ce genre dans la bouche de Sartine…

Jean-François PAROT, Le Cadavre anglais

Voici la bande-annonce de la série télévisée, qui résume assez bien les choses. Je ne l’ai malheureusement pas trouvée « seule » et visible en Belgique. Il m’a fallu passer par un magazine de programmes TV pour pouvoir vous la proposer et que vous puissiez la regarder.

https://www.programme-tv.net/programme/series-tv/r247076-nicolas-le-floch/15843699-le-cadavre-anglais/

Et puis, comme nous sommes à la veille d’un week-end, une autre lecture : un lien vers un blog ami où vous apprendrez bien d’autres choses passionnantes sur Frédéric de Prusse et pas que… ! Et puis il y a de la musique !

Au fil des mots (109) : « critique »

La critique du critique

« Quand on demande à un enfant ce qu’il veut faire lorsqu’il sera adulte, il ne répond jamais critique, ce qui prouve que c’est un métier de raté. » Impossible de ne pas rire avec François Truffaut lui-même critique à ses débuts, de cette réplique qu’il place dans la bouche d’un de ses personnages.

Un exemple ? De qui a-t-on écrit ces lignes ? « Jamais nous n’avions atteint tant de complaisance dans l’horrible. Lucidité ? Non, sadisme. L’auteur se vautre dans la puanteur. Le coeur se serre. La chair se hérisse. Et surtout l’on pèle de gêne. De gêne d’être là. Oui, je baissais la tête, je n’osais plus regarder le plateau. J’avais le sentiment de participer à une oeuvre indécente. » Cet auteur qui « se vautre dans la puanteur », selon le jugement avisé d’un oracle aujourd’hui complètement oublié, n’est autre que Samuel Beckett, et la pièce, peut-être sa plus belle, Oh les beaux jours. Belle profession que celle de critique qui consiste trop souvent à trouver le pire dans le meilleur et le meilleur dans le pire, faute d’un goût personnel ou désintéressé.

Toute plaisanterie mise à part, personne ne peut nier à quelle hauteur du discernement fondamental la critique peut se placer lorsqu’elle est le fait de musiciens comme Debussy ou Boulez, d’écrivains comme Borges ou Blanchot, ou, simplement d’êtres toujours susceptibles de s’émouvoir. Dans ce cas, la critique est un art parallèle à l’autre : l’hommage d’artistes à leurs pairs, attachés à transposer une émotion en vertu d’un autre ordre, celui de la raison et de l’esprit. Baudelaire écrivait au sujet de Wagner : « Tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. »

L’inverse, hélas, se produit rarement. Je le regrette : il manque alors à ces individus l’expérience vitale du trac, du face-à-face avec une salle où chacun est différent de son voisin, où chaque auditeur (et parmi eux le critique lui-même) attend de vous une émotion distincte, une réponse particulière à son point de vue sur l’oeuvre. Il leur manque ce face-à-face avec soi-même, devant un clavier dont les touches ressemblent brusquement à des crocs luisants et redoutables. Un face-à-face avec le doute malgré les heures de recherche et de répétition.

L’un d’eux, autrefois réputé, m’a traitée au tout début, dans un journal français conservateur, de petite chèvre sans souffle, tout juste bonne à faire des bonds sur scène; quelques années plus tard, il écrivait que, contrairement à ses attentes, je n’avais décidément pas changé : j’étais restée cette interprète qui méritait le fouet, une Walkyrie tonitruante ! Plus tard encore, il admettait dans ce même journal avoir été ému par un de mes concerts auquel il avait assisté ; il fut ravi d’avoir l’occasion de changer une nouvelle fois d’avis publiquement à mon sujet. Ce fut la dernière.

Aujourd’hui, je sais sourire des diktats de la presse. le public n’a pas besoin qu’il lui ordonne ce qu’il convient d’aimer ou non, il est adulte, passionné et exigeant. Et c’est pour lui que je joue. Mais dans les premiers temps, à Paris, lors des premiers concerts, quel massacre ! Il faut avoir reçu les encouragements de maîtres comme Pierre Barbizet, Jorge Bolet, Daniel Barenboim ou Léon Fleischer pour ne pas s’affecter de propos si contradictoires.

À mes débuts, ces questions, je le reconnais, m’ont tourmentée, jusqu’au jour où je les ai mises à plat et découvert qu’au fond, il y avait davantage de bonnes critiques que de mauvaises. C’est la violence outrée des mauvaises et leur volonté de mise à mort qui me frappaient le coeur. Je les ai considérées comme nulles, absolument stériles, à mesure que j’ai réussi à tenir le pas gagné, non sur les autres, mais sur mes incertitudes. Le premier critique est l’artiste lui-même : il ne vise pas une perfection illusoire, qui serait lettre morte, personne ne pouvant répondre en lieu et place des compositeurs, ni de leurs désirs. Ce que vise tout artiste véritable, c’est à animer de sa vie l’oeuvre jouée, à lui donner tout son être, dans cet abandon parfait propre à l’amour.

Les grands peintres n’ont jamais cherché à reproduire la réalité des visages trait pour trait ; ils partaient d’un modèle pour en dégager l’existence la plus profonde. Et puis, que reproduire en musique ? Il n’existe pas, inscrit comme les plans d’un temple parfait, comme un individu vivant, un modèle idéal d’interprétation. Il y a et il ne peut y avoir qu’une rencontre avec l’existence d’une musique qui se joue. « Quelque part dans l’inachevé ».

Hélène GRIMAUD, Variations sauvages

Au fil des mots (108) : « paix »

Aujourd’hui 11 novembre, je fais une exception. Je vous présente un auteur que je n’ai pas lu : Maurice Genevoix. Lui et ses compagnons d’armes de la guerre 14/18 viennent d’entrer au Panthéon.

Érik Orsenna et Philippe Torreton lui ont rendu un vibrant hommage en cette fin d’après-midi lors d’une superbe émission sur France 2. La cérémonie d’entrée au Panthéon fut émouvante.

Après son témoignage des horreurs de la Grande Guerre, Genevoix construit une oeuvre littéraire en résonance avec la nature. La Meuse et la Loire, deux fleuves qui lui furent familiers, qui me sont familiers et que j’aime. Voici un tout petit extrait de son dernier livre (testament) « Un jour ».

Et tout en dessous, (j’ai un peu attendu la mise en ligne de cet article pour pouvoir vous la proposer, l’ayant suivie en direct à la télévision et l’ayant trouvée émouvante), la cérémonie de panthéonisation qui a eu lieu il y a deux heures. Une cérémonie bouleversante comme sait le faire la République française… Hommage de haut vol à un écrivain et à tous les Poilus.

La nature consolatrice

Au lieu de suivre le bord de la Loire, j’avais marché à l’opposé du fleuve vers une pinède où je savais trouver le silence grave, la lumière doucement amortie qui me mettrait quelque apaisement au cœur.
La mousse feutrait le sable du chemin que je suivais. De part et d’autre la foule des pins sylvestres espaçait ses hautes colonnades d’un rose ardent peu à peu mauvissant sur les profondeurs bleues du sous-bois.
Le silence même et la sérénité. L’essor brusque d’un ramier dans les cimes, le déboulé d’un garenne hors d’un roncier, le saut rebondissant d’un écureuil dans la perspective de l’allée s’intégraient parfaitement à ce silence et à sa paix.

Maurice GENEVOIX, Un jour

Au fil des mots (107): anagramme

Adieux, Idéaux

Ils se retrouvèrent aux premiers jours de l’automne de la deuxième année, avant la reprise, et se répétèrent à l’envi que rien ne devait filtrer. Entre-temps, pendant l’été, ils avaient échangé quelques messages lointains. Elle voulait lui montrer qu’elle n’avait pas oublié. Il avait répondu gentiment. Il avait été sévèrement malade. Il avait pensé à elle. Mais l’appeler, pour quoi faire ? Elle ne pourrait pas l’aider, à peine le soutenir. Alors, rien. À se contenter de paroles plates, mieux valait ne rien dire. La situation était sans issue. Il s’était imaginé qu’elle donnerait un signe peut-être une fois ou deux, puis il n’y avait plus songé, s’était habitué à vivre sans trace d’elle, et l’aurait oubliée – peut-être – si des amis ne l’avaient invité à s’exprimer chez eux lors d’un rassemblement qu’ils organisaient. Il accepta sur l’instant : par une coïncidence amusante, c’était sa région à elle. Il ne résistait jamais aux ironies du destin. L’événement était festif, il lança dans la presse régionale un jeu de mots à elle seule destiné. Elle rétorqua avec malice par une interview similaire. Et elle lui laissa un message. Leurs photos s’étalaient face à face dans le journal local comme une mise au défi, cela les fit sourire. Il prit plaisir à ce cache-cache, à être là, quasiment sur ses terres, à commenter ses déclarations, à y répondre avec une vigueur et une joie qui n’ôtaient rien à sa sincérité, à entendre évoquer la vie de celle qu’il n’avait vue que dans son exil parisien, et dont il découvrait ainsi l’environnement, le jardin secret, la terre d’élection. Flânant dans les quartiers du village, le long de la rivière, dans la tiédeur de la grand-place, dégustant un café en lisant, il l’imaginait au quotidien ; elle appréciait en connaisseur de le voir à l’oeuvre, distribuant un tract sur le marché, saluant des commerçants. Ils savaient y faire l’un et l’autre. Ils aimaient cela. (…)

Dans les ruelles, croisant ces visages qui l’avaient soutenue, ou non, il avait le sentiment de pénétrer chez elle en cachette, en son absence, d’ouvrir les tiroirs de regarder les photos du salon, d’inspecter les rayonnages de la bibliothèque. Ils étaient faits de la même eau, et, se connaissant lui-même, il savait qu’il en apprenait davantage sur elle par cette immersion dominicale que s’il avait passé la nuit à son domicile. Chacune de ces rues, chaque paysage de la campagne alentour, chacun des hameaux qu’ils avait traversés avait pétri son histoire, forgé ses rêves d’adolescente. Il était né dans une autre campagne, savait parfois en reprendre l’accent, en était le meilleur ambassadeur, celui qui suscitait la fierté de tous ceux qui l’avaient vu grandir, et qui avaient fait de lui ce qu’il était aujourd’hui, un homme politique. Ces hommes et ces femmes étaient leur raison d’être ensemble. Le décor, la nature et l’histoire de ces lieux faisaient corps avec elle, et il s’y fondait comme s’il pénétrait le secret de sa naissance. (…)

Ayant pris plaisir à visiter les recoins, les jetées, les églises, il partit retrouver ses amis. Se montra enjoué, enjôleur, blagueur. Mais en son for intérieur, il était déçu qu’elle n’ait pas été là.

Elle ne lui fournit aucune explication, et il ne posa pas de questions. Il savait qu’elle n’imaginait pas l’inviter dans son bureau avant qu’il ne partage le banquet de ses rivaux. Il ne regretta pas longtemps l’accueil dit républicain, et se contenta de flâner dans les ruelles désordonnées d’une ville à la beauté lumineuse dont les façades donnaient à chaque instant l’illusion de tituber.

Aurélie FILIPPETTI, Les Idéaux

Au fil des mots (106) : « Russie »

3-0

Ce qui avait attiré l’attention du comte, c’était l’enthousiasme exprimé par le Britannique pour la Russie. En particulier, le jeune homme était séduit par l’architecture tarabiscotée des églises et le caractère exubérant de la langue. Quant à l’Allemand, il répondit le visage sévère que l’unique contribution des Russes à la civilisation occidentale était l’invention de la vodka.

  • Allons, dit le Britannique, vous plaisantez.

L’Allemand posa sur son jeune voisin le regard de celui qui a passé sa vie entière à être sérieux.

  • Je suis prêt à offrir un verre de vodka, annonça-t-il, à tout homme capable d’en nommer trois autres.

La vodka n’était pas la boisson préférée du comte, certes. De fait, malgré son amour pour son pays, il en buvait rarement. Qui plus est, il avait déjà descendu une bouteille de blanc et un verre de cognac, et il lui restait une affaire importante à régler. Mais lorsque votre pays est traité avec autant de désinvolture, impossible de vous cacher derrière vos préférences ou vos obligations – surtout quand vous avez bu une bouteille de blanc et un verre de cognac. (…)

  • Si je puis me permettre messieurs, je n’ai pas pu faire autrement que d’entendre votre conversation. Je ne doute pas, mein Herr, que votre remarque à propos des contributions de la Russie à la civilisation occidentale soit une forme d’hyperbole inversée – une litote exagérée pour plus d’effet poétique. Néanmoins, je me propose de vous prendre au mot et suis ravi d’accepter votre défi.
  • Le diable m’emporte !
  • En revanche, j’ai une condition, ajouta le comte.
  • Quelle est-elle ? demanda l’Allemand.
  • Que pour chacune des contributions que je nomme, nous buvions tous les trois un verre de vodka.

La mine renfrognée, l’Allemand leva la main en l’air comme s’il faisait aussi peu cas du comte que de son pays. Mais Audrius, toujours aussi attentif, avait déjà posé trois verres vides sur le comptoir et était en train de les remplir à ras bord.(…)

  • Numéro 1, dit le comte en ménageant une pause dramatique : Tchekhov et Tolstoï.(…) Oui, oui. Je sais ce que vous allez dire : que chaque nation a ses poètes au panthéon. Mais avec Tchekhov et Tolstoï, nous autres Russes avons posé les bornes du monde romanesque. Désormais les auteurs de fiction d’où qu’ils viennent devront s’insérer dans cet espace littéraire qui commence avec l’un et finit avec l’autre. En effet, qui, je vous le demande, a montré une meilleure maîtrise de la forme courte que Tchekhov dans ses petites histoires parfaites ? Précises, économes, elles nous invitent à une heure secrète dans un recoin de la maison où la condition humaine se trouve brusquement toute proche, parfois de manière déchirante. L’autre extrême, comment imaginer une oeuvre plus ambitieuse que Guerre et paix ? Une oeuvre qui passe avec autant d’aisance du salon au champ de bataille et vice-versa ? Qui s’interroge avec autant de profondeur sur la façon dont l’individu est façonné par l’histoire, et l’histoire par l’individu ?(…)
  • Il est probable qu’il ait raison, dit le Britannique.

Puis il leva son verre et but. Alors le comte vida le sien et après un grognement, l’Allemand fit de même.

  • Numéro 2 ? demanda le Britannique, tandis qu’Audrius emplissait de nouveau les verres.
  • Premier acte, scène 1 de Casse-Noisette.
  • Tchaïkovski ! s’esclaffa l’Allemand
  • Vous riez, mein Herr. Pourtant, je suis prêt à parier mille couronnes que vous pouvez l’imaginer vous-même. Le soir de Noël, après avoir fait la fête avec la famille et les amis dans une pièce décorée de guirlandes. Clara dort profondément par terre avec son magnifique nouveau jouet. Mais lorsque sonnent les douze coups de minuit, avec Drosselmeyer le borgne perché sur l’horloge telle une chouette, le sapin de Noël se met à grandir. (…) Pour profiter de l’essence de l’hiver, il faut aller au-delà du cinquantième parallèle jusqu’aux latitudes où la course du soleil est la plus elliptique et la force du vent la plus impitoyable. Sombre, froide, couverte de neige, la Russie a le genre de climat dans lequel l’esprit de Noël brille de tous ses feux. Et c’est la raison pour laquelle Tchaïkovski semble avoir saisi la musique de Noël mieux que quiconque. Je vous le dis, non seulement tous les enfants européens du XXème siècle connaissent les mélodies de Casse-Noisette, mais ils imagineront leur Noël tel qu’il est dépeint dans le ballet, et quand ils seront vieux, le soir de Noël, le sapin de Tchaïkovski ressurgira dans leurs souvenirs et grandira jusqu’à ce qu’ils l’admirent à nouveau avec des yeux émerveillés.
  • L’histoire a été écrite par un Prussien, dit l’Allemand en levant son verre de mauvaise grâce.
  • Je vous l’accorde, concéda le comte. Mais sans Tchaïkovski, elle serait restée en Prusse.
  • Numéro 3, annonça le comte.

Et là, en guise d’explications, il se contenta de faire un geste en direction de l’entrée du Chaliapine, où un serveur apparut tout à coup avec un plat en argent posé en équilibre sur les paumes de ses mains. Il le déposa sur le comptoir entre les deux étrangers et souleva le couvercle arrondi, révélant une généreuse portion de caviar accompagnée de blinis et de crème aigre. Même l’Allemand ne put s’empêcher de sourire, son appétit prenant le pas sur ses préjugés. Quiconque a passé une heure à boire de la vodka au verre sait que la taille d’un homme n’a étonnamment que peu à voir avec sa capacité à boire. Il est des hommes tout petits pour qui la limite est de sept verres, et des géants pour lesquels elle est de deux. Pour notre ami allemand, visiblement, elle se situait à trois. Car si Tolstoï lui fit tourner la tête et Tchaïkovski lui embruma l’esprit, alors le caviar lui fit carrément boire la tasse. Si bien qu’agitant un doigt accusateur en direction du comte il s’éloigna, posa la tête sur ses bras croisés et rêva de la fée Dragée…

Amor TOWLES, Un gentleman à Moscou

Au fil des mots (105) : « journaliste »

Genêt du New Yorker, années 20

Tout de suite après son petit-déjeuner, Janet achetait les journaux du matin au kiosque du boulevard Saint-Germain, puis elle retournait dans sa chambre, les bras chargés de papier imprimé qui sentait l’encre fraîche. C’était l’odeur qu’elle préférait entre toutes, supérieure au parfum des fleurs.(…)

Pour dire peu, il fallait voir beaucoup. Elle sortait, prenait l’autobus, traînait dans les librairies, les grands magasins, questionnait les vendeuses, les serveuses, les chauffeurs de taxi. À la fin de la journée, les pages de son carnet de notes étaient couvertes de sa large écriture anguleuse. Elle seule se retrouvait dans ses hiéroglyphes et ses abréviations.

Elle se constitua un réseau d’informateurs, se fit inscrire sur les listes des agences de presse, reçut des invitations aux vernissages, aux signatures, aux défilés, aux premières, aux cocktails, aux soirées mondaines. On apercevait sa silhouette fine, ses tailleurs bien coupés et ses écharpes colorées à Drouot, au Palais de Justice, au cirque, au théâtre, au concert, au music-hall, aux ballets.

Ross ne remboursait pas ses frais, elle devait payer ses places. À l’Opéra, elle connaissait par coeur le balcon le plus haut, savait quels fauteuils bon marché il fallait acheter pour éviter le pilier central. Elle recensait les bars et les dancings en noctambule et les bistros en gourmande. Son oeil d’expatriée saisissait ce qu’il y avait de drôle ou d’incongru dans une scène ou un spectacle, son humour désormais parisien le décryptait. (…) Elle savait qu’il n’existe pas de sujet mineur pour peu qu’on sache le raconter. (…)

Quand sa moisson lui suffisait, elle s’enfermait dans sa chambre. Elle pouvait écrire quatre jours d’affilée, y passer ses nuits s’il fallait. Sa résistance physique était sans limites. Elle travaillait lentement mais beaucoup, c’était, disait-elle, tout le secret de ce métier impossible. Elle aimait « sculpter la glaise des mots », les façonner, les ponctuer, les biffer, les reprendre. Sans cesse à la recherche de l’adjectif parfait, de la tournure subtile, elle disait d’une phrase qu’elle « la harcelait, la rongeait, la caressait et la flattait ». (…)

Son article terminé, Janet prenait l’autobus jusqu’à la gare Saint-Lazare, où la poste française tenait tous les matins un bureau dédié à la presse étrangère. Son courrier, à l’adresse du New Yorker, filait vers Le Havre par un train spécial, le boat train. Puis un paquebot le transportait jusqu’à New York où la poste américaine le prenait en charge.

Janet n’entendait plus parler de son texte jusqu’à sa publication, quinze jours plus tard. Elle le découvrait imprimé comme n’importe quel lecteur. Il était rare qu’elle ne s’agace pas, ou ne se mette en colère. On l’avait coupée, mutilée, blessée, on avait transformé ses propos ! Et puis ce « je » ajouté au début d’une phrase alors qu’elle veillait à ce que ses articles soient neutres !

« Chère Katharine, je constate avec douleur, stupéfaction, colère, chagrin, etc. Chère Katharina, pourquoi ne respecte-t-on pas mon travail? Chère Katharina… » (…) À la brutalité de Ross, elle préférait le tact de Katharina qui l’encourageait, certaine qu’elle deviendrait bientôt l’une des grandes plumes du New Yorker.

Et elle, la rebelle, qui avait détesté les contraintes de l’école, les notes, la toute-puissance des professeurs, se retrouvait à la merci de censeurs que, cette fois, elle avait choisis. Elle se surpassait pour ne pas leur déplaire, tremblait en attendant leur verdict. Mais la joie éprouvée quand ils la félicitaient valait bien les petites humiliations ressenties.

Au fond, son pseudonyme était commode. (…) Genêt était l’alibi idéal pour séparer toutes ses vies. Elle ne s’en privait guère, sa liberté était aussi à ce prix.

Michèle FITOUSSI, Janet