Au fil des mots (96) : « col »

Frissons perso en 1986 vers le massif du Nun-Kun…

   Pause déjeuner, sur un replat herbu. Le chauffeur fait cuire quelque chose de noir dans un récipient fabriqué avec un vieux bidon d’huile moteur dont on a découpé le couvercle. Ensuite, il plonge directement dans la gamelle ses doigts dont il a négligé d’enlever le cambouis, émiette du riz dans sa sauce. Il nous invite à nous servir à notre tour, comme on le fait en Inde, où le partage est coutumier même aux plus pauvres. Puis on repart. (…)

   Les gros blocs disparaissent. Le grand froid a tout éliminé, tout malaxé. Ne restent que des graviers. Les virages ont déroulé les heures. Le camion n’en finit pas de monter, poussivement, lâchant des nuages de fumée noire. Nous sommes à présent au milieu d’une colonne de véhicules de plus en plus serrés, peinant de conserve. On dirait qu’ils cherchent ensemble le grand cimetière des camions. De temps à autre, pour varier, leur succession est interrompue par des convois de camions militaires, remplis d’un petit moustachu en béret kaki et de ses sosies.

   Le Zoji La* ne peut pas tarder. L’étroit vallon que nous avons remonté se resserre encore. Nous sommes cernés de parois verticales, entre lesquelles nous cherchons des yeux le passage où le camion se faufilera. Mais rien.

   Nous avons du mal à le croire. Enfin, nous devons nous rendre à l’évidence : les petits carrés jaunes immobiles, là-haut, tout près du ciel, ce sont bien des camions semblables au nôtre. Un épaulement de la montagne nous avait caché la suite de la route. Elle bifurque à gauche, puis attaque directement la paroi, presque jusqu’en haut. 

   À présent, nous distinguons mieux. Le haut du trajet apparaît. Les poids lourd s’y hissent par une succession serrée d’épingles à cheveux. Nous n’avons plus devant nous qu’un tortillement précautionneux, obstiné, presque maniaque dans la répétition. Plus de bitume, mais une piste boueuse, si étroite que je n’imagine pas comment les mastodontes parviendront à se croiser. Le chauffeur joue plus énergiquement de son levier, la boîte de vitesses peine. La véritable ascension commence.(…)

   Quelques mètres d’ascension s’achètent au prix de longues minutes d’immobilité, afin de laisser passer des morceaux de la colonne descendante. Ceux qui montent, dont nous sommes, se glissent entre l’autre engin et le précipice. Les pneus passent à quelques centimètres du trou. Dans certains passages trop délicats, il faut quitter le camion et marcher. (…)

   À présent, il y a peut-être mille mètres à la verticale entre le point où nous nous trouvons et le fond du ravin. De loin en loin, disséminées dans le bas des pentes, de minuscules taches jaunes. Ce sont les camions qui ont versé. Le Zoji La prélève son tribut. (…)

   Les gros pneus patinent sur le bord du précipice. La terre se tasse, s’effrite, mais la piste ne s’effondre pas sous la masse. Avec la pente, le moindre obstacle devient une source de complication. On s’arrache des fondrières, on franchit des plaques de roche, on traverse des ruisseaux dans un temps ralenti. (…) Les plaisanteries que nous n’avons cessé d’échanger sur cette progression se sont raréfiées. Le grand vide, à droite, a fini par les absorber.

   Arrive le moment où, pente trop raide, obstacle trop consistant, la bête n’en peut plus. Le chauffeur a beau secouer ses leviers, elle oscille, puis recule. Les freins, épuisés, ne la retiennent plus, elle glisse à reculons sur la piste boueuse. En arrière, le virage que nous venons de franchir se rapproche, et derrière le virage, le vide, les taches jaunes au fond. La glissade s’étire interminablement. Je me prépare à sauter. C’est très haut.

   Le grouillot a quitté le marchepied où il reste planté en permanence, soulevé une roche presque aussi grosse que lui, avec laquelle il tente de bloquer les roues du poids lourd. Mais l’engin continue sa régression, manque d’écraser le gamin. Des camionneurs arrêtés lui prêtent main-forte. Le camion cesse de reculer. Enfin, on repart.

   Il faudra encore une nuit à Kargil, noire bourgade sur la ligne de cessez-le-feu avec le Pakistan ; deux cols, le Namik La et le Fatu La à 4150 m, pour atteindre les terres tibétaines. Ce dernier col sépare deux mondes radicalement antithétiques : d’un côté, l’islam, le Cachemire, ses barques et ses nénuphars. De l’autre, le bouddhisme, le Tibet, ses montagnes nues. (…) Nous étions roulés dans le sublime comme dans une vague, pris et soulevé par lui, et puis repris encore, dans un ressac de formes et de lumières. Le camion émergeait, replongeait dans une écume de montagnes irréelles, se jetait dans des abysses où se bousculaient des milliers de concrétions rocheuses aux formes délirantes. Montagnes violettes, orange, vertes, ou safran, ou bleu électrique, ou roses, ou même noires. (…) Une orgie spectaculaire, à ne plus savoir où regarder. Aucun paysage, depuis, ne m’a autant bouleversé. J’ai eu l’impression de saisir, dans les formes du monde, quelque chose qui n’était plus tout à fait du monde.

Pierre JOURDE, Le Tibet sans peine

*La = col

 

 

Au fil des mots (95) : « libertés »

De l’air !

   Drôle d’époque que celle où la lecture de Voltaire peut conduire un provincial à l’échafaud, mais où ce même Voltaire, ami des ministres, reçoit à Paris les honneurs d’un chef d’état ! Curieux monde que celui où l' »Émile », condamné par le Parlement, est brûlé de la main du bourreau, mais où l’ouvrage interdit figure, au vu de tous, dans la bibliothèque du Roi ! Étrange société que celle où la censure s’oppose aux pièces de Beaumarchais mais où la Reine elle-même joue devant la Cour l’auteur censuré !

   Sous prétexte de grâce, de subtilité, le siècle s’écartèle, se dédouble, s’oublie jusqu’à la folie. Insensée, l’élite qui se croit douée d’ubiquité, prétend être à la fois ici et là – conservatrice avec les conservateurs, et frondeuse avec les frondeurs. « Tu respecteras la loi que tu édictes » : vieil adage qu’aucun dirigeant ne gagne à mépriser. Car les sociétés se gouvernent dans la simplicité : quand la règle et le modèle divergent, il faut changer la loi ou changer d’élites. Parfois, sur son élan, le peuple change les deux…

   Naturellement, ces réflexions passaient les compétences de Madame de Breyves. L’état de confusion, de mensonge où vivaient ses contemporains, elle en souffrait jusqu’au malaise, mais ne pouvait ni remonter aux causes ni considérer les effets. Dans ce labyrinthe au dessin mouvant, ce maquis d’épines où tout l’écorchait, elle croyait guider de son mieux un enfant qui grandissait et dont elle sentait bien qu’il ne se laisserait plus longtemps mener. (…)

   Mignon, lui, n’abdiquait pas : s’il n’avait plus la force de courir derrière son élève, il s’efforçait, vaille que vaille, de le retenir à la maison. (…) « Trop tard, Monsieur le précepteur, dit la comtesse. Trop tard ! Pour les catéchismes et les herbiers, l’heure est passée… Finis, les traductions, les abrégés, les pense-bêtes et les versions expurgées : votre élève lit la vie dans l’original ! (…) Ne pleurez pas, Mignon, ne pleurez pas. Aucun chien ne brise son attache quand son maître lui laisse la chaîne longue. »

   Une phrase qu’elle eut tout le temps de remâcher quelques semaines plus tard lorsque Alexis, pour la première fois, n’apparut pas à l’heure du repas. (…) Qu’il rentre, on dieu, qu’il rentre ! Pour le sauver, elle se serait humiliée, parjurée, prostituée, elle aurait truqué, falsifié, volé, assassiné. Mais, par pitié, qu’il rentre ! Tout de suite ! Qu’il rentre en sifflotant. Dédaigneux de ses angoisses et de ses remontrances. Qu’il rentre avec sa brassée de mensonges et ses haussements d’épaules. Qu’il rentre insolent, moqueur, badin, traître et charmant : tout ce que le diable voudrait, elle le paierait pour qu’on lui rende le rire de son enfant, ses cheveux blonds, sa silhouette débraillée, et ses bouquets de myosotis, ses billets glissés sous l’oreiller, ses « Maman cœur », ses « Maman chérie »… qu’il rentre, elle n’avait plus d’âme que lui.

Françoise CHANDERNAGOR, L’enfant des Lumières.

Au fil des mots (94) : « port d’attache »

Douce terre   

   Je fis quelques pas et offris mon visage au ciel en fermant les yeux. J’inspirai profondément. Le parfum de la nature, avec ses essences de pins, de thym sauvage et de lavande, m’insuffla l’oxygène qui me manquait depuis si longtemps. Je respirais mieux. Un sourire s’épanouit sur mes lèvres. Le grand portail en fer forgé se dressait devant moi : je le débarrassai du cadenas qui protégeait la serrure. Je poussai les portes du paradis. (…) Sans me préoccuper de ma cheville, je pris l’allée bordée de cyprès et finis par couper à travers champs. Je marchais comme je le pouvais dans les herbes hautes, le printemps avait fait son œuvre, le terrain était presque en friche, avec des coquelicots par-ci par-là. Les arbres étaient en forme, la fraîcheur de l’hiver leur avait fait du bien, les amandiers étaient en fleur, les oliviers paraissaient plus forts que jamais, bien enracinés dans leur terre. Le Luberon, cette petite montagne qui était mon port d’attache, se dressait devant moi, face à la maison. Loin de nous étouffer, sa proximité nous protégeait, nous rassurait, par la douceur de ses formes que l’on pouvait qualifier de voluptueuses. J’adorais le contempler le soir au coucher du soleil, il n’en devenait que plus doux lorsqu’il se teintait de rouge orangé. Il donnait l’impression qu’on pouvait le caresser comme une peau délicate. (…) L’olivier de papa et maman m’appelait, je leur envoyai un baiser par la pensée et leur promis que je viendrais les voir le lendemain. Il était temps de retrouver la maison.

   Le volet de la porte d’entrée avait toujours été capricieux, je dus m’acharner en tirant dessus, il ne me résista pas longtemps. Je savais précisément où donner un coup d’épaule pour le débloquer. L’odeur de la Bastide emplit mes narines ; ce parfum de maison de campagne, l’odeur familière de renfermé, celle qui rassure, qui dit Rien n’a bougé, rien n’a changé, cet effluve, souvenir des jours heureux, légèrement teinté de feux de bois, réminiscence des flambées faites l’hiver précédent à Noël. (…)

   À chaque séjour, la maison me semblait plus grande que dans mes souvenirs. À croire qu’elle grandissait avec moi, mais bien plus solidement. Je laissai les portes-fenêtres du salon et de la salle à manger grandes ouvertes. Je fis entrer la lumière dans la cuisine, maman l’avait voulue rustique. (…)

   Entrer dans la chambre de papa et maman.

   Je me dirigeai vers la fenêtre pour l’ouvrir avant de me tourner vers leur nid. Rien n’avait bougé depuis leur départ. Chaque fois que je venais, j’y faisais le ménage et changeais les draps, ne prenant que les préférés de maman. Personne, sinon moi, n’avait le droit de s’en occuper et personne n’y dormait jamais. Je fis glisser ma main le long de la commode, y laissant une trace dans la poussière. Je contemplai l’un après l’autre les cadres photo où nous étions heureux tous les trois. L’un d’eux retint particulièrement mon attention. Il incarnait le véritable amour, un amour si fort que la mort ne pouvait pas le séparer, un amour qui avait vaincu les obstacles, qui avait tout enduré, le pire comme le meilleur. (…) Je caressai le boutis sur le lit et quittai la pièce. Je me sentis mieux dès que j’eus pénétré dans ma chambre. Je m’absorbai dans la vue, qui donnait sur les oliviers et la lavande. Malgré la petite fraîcheur du début de soirée, je laissai tout ouvert le temps de faire mon lit. depuis toujours j’y dormais tellement bien, au point que j’eus presque l’envie de me coucher immédiatement.

   Je fus tirée de mes rêveries par un coup de Klaxon retentissant. Je boitai jusqu’au jardin, la petite famille au grand complet débarquait.

Agnès MARTIN-LUGAND, À la lumière du petit matin

 

 

Au fil des mots (93) : « souvenirs »

Entre vignes et oliviers

   La chapelle de Séguret se méritait. On y accédait après avoir grimpé la côte sous un soleil écrasant.  Sur le seuil, Sabine, aveuglée par le contraste entre la lumière brûlante du dehors et la semi-pénombre de l’intérieur, marqua un arrêt.

  • Bienvenue, mademoiselle Richaud, dit alors une voix grave qu’elle reconnut aussitôt. Je n’osais plus espérer votre visite.
  • J’étais à contre-jour…, souffla-t-elle. Or vous m’avez identifiée immédiatement. 
  • Nous, les malvoyants, devons développer nos autres sens. Vous avez un parfum peu courant, qui vous enveloppe et semble faire partie de vous. (…)

   Son métier de traductrice l’avait accoutumée à comprendre ce que voulaient dire les artistes. « Regardez-moi », suggérait implicitement Diego.

   Elle recula d’un pas pour mieux contempler les œuvres accrochées, sobrement encadrées de noir ou d’ivoire. On passait subtilement de la couleur au noir et blanc. (…) Et puis au centre de l’exposition, il n’y avait que cet œil, en gros plan, cerné de noir.

  • Comment faites-vous ? murmura-t-elle. il me semble qu’à votre place, j’engrangerais un maximum d’images, mais ce ne doit pas être la solution. 
  • Existe-t-il une solution ? la coupa-t-il. (…) Je traverse une expérience intéressante. C’est ainsi que je l’entends. (…) Venez, je vous offre une tasse de thé. À moins que vous ne préfériez goûter le vin de mon père ? Avec quelques toasts à la tapenade, il devrait vous plaire. 
  • Va pour le vin de votre père. Le domaine des Grès, n’est-ce pas ? (…)

   Lorsqu’il l’entraîna vers un vieux cabriolet de couleur jaune, elle n’éprouva pas la moindre réticence à l’idée de se laisser conduire par Diego. Il ne marquait pas d’hésitation, se jouait des sinuosités du chemin.

   Le domaine des Grès occupait une situation privilégiée au pied des Dentelles de Montmirail. Le mas, bâti en forme de L, était orienté sud-est et tournait le dos au mistral.  (…) Pierres sèches, volets gris patinés, peu de fleurs… C’était une demeure masculine, plutôt austère.

  • Installez-vous sous la treille, proposa Diego. Il fait encore très bon. (…) Goûtez-moi le fleuron de notre cave, en lui servant un vin rouge aux arômes de framboise et de cannelle. (…)
  • Vous le commercialisez toujours?
  • Pierre, qui a été formé par mon père, s’occupe de tout ce qui concerne l’exploitation viticole. Pour ma part, je me contente d’avoir des idées. J’aimerais utiliser le cadre des chais pour organiser des rencontres avec des artistes.

   Elle choisit ce moment pour lui parler du site Internet du mas des Anges. Elle savait qu’il saurait prendre les photographies dont elle rêvait. Une ombre voila le visage de Diego.

  • L’exposition de la chapelle est la dernière. Je ne fais plus confiance à mon acuité visuelle. Je ne peux plus contrôler mon travail. Si j’acceptais de photographier vos oliviers, j’aurais peur de vous décevoir. 
  • Essayez toujours, le pria-t-elle. (…)

   Elle jeta un coup d’œil, pour le plaisir, aux photographies que Diego était venu lui apporter au mas des Anges. Il n’avait pas déçu son attente. Il avait gardé cet œil remarquable qui faisait de chaque cliché un travail d’artiste.

   Tous deux étaient tombés d’accord sur les mêmes images. L’une représentait les champs d’oliviers avec le Ventoux en toile de fond. Les arbres frissonnaient sous le mistral, comme agités d’une vie propre. L’autre cliché était un gros plan d’Ulysse, le plus vieil olivier du domaine. L’angle de vue avait été choisi de façon à ce qu’on distingue le ciel, d’un bleu dur, entre le feuillage. Comme une ouverture sur l’avenir. « Ça me plaît beaucoup », avait décrété Sabine, de l’émotion plein la voix. Elle avait eu envie de lui confier alors ce que représentait le domaine pour elle. Elle n’en avait pas eu besoin. « Je crois que j’ai compris, lui avait-il dit. C’est un peu la même chose pour moi. »

Françoise BOURDON, Retour au pays bleu – Le secret des oliviers

 

 

Au fil des mots (92) : « amertume »

Femme chocolat  

   Il était suivi d’un garçon qui portait sur un plateau d’argent deux tasses de porcelaine décorées de roses. 

  • Vous aimez le chocolat ?

   Évidemment qu’elle aimait le chocolat, tout le monde aime le chocolat, elle n’en avait jamais bu mais elle savait d’instinct qu’il n’y avait rien de meilleur au monde, le parfum moelleux et piquant lui entrait dans les narines, elle avait envie de pleurer de désir et de rage. Il lui a tendu une tasse, elle s’est détournée.

  • Vus ne voulez pas le goûter ?

   Elle a secoué la tête. Il s’est penché doucement vers elle mais elle a reculé son fauteuil et a heurté le mur.

  • Vous ne voulez pas goûter ce chocolat onctueux comme une crème ?

   La bouche de Paulina s’est remplie de salive, elle a serré les dents pour empêcher le masque de tomber. Elle aurait donné tout ce qu’elle possédait, sa petite croix de baptême en cuivre et l’image pieuse de sainte Pauline qui veillait sur son sommeil, pour connaître le goût du chocolat. il a bu une gorgée, elle lui a jeté un regard furtif.

  • Une femme silencieuse et masquée, un homme à visage découvert qui ne cesse de parler, et entre eux le chocolat, c’est excitant, vous ne trouvez pas ? Montrez-moi vos yeux.

   Il s’est penché très près, l’odeur tiède de sa peau l’a frôlée, une petite effraction intime qui l’a épouvantée. Cet homme était grossier, trop beau, elle a regardé sa bouche mouillée de chocolat, s’est tordu les mains sous la table, affolée.  (…)

   Paulina muette, masquée, refusant même le chocolat, c’était irrésistible. Il voulait sa voix, cette voix étrange, douce et râpeuse, comme une soie sauvage, qui la veille lui avait mis des frissons sous la peau, il la voulait tout de suite et sans plus d’égards il a pris la main de Paulina et l’a portée à ses lèvres. Elle a senti sa langue au creux de la paume, une sensation délicieuse et intolérable et a brutalement retiré sa main.

  • Paulina, pardonnez-moi, votre silence me rend fou.

   Elle a du mal à respirer, le masque l’étouffe, elle voudrait mettre sa main sur sa bouche pour le faire taire, pour sentir encore la forme de ses lèvres.

  • Je vous promets de ne plus insister. Votre voix vous appartient.

   Non, sa voix ne lui appartient pas, sa voix appartient à la République, sa voix est prisonnière. Les jeunes chanteuses ne peuvent quitter l’orphelinat que pour se marier. Dans ce cas le mari doit signer devant notaire un document attestant que jamais plus son épouse ne chantera, ni en public, ni en privé. La prison et le chant, ou la liberté et le silence. 

  • Dans quelques jours, Bonaparte va poser un ultimatum. Votre République évidemment n’y répondra pas. L’armée française entrera alors dans Venise. Vous comprenez ce que ça signifie ?

   Elle a regardé avec désespoir la petite salle chaudement emmitouflée dans le parfum du chocolat, les doux sièges de velours rouge, les miroirs encadrés d’or, les lustres à pendeloques. Qu’est-ce que c’est, la fin d’un monde ? Des soldats semblables à cet homme, les canaux remplis de sang, un bruit énorme et confus courant au long des rues ? (…)

  • Venise est perdue.
  • Non !

   Elle a arraché son masque et le regarde avec défi. Pendant un instant, il n’a vu que ce regard bleu acéré. Puis il a vu le petit visage sans grâce, le front bas, le nez trop long, les joues piquetées de vérole. Il a baissé la tête et regardé avec désarroi l’intérieur du masque posé sur la table, comme si elle y avait laissé en creux un autre visage. La vie n’est qu’une sinistre farce. Elle cherche son souffle, il y a des sanglots étouffés dans sa voix.

  • Vous me trouvez bien laide.

   Il ferme les yeux, sa voix efface soudain toutes les fausses notes du monde, une voix qui vient de très loin, de plus loin que la chair, une voix trop grande pour son pauvre visage. Il prend à tâtons la main de Paulina mais elle se dégage aussitôt.

   Son visage est un masque définitif que Dieu lui a donné pour la vie et la vie lui semble soudain bien longue devant cet homme qui ne sait plus que dire, que faire, cet homme déçu dont le regard fuyant lui broie le cœur. Elle prend la tasse et boit une gorgée. C’était donc ça, le goût du chocolat? Cette saveur amère et froide ?

Dominique PARAVEL, Nouvelles vénitiennes – Le goût du chocolat

 

 

 

 

Un petit livre blanc

Peut-être l’extrait d’hier soir a-t-il attisé votre curiosité ? Voici un article que j’avais posté sur mon ancien blog début 2015 à propos de ce livre tout à fait atypique ! Bonne (re)découverte !

 

Comment ce petit livre, best-seller mondial, est-il entré dans ma vie?

Je ne le sais plus très bien si ce n’est qu’il était question de te faire un cadeau, chère Micheline, fidèle lectrice et contributrice de ce blog… Authentique connaisseuse de la littérature anglo-saxonne et parfaite bilingue bien que professeur de français, sans doute est-ce toi qui m’as conduite vers lui… 34021943.jpegJ’avais acquis la première édition traduite en français chez Autrement, couverture blanche, d’où le titre de mon post Embarrassé  Un pour toi, un pour moi. J’attends impatiemment ton commentaire si tu as plus de souvenirs que moi!

Mais ce dont je me souviens, ce sont nos commentaires enthousiastes. Et lorsque je l’ai retrouvé, ce petit livre blanc, lors d’un rangement il y a peu, j’ai voulu savoir si la magie allait encore opérer. Affirmatif!

Pourtant sur Internet, j’ai lu bien des comptes-rendus déçus de lecteurs francophones. Sans doute y cherchaient-ils des avis sur certains chefs-d’oeuvres indiscutables et connus des francophones : Shakespeare, Dickens, Jane Austen… Et que non, ils se coltinent des listes de livres et d’auteurs inconnus et rébarbatifs !

Alors ?

Ce n’est pas ça qu’il faut aller chercher dans le livre épistolaire d’Hélène Hanff. Ce qui le rend jouissif, c’est tout d’abord la personnalité de son auteur : une New Yorkaise originale et rigide qui fait son shopping par correspondance dans une petite librairie londonienne au 84, Charing Cross Road. Son envie de posséder des ouvrages rares dans des éditions improbables, ses difficultés de paiement – elle envoie les dollars dans ses courriers , les mandats, elle ne connaît pas. Mais insensiblement les rapports épistolaires très secs, presqu’autoritaires et puritains glissent vers l’empathie, l’amitié et même l’amitié amoureuse. Les Londoniens meurent de faim en ces années d’immédiate après-guerre, Hélène déniche alors un catalogue américain qui peut envoyer des denrées alimentaires et ses colis d’oeuf en poudre et de jambon par exemple font la joie de ses amis libraires du bord de la Tamise. Comme elle se met en rage devant les crédits américains grassement allongés pour la reconstruction de l’Allemagne et du Japon, ennemis d’hier, et l’abandon financier de l’Angleterre, alliée fidèle ! On plonge dans cette époque pas si lointaine pourtant où des opérations banales sont encore bien risquées et souvent mortelles, où l’approvisionnement de la boutique en livres intéressants oblige à des voyages incessants et périlleux dans l’arrière-arrière-arrière pays de la campagne anglaise et du Royaume-Uni. Oui,  tout cela est bien savoureux et émouvant d’humanité.

Bien évidemment, tout cela n’aurait pas existé sans l’amour de la littérature et des livres !

Oui, ce qu’il faut  aller chercher dans ce petit livre, ce n’est pas vraiment ce qui est écrit mais ce qui y est sous-entendu par la transformation des formules de politesse, des signatures, le croisement des interlocuteurs… C’est pudique, discret, imperceptible.

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L’équipe des libraires correspondants d’Hélène

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La boutique fermera en 1968, sans qu’Hélène puisse jamais s’y rendre, faute d’argent, elle était en effet scénariste de séries pour la télévision américaine au travail bien aléatoire.  Elle finira tout de même par enfin découvrir Londres et racontera ce voyage tant de fois rêvé dans La Duchesse de Bloomsbury Street.

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D’autres infos

kevs-presents-001.jpgCharing Cross Road est une rue du centre de Londres, pas loin de St Martin-in-th-Fields. Elle est réputée pour le nombre de librairies que l’on y trouve. (C’est aussi là que se trouve un des plus vieux pubs « Au Chaudron baveur » célèbre aujourd’hui grâce à Harry Potter et où nous sommes allés de temps en temps boire des coups, mon homme et moi !)

Hélène Hanff, née le 15 avril 1916 et morte le 9 avril 1997, est une écrivaine américaine. Auteur de pièces de théâtre, elle a également écrit de nombreux livres et des scénarios pour la télévision. Son livre a fait l’objet notamment d’une adaptation cinématographique en 1987 avec Anne Bancroft et Anthony Hopkins dans les rôles principaux.

 

 

 

Voici un site où vous trouverez toute la production littéraire d’Hélène Hanff (notamment de nombreux livres pour enfants)

http://www.helenehanff.com/index.html

Et le site du Livre de poche où il est possible de lire quelques pages…

http://www.livredepoche.com/84-charing-cross-road-helene-hanff-9782253155751

Une lecture insolite que je vous recommande, un de ces livres dont le souvenir et le charme vous  accompagneront longtemps!

 

Au fil des mots (91) : « bibliophile »

Ventes par correspondance

 

Helene Hanff

14 East 95th St.

New York City

3 novembre 1949

Marks & CO

84? Charing Cross Road

Londres, W.C.2

Angleterre

Messieurs :

   Les livres me sont bien parvenus, le Stevenson est tellement beau qu’il fait honte à mes étagères bricolées avec des caisses à oranges, j’ai presque peur de manipuler ces pages en vélin crème, lisse et épais. Moi qui ai toujours eu l’habitude du papier trop blanc et des couvertures raides et cartonnées des livres américains, je ne savais pas que toucher un livre pouvait donner tant de joie.

   Un Britannique dont la fille habite au-dessus de chez moi a traduit les 1livre 17 schillings 6 pence et m’a dit que je vous devais 5,30 dollars et un billet de 1 dollar. Les 70 cents restants seront une avance sur le prix des Nouveaux Testaments, que je veux tous les deux.

   Pourriez-vous désormais traduire vos prix ? Même en américain, je ne suis pas très forte en calcul, alors maîtriser une arithmétique bilingue, ça tiendrait du miracle !

Bien à vous,

Helene Hanff

 

MARKS & CO., LIBRAIRES

84, Charing Cross Road

Londres, W.C.2

7 décembre 1951

 

Mademoiselle Helene Hanff

14 East 95th Street

New York 28, New York

Chère Mademoiselle,

   Vous apprendrez avec plaisir que les deux boîtes d’œufs et les conserves de langue nous sont bien parvenues. De nouveau, nous voulons tous vous remercier très sincèrement pour votre extrême générosité. M. Martin, un des plus anciens membres du personnel, était en congé de maladie depuis quelque temps, nous lui avons donc réservé la part du lion sur les œufs (en fait, une boîte entière). Bien sûr il en a été ravi. Les conserves de langue ont l’air très appétissantes et sont bienvenues pour compléter nos garde-manger ; pour ma part, je les mettrai de côté pour une grande occasion.

   J’ai demandé chez tous les marchands de musique du quartier, mais je n’ai pas réussi à trouver Le Messie ou La Passion selon saint-Matthieu de Bach en édition reliée, d’occasion et en bon état. C’est alors que je me suis aperçu qu’on pouvait les avoir chez l’éditeur en éditions nouvelles. Elles sont peut-être un peu chères, mais j’ai pensé que je ferais mieux de les acheter et je vous les ai envoyées par messagerie il y a quelques jours, elles devraient vous parvenir d’un jour à l’autre maintenant. Notre facture, pour un montant total de 1 livre 10 schillings (=4,20 dollars), est jointe aux livres.

   Nous vous envoyons un petit cadeau pour Noël. C’est du linge et nous espérons bien que vous n’aurez pas de droits de douane à payer dessus. Nous le déclarerons comme « Cadeau de Noël » et garderons les doigts croisés. Quoi qu’il en soit, nous espérons que cela vous fera plaisir et que vous l’accepterez avec nos vœux les plus sincères pour Noël et la nouvelle année.

   Mon nom n’est en aucun cas d’origine galloise. Il se prononce comme « Noël » en français, je pense donc qu’il pourrait avoir une origine française.

   Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Frank Doel

p/o MARKS & CO.

Helene HANFF, 84, Charing Cross Road

 

 

 

 

Au fil des mots (90) : « Exposition »

Madame Zola 

   ILS MONTÈRENT par les ascenseurs, car aucun d’entre eux n’était plus très jeune et la soirée promettait d’être longue. L’ascenseur Otis, qui ressemblait davantage à un train à crémaillère, les mena à la première plate-forme, où ils payèrent à nouveau un franc par tête avant de pénétrer dans la cabine de l’ascenseur hydraulique. Alexandrine sentit son estomac se nouer et vit les foules de l’esplanade se transformer en une scène tirée d’un roman de son mari – une fourmilière grouillante, puis, à mesure que les détails disparaissaient, une tache informe de noir et de gris. Le ciel était chargé de nuages. Elle pensa aux rumeurs qui avaient tant inquiété Émile, selon lesquelles la tour Eiffel allait détraquer le climat et déchaîner des orages sur Paris.

   Ils contemplèrent le déploiement des quartiers au nord et à l’est, où ils vivaient et travaillaient. (…) Les hommes – Émile, son éditeur et le gendre de l’éditeur, Edmond de Goncourt, et critique d’art – essayaient d’identifier les monuments et de situer leurs domiciles. Le plus surprenant fut de découvrir, au nord-est, une montagne dans Paris, surmontée d’un énorme Bouddha carré. À ses pieds, les immeubles à loyer de Montmartre et de la Goutte d’Or, qu’elle savait être sordides, étaient des cubes d’une blancheur étincelante, pareils aux maisons d’une ville mahométane, dévalant les flancs de la butte comme s’ils espéraient trouver le Bosphore en contrebas. 

   Il n’était pas facile de tracer un itinéraire par le réseau indécis de crevasses qui lézardaient la masse des toits. (…) Tout avait changé d’importance. Notre-Dame était un petit jouet perdu dans un espace indéfinissable, tandis que les tours en poivrière de Saint-Sulpice avaient pris des allures monumentales. D’immenses ombres caressaient le paysage, plongeant les Batignolles dans l’obscurité, transformant la Seine en une traînée livide. (…)

   La cabine s’arrêta dans un soubresaut. Ils sortirent et allèrent s’accouder au garde-corps. De cette hauteur, on ne distinguait plus aucun signe de vie. En bas, rien ne semblait bouger et aucun son ne leur parvenait sur la plate-forme. Elle avait espéré voir la ville qui l’avait vue naître et dans laquelle elle avait vécu pendant cinquante ans s’étaler à ses pieds comme le plan de niveau d’une maison familière, mais elle eut soudain la sensation d’avoir passé toute sa vie dans un endroit étrange. 

   Ils reprirent l’ascenseur pour la première plate-forme, d’où Paris paraissait plus reconnaissable que quelques instants plus tôt. Une table leur avait été réservée au restaurant russe, déjà réputé pour sa cave à vins logée sous le pilier nord-est de la tour. Ils étudièrent la carte et admirèrent la vue. (…) Elle prendrait du caviar, de la batvinia, du cochon de lait bouilli, et elle partagerait sans doute avec eux la vodka et le Chambertin, puis un Château d’Yquem pour accompagner ce qui pourrait suivre. (…)

  Ils étaient encore à table quand la nuit tomba. Lorsqu’ils regardaient au loin, ils ne voyaient maintenant plus que leur propre reflet. Après les gélinottes – qu’elle avait tenu à comparer avec les siennes, la patte d’ours (par curiosité), les gaufres polonaises, le napolenka, le samovar de thé, qu’Émile aurait pu vider à lui tout seul, et les cigarettes à embout doré, ils redescendirent les trois cent quarante-cinq marches de bois qui accusaient déjà des signes d’usure. (…)

   Les foules du Champs-de-Mars étaient encore plus bruyantes et malodorantes que dans la journée. Les badauds se déversaient comme des eaux de crue, emplissant les rues et se pressant aux portes. Ils réussirent à rester groupés et trouvèrent la rue du Caire qui, avec ses minarets et ses moucharabiehs dessinés par un architecte français, passait pour être plus authentique que n’importe quelle rue du Caire moderne. Ils écarquillèrent de grands yeux sur les Africains, qui leur renvoyèrent leur regard insistant, et entrèrent au café égyptien pour y voir la danse du ventre dont on disait qu’elle avait scandalisé les milliers de Parisiens venus assister au spectacle. (…)

   Malgré l’heure tardive, la rue du Caire était encore bondée. Les visages de la foule étaient éclairés par des lanternes rouges et tout le monde semblait légèrement éméché. Au bout de la rue, des femmes faisaient la queue devant les water-closets et parlaient fort. Un groupe d’hommes levait la tête vers les fenêtres finement ciselées d’un harem. L’Exposition était un immense magasin où le monde entier venait s’abandonner à ses plaisirs et se laisser surprendre par des contentements inédits.

Graham ROBB, Une histoire de Paris par ceux qui l’ont fait

Au fil des mots (89) : « raconter »

Une histoire à la Hopper   

  Ben s’est approché d’une des fenêtres qui s’ouvrent sur l’océan. De là, il observe négligemment les bateaux qui croisent sur la baie, ceux qui rentrent au port. C’est un spectacle auquel il est habitué, auquel il pourrait ne plus prêter attention et qui, cependant, continue de l’émerveiller, comme les enfants le sont devant le sapin de Noël. Oui, c’est un émerveillement d’enfance. Avec le temps, il a appris à reconnaître certaines embarcations, à être impressionné par le yacht des Dawson, à s’amuser du bruit de ferraille du rafiot du vieux Carter, à apprécier la mécanique de précision du hors-bord de Ted Jackson. Il est rasséréné de savoir que c’est son monde à lui, même s’il n’est pas un homme de la mer. Il appartient à cette société du littoral, il a sa place parmi les gens de Cape Cod. Bien sûr, il n’est pas un milliardaire, il ne possède rien mais il se sent de cette communauté et aucun de ses voisins, quelle que soit sa condition, ne lui dénierait cette appartenance. Le soleil est encore assez haut alors que l’heure est avancée, mais c’est pour faire illusion quelques instants encore. D’ici peu, il deviendra rasant puis ira s’enfoncer, là-bas, dans l’océan tranquille.

   Par intermittence, Ben jette de brefs coups d’œil vers la salle : il fait semblant de ne pas apercevoir, assis sur deux tabourets, accoudés au comptoir luisant, les deux fauves qui se font face, comme s’ils se préparaient à une attaque ou à une étreinte. Il les observe, sans se dévoiler, et il retrouve leur intimité d’avant, cette position du corps qui les identifie au premier regard, cette proximité qu’il leur a connue, cette manière de se pencher vers l’autre qui est autant un abandon qu’une méfiance, autant une reddition qu’une revendication de liberté. Leurs visages pourraient se frôler mais c’est comme s’ils s’ignoraient. Leurs mains pourraient se rejoindre mais ils optent, inconsciemment ou pas, pour l’immobilité, les peaux pourraient entrer en contact mais ils prennent garde de ne pas faire, surtout pas, un faux mouvement. Et au fond, lorsqu’ils vivaient ensemble, ils se comportaient déjà ainsi, toujours au bord de s’enlacer et toujours jaloux de leur indépendance. C’est vrai qu’ils n’ont pas changé, qu’ils ressemblent à ceux qu’ils ont été. Ben les abandonne pour s’en retourner à l’océan.

« Tu estimes que j’ai eu tort ? Tort de venir, je veux dire ?

  • Je ne sais pas. Comment savoir ?

(…) Louise veut bien réfléchir à l’interrogation devant laquelle on la flanque, mais elle réclame du temps. Elle réclame de la tranquillité pour s’approprier cette interrogation, pour remettre de l’ordre dans ses idées tout simplement. Pour l’heure, elle choisit de répondre à côté, de désappointer Stephen mais le mutisme vaut mieux qu’une approximation, n’est-ce pas ? Et le mystère lui-même est préférable au mensonge, non?

   Lui, il se repent de sa question, aussitôt posée. (…) Si Louise estime, en effet, qu’il n’a rien à faire là, que son retour est une provocation ou une erreur, il ne sert sans doute à rien de prolonger la conversation. (…) Il se souvient comme elle a souffert, il entend encore les reproches qu’elle lui a adressés : elle aurait pu avoir davantage de mémoire et refuser toute idée de dialogue avec lui. S’il se trouve encore chez Phillies, c’est qu’elle ne le déteste pas tout à fait, et que sa bonne étoile ne l’a pas abandonné.(…)

   Comme s’il avait suivi le cheminement de la pensée de Louise, Ben constate que, si la beauté peut passer ou lasser, si elle peut s’estomper ou finir par ennuyer, le charme, en revanche, ça ne part jamais, c’est là, pour toujours, ça reste, intact. Louise et Stephen ont égaré un peu de leur jeunesse, la peau a perdu un peu de son éclat, les gestes sont devenus plus lents, plus lourds, moins enfantins, le ton de la voix s’est posé mais le charme n’a pas varié. Leur capacité de séduction n’a pas été entamée. Il les revoit, non comme il les a vus, mais comme il les a aimés. Ils sont resplendissants et il est pris de l’envie folle d’être leur ami, à tous les deux, à nouveau.

   La porte du café tinte.

Philippe BESSON, L’arrière-saison

 

 

Au fil des mots (88) : « catalogue »

Flore poétique 

   Bianca marche dans le potager – mais plus qu’un potager, c’est presque un jardin en raison du soin méticuleux apporté aux légumes et aux herbes dans leurs carrés bien tracés – et admire les formes et les couleurs de tous ces légumes qui jaillissent parmi les feuillages : les trompettes des fleurs de courge tardives, les joues empourprées des tomates, certaines aubergines cardinalices. Ce n’est qu’un instant, un élan: elle s’arrête, cueille et enveloppe dans son tablier deux, trois, quatre de ces fruits de la terre. Ils sont tiédis par le soleil, et cette tiédeur l’accompagne tandis qu’elle retourne en arrière, rapide, inhalant l’arôme religieux du romarin de part et d’autre du sentier, dont elle peigne le haut des buissons avec les doigts de sa main libre comme elle le fait toujours, depuis toujours, par une impulsion irrésistible. Et c’est ce parfum, plus que son geste, qui réveille un souvenir très vif, pointu comme la mémoire de ce qu’on a perdu : sa promenade avec son père dans l’Orto Botanico de Padoue, sous la surveillance à distance d’un moine en bure sombre qui les avaient laissés entrer seuls en échange d’une pièce. (…) « Les simples, ce sont les herbes ou les gens qui les cultivent? » avait-elle demandé. Elle avait quinze ans et ils venaient d’entamer leur voyage. Jamais jusqu’alors elle n’avait joui de la présence entière de son père, de tout son temps : un privilège dont elle ne se lassait pas et qu’elle récompensait par une attention inconditionnelle, telle une élève en compagnie d’un maître vénérable, l’amour en plus. 

   « Bonne question, avait-il dit. Je crois que les deux vont ensemble : si on n’a pas le cœur pur, on contamine les plantes dont on s’occupe. Les herbes simples sont celles qui soignent les maladies et rendent la santé. Mais ce moine aussi est certainement un simple, sinon il ne serait pas là, pieds nus dans ses sandales ; il se tiendrait dans une salle pleine de fresques et  caresserait sa robe pourpre car, lorgnant déjà vers Rome. Pourtant, je suis sûr que c’est un homme heureux, même sans pourpre. Tu t’appelles Bianca parce que nous t’avons voulue simple, essentielle, pure. Parce que nous voulions que tu choisisses toi-même tes couleurs. »

   Le gravier crissait sous leurs pas et le vent emportait par poignées les pétales violets du gattilier, comme les confettis lancés par un enfant. (…)

   « En Amérique du Nord, les guerriers de certaines tribus se peignent le visage avant de partir au combat, pour montrer la couleur de leur courage. Mais il n’y a pas besoin de les arborer sur les joues, ses couleurs personnelles. L’important est de les connaître. » (…)

   À présent, courant vers le bureau avec les légumes dans son tablier, Bianca songe qu’elle ne sait pas encore quelles sont ses couleurs : toutes, et peut-être aucune, comme à l’intérieur d’une goutte de pluie qui s’arrête sur une feuille et recueille en soi l’essence du monde. Elle dispose le fruit de sa cueillette dans un panier, puis se ravise parce qu’on dirait un tableau de Baschenis : posés sur la table en bois brut, presque par hasard, ils sont parfaits. Elle les dessine, puis les colore, sans savoir à qui pourra plaire ce portrait d’un petit morceau du potager ; mais le résultat est beau, il est la vie même. À la fin de ses doigts tachés, elle prend une tomate, mord dedans et la mange jusqu’au bout, vorace, absorbant à la fois la couleur et le jus qui lui colle aux mains. Le rouge est aussi une saveur.

Beatrice MASINI, L’Aquarelliste