Au fil des mots (60) : « ténor »

Caruso est mort.

   Le gouvernement décrète un deuil national. Les drapeaux sont en berne, le roi ouvre la chapelle réservée à la famille royale pour les funérailles et le corps embaumé est exposé dans un sarcophage de verre.

   Puccini accuse le coup. Malgré leur quinze ans d’écart et leurs disputes, l’amitié ne s’est jamais démentie. Il appréciait le gamin contraint de travailler dès l’âge de dix ans dans un atelier de mécanique avant que les tarentelles chantées à la terrasse des cafés ne le propulsent sur le devant de la scène. Peu lui importait qu’il ne sache pas déchiffrer une partition. Caruso avait une oreille et une voix en or, il était drôle, simple, les amis de la taverne l’auraient adopté. Avec lui, la conversation était facile et, à défaut d’être originaux, les sujets étaient fondamentaux. Sujet numéro un: la femme ; sujet numéro deux : la santé ; sujet numéro trois : l’argent.

   La femme : ils pouvaient établir un parallèle. Puccini connaissait Ada, il les avait recrutés tous les deux pour La Bohème à l’opéra de Livourne, la soprano avait quitté son mari pour le ténor, le mari était entrepreneur, l’aventure lui rappelait sa jeunesse et le représentant en vins et spiritueux largué par Elvira. Par la suite, Caruso veut qu’Ada arrête sa carrière ; elle ne veut pas ; elle refuse de l’accompagner aux États-Unis, quand c’est Puccini qui refuse à Elvira qu’elle accompagne après le suicide de la domestique. Mais il demeure avec Elvira coûte que coûte alors que la femme de Caruso s’en va avec le chauffeur. L’un et l’autre ont des amours passagères, ils en parlent à mots couverts pour ne pas offenser le sort. Caruso rencontre pendant la guerre une jeune Américaine qu’il épouse. Puccini reste pensif et il rigole quand l’autre le traite d’homme à femmes puisque tous les héros de ses œuvres sont des héroïnes.

   La santé : ils recommandent l’opium en cas de diarrhée et les Valda pour la gorge irritée par les paquets de cigarettes égyptiennes. Malgré les pastilles, Caruso va de bronchite en laryngite sur fond de migraine et il est opéré d’un nodule sur une corde vocale. Un soir, un élément du décor lui tombe sur le dos ; son médecin diagnostique des douleurs intercostales ; deux mois plus tard, il crache du sang sur scène pendant L’Élixir d’amour ; on découvre une pleurésie compliquée d’un emphysème. Il faut sept opérations pour drainer les humeurs. À côté, le diabète de Puccini ressemble à une promenade de santé, surtout depuis la découverte de l’insuline. Et à propos de gorille*, Caruso lui raconte l’anecdote du zoo de New York, la femme qui l’accuse de lui avoir mis la main au panier, qui appelle un policier ; pour sa défense, il prétend que c’est le gorille qui a eu un geste déplacé, pas de chance, la dame est mariée, on ne plaisante pas avec les mœurs, il est condamné pour outrage à une amende de dix dollars.

   L’argent : Ils sont tous les deux en haut de l’échelle, Caruso un peu plus haut car il a enregistré la bagatelle de 260 disques qui en font le premier millionnaire. Ils parlent donc de ponts d’or et de leur équivalent général, les cadeaux à tout va, le soin qu’il met à s’habiller, les grigris, médailles pieuses et corne de corail qui ne le quittent pas, ses collections de timbres, de montres et de tabatières.

   Le 1er août, il part consulter un spécialiste à Rome, il meurt le lendemain matin à Naples, où il était né, dans une chambre de l’hôtel Vesuvio, face à la mer, d’une péritonite causée par un abcès au rein. 

Puccini ne se rend pas aux funérailles de Caruso.

Bernard CHAMBAZ, Caro, carissimo Puccini

*Puccini aimait se moquer de lui-même en racontant « qu’il avait renoncé à se faire greffer des couilles de gorille à cause de son diabète… »

Au fil des mots (59) : « non-dit »

Paul et Marguerite   

   Pour moi, Marguerite Rosenberg était l’incarnation de ce qu’on appelle « la grand-mère gâteau ». Pas seulement parce que chaque promenade avec elle se terminait invariablement par un arrêt chez le pâtissier. Pas seulement parce que j’avais compris qu’il suffisait que j’émette le désir d’un livre, d’un disque, d’un stylo 4 couleurs comme j’en ai rêvé des mois durant dans les années soixante, pour la voir me les offrir le lendemain. Mais aussi parce qu’elle était l’incarnation de la femme plantureuse contre laquelle les chagrins d’enfant étaient vite consolés. Parce qu’elle me passait tous mes caprices et que dormir chez elle me faisait échapper à la surveillance maternelle. Elle était pour moi une vieille dame très douce et gentille dont j’étais la petite-fille choyée. (…)

   Elle ne sortait jamais le soir, avait très peu d’amis, et de l’argent qu’elle ne dépensait pas, sinon en frais de confort : femme de chambre, cuisinière, chauffeur, elle n’avait nul besoin de ce train de vie, mais s’y était habituée. J’ai le souvenir qu’après le dîner, elle allait donner à la cuisinière de l’argent pour les achats du lendemain, et du vivant de mon grand-père, elle lui réclamait chaque soir quelques sous avant de partir à la cuisine commander les repas du jour suivant. Je percevais la rage impuissante de Paul devant des dépenses sans intérêt. Si je n’avais pas consciemment saisi l’humiliation qu’il y avait de tendre chaque soir la main vers l’homme au porte-feuille qui, chaque soir, protestait avec mauvaise humeur, j’avais juste compris qu’une femme devait essayer de ne pas dépendre de son mari, et qu’il eût mieux valu que ma grand-mère travaillât.(…)

   Elle était – tout comme mon grand-père – l’incarnation de ces familles juives d’avant guerre qu’on a appelées « israélites » jusqu’aux années soixante, c’est-à-dire de confession juive, plus ou moins pratiquantes, mais profondément assimilées à la société française, même après le choc des années quarante.

   Telle était ma grand-mère, disparue en juillet 1968, et telle que je l’ai toujours évoquée jusqu’en avril 2010. Jusqu’à l’ouverture des cartons récupérés dans les entrepôts de Gennevilliers. Depuis, j’ai le plus grand mal à faire coïncider les images, tant elles se contredisent.

   Apparemment, elle eut assez vite la tête tournée par le concurrent principal de Paul, qui fut même un temps son partenaire en affaires. On a vu comment il fut décidé en 1918 que Paul représenterait Picasso en France et en Europe, et Georges Wildenstein en Amérique. Je n’avais jamais compris pourquoi l’association se brisa en 1932, quand Paul récupéra la totalité de la représentation de l’artiste. Ni pourquoi le nom de cette famille dans la nôtre relevait du tabou.

   Et puis voilà que l’on tombe soudain sur les secrets enfouis dans le non-dit familial, au fond des placards. Toujours bouleversants. Les taire ? Ils n’ont rien de honteux, même s’ils ont dû blesser, à l’époque. Pourquoi les révéler ? Ils ne regardent personne, sinon des protagonistes tous morts depuis si longtemps… Détestation pour cette transparence absolue, au mieux voyeuse, au pire toujours un peu totalitaire.

   Mais ils permettent de mieux comprendre la psychologie de mon grand-père, méfiant et ombrageux, la personnalité devenue passive de ma grand-mère, et son retrait de toute vie mondaine et sociale.

   Je me retrouve, les bras ballants, devant des confidences de cousins, avec des lettres qui parlent, et je les palpe, sans vraiment décider.

   Mes grands-parents ont vécu la situation comme un drame familial. Leurs enfants, ma mère, on oncle, comme une tache sur le couple que formaient leurs parents et une honte secrète (ma mère, disparue en 2006, ne m’en a jamais parlé). (…) L’entourage, la famille, le petit milieu parisen n’en ont rien ignoré, et ce secret de polichinelle dut faire les gorges chaudes des soirées de Deauville, avant guerre. (…)

   En fait, je n’aurais pas parlé de cette histoire si je n’avais découvert, dans les cartons rapatriés du garde-meubles, un document poignant écrit par mon grand-père en 1942, alors que son fils Alexandre se trouvait dans l’armée d’Afrique de Leclerc, entre les batailles de Bir-Hakeim et El-Alamein. Paul avait fait le projet d’aller voir son fils qui lui manquait tant. Il finit par y renoncer à la dernière minute devant les difficultés du voyage et le risque que son avion soit abattu par les Allemands. Mais il eut le temps d’écrire une lettre de dix pages couverte de sa fine écriture et enfouie dans le tiroir d’un bureau de la 57è Rue à New York. Le bureau déménagea avec lui à la 79è, mais le tiroir resta fermé. Quelques mois après la mort de mon grand-père, au début des années soixante, Alexandre, en faisant du rangement dans les papiers de son père, tomba sur ce document, le tapa à la machine pour le rendre plus lisible, et l’envoya à ma mère. (…) « Tu pleureras comme moi en lisant cette lettre », écrit Alexandre à sa sœur, Micheline. « Nous l’avons encore plus méconnu que nous ne le croyions. (…) Je pense qu’en tout état de cause, tu devras montrer cette lettre à notre mère. » Ma mère l’a-t-elle fait? Quelque chose me dit que non, et il vaut mieux à tout prendre que Margot soit morte en paix en 1968, à Paris, quelques semaines après les événements de mai.

   Car cette lettre est dure, très dure. Écrite par Paul, elle avait pour but d’être posthume, et de fait le fut, adressée à sa femme et à sa fille – « ses deux chéries » – et à son fils qu’il s’apprête à aller voir, conscient qu’il ne reviendra peut-être pas. C’est une réflexion sur la vie, sur sa vie, sur celle qu’il voulut pour sa famille et sur le chagrin de n’avoir pas su rendre heureuse cette femme qu’il adorait. (…)

   Ma grand-mère s’est ennuyée. Peut-être était-elle frivole, sensible aux apparences et au luxe. C’est ce que semble penser sévèrement mon grand-père. (…)

  Elle voulut divorcer, mon grand-père refusa. Ils étaient mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts et sans doute l’amour et la colère ne furent-ils pas la seule raison de son refus. Toujours est-il qu’à partir du moment où Margot renonça à sa vie d’amante et sacrifia sa vie de femme, elle le fit payer cher à Paul, en se désintéressant de sa vie sociale et professionnelle. En refusant de faire des efforts que le statut de femme d’un grand marchand parisien requérait aux yeux de mon grand-père.

Anne SINCLAIR, 31 rue La Boétie

 

Au fil des mots (58) : « flamboyant »

L’Europe de l’esprit

   Pourquoi les Français sont-ils le plus souvent indifférents à l’Europe ou traumatisés par elle ? (…) Quand donc cessera-t-on d’être suspect chaque fois qu’on parle du dix-huitième siècle ? Pour quelle raison vaut-il mieux être anglais pour le faire ? (…) L’Europe, dites-vous? Oui, mais laquelle ? (…) Vécue par qui ? Réfléchie comment ? Avec quels mots ?

   Prenez Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) : qui le connaît ? qui le lit ? Quoi ? un Belge ? Un prince ? Un maréchal autrichien ? Un courtisan d’influence à la fois stratège militaire et diplomate en tous sens ? Un débauché, un philosophe ami de Voltaire, un artificier des conversations à Versailles, à Vienne , à Moscou? Un acteur essentiel des coulisses? Un ami intime de Casanova ? Et, en plus, un grand écrivain français ? Non, c’est trop, arrêtez, la scolarité n’y trouve pas son compte, l’université a la migraine. Trop de traversées de frontières, trop de codes secrets, trop de bals, de fêtes, de concerts, d’absences de préjugés, de chevaux, d’uniformes, de femmes ; trop de relativité. Qui aimeriez-vous être? demande-t-on, un jour, à Ligne ? Réponse : « Une jolie femme jusqu’à trente ans, un général fort heureux et fort habile jusqu’à soixante, un cardinal jusqu’à quatre-vingts. » (…)

   Ligne (quel nom !), tout en jouissant de son château de Belœil, saute d’un royaume à l’autre et semble séduire tout le monde. Mme de Staël, son futur éditeur, dit de lui : « Il a passé par tous les intérêts de ce monde et s’entend singulièrement à bien vivre. » Catherine de Russie trouve qu' »il pense profondément et fait des folies comme un enfant ». Joseph II s’amuse avec lui. Pour Goethe, il aura été « l’homme le plus joyeux de son siècle ». Il est de tous les instants de Trianon, flirte avec Marie-Antoinette (« Elle faisait la Reine sans s’en douter, on l’adorait sans songer à l’aimer »), devient l’amant de Mme du Barry, pense que Mme de Pompadour déraisonne (« elle me dit cent mille balivernes politico-ministérielles et politico-militaires »). De sa fréquentation des souverains, il tire la conviction définitive que l’Histoire n’a d’autre sens que l’intérêt particulier, l’orgueil, l’ambition, la vengeance. Maréchal du Saint-Empire, il diagnostique vite l’ennemi principal : la Prusse. Libre-penseur, il n’en restera pas moins catholique pour des raisons politiques (contre la raison qui tourne au fanatisme et à la folie). (…) Entre deux chevauchées, deux missions, il écrit ce qu’il appelle ses « livres rouges ». La vie est un rondeau vite bouclé, il faut savoir l’entendre et le danser sans manquer à sa morale personnelle. (…)

   L’Europe se décompose et se recompose sous ses yeux? Il écrit, il sait que la vérité est là : « C’est une bonne soirée, car j’écris dans mon petit pavillon de verre où la lune jette aussi ses rayons sur mon papier. » (…) Quand il repense à son existence passée, il se revoit ainsi : « Jeune, extravagant, magnifique, ayant toutes les fantaisies possibles… »  (…) Inutile de préciser qu’il n’aura pas de mots assez durs pour la Terreur et sa conséquence : Napoléon (Ligne l’admire pour son génie militaire, mais le surnomme Satan Ier).

   Le 13 décembre 1814, à 10h30 du matin (en plein Congrès de Vienne dont il est, avec Metternich et Talleyrand, la vedette), Ligne s’éteint. Il avait dit qu’il voulait ne pas mourir, « nous verrons si cela réussira ». Un témoin raconte qu’à la fin il se mit à chanter, puis dit : « C’est fait. » Ce furent ses derniers mots. Il eut droit, selon son rang et son grade, à un cheval caparaçonné de noir derrière son cercueil. Les officiers qui défilèrent derrière ce qui restait de lui, et cela se passe de commentaire, venaient des armées autrichiennes, russes, françaises, anglaises, prussiennes et bavaroises. Un autre drame européen dont nous sortons à peine (mais qui en est sûr?), allait commencer.

Philippe SOLLERS, Liberté du XVIIIème (1996)

 

Un superbe domaine à visiter ! Ne partons pas au loin, découvrons notre pays…

http://www.chateaudebeloeil.com/chateau-de-beloeil-le-versailles-belge/

Vodka à la rose

En résonance à l’extrait proposé hier soir. Un article que j’avais fait paraître il y a quelques années…

Vous ne voulez pas partir loin cet été ? La Côte d’Albâtre vous tend les bras, et plus encore un des plus beaux villages de France : ce fameux Veules-les-Roses. Petit tour de cet endroit à l’histoire étonnante !

Mille excuses pour la mise en page un peu hétéroclite, cet article vient de mon ancien blog Skynet.

C’est un petit village côtier du pays de Caux. Traversé par le plus court fleuve de France (1100m) qui lui assura une certaine prospérité grâce aux moulins à huile de colza : Veules-les-Roses.

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Avec le chemin de fer depuis Paris et la découverte des plaisirs marins, le village se transforme après 1850 en station balnéaire à la mode, d’autant que Victor Hugo et ses amis de théâtre s’en sont entiché. Le grand homme se fait même bienfaiteur auprès des enfants.

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Veules-les-Roses succombe alors à la « Hugomania ». Il y a notamment la promenade, la villa, un grand monument portant son nom. Aujourd’hui, Michel Bussi situe la première nouvelle de son recueil « T’en souviens-tu, mon Anaïs? » dans ce vrai déferlement.

Reconnu parmi « Les plus beaux villages de France », Veules-les-Roses sait mettre en avant tous ses charmes : la plage, les falaises, les fleurs omniprésentes et des canaux qui la font surnommer « la Venise de Normandie »…

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Mais Veules-les-Roses a connu une autre grande aventure au XIXème siècle, redécouverte il y a peu : les Russes y débarquèrent. Peintres Ambulants et Académiques s’y retrouvèrent pour une double aventure picturale proche du mouvement impressionniste.

Qui sont-ils?

Les Indépendants Russes Ambulants

Rappelons-nous qu’en France aux alentours des années 1860, le mouvement des peintres impressionnistes avait eu bien du mal à percer en marge du Salon officiel. Il avait fallu le coup de pouce de Napoléon III lui-même pour créer le fameux Salon des Refusés où exposèrent notamment en 1863 Pissarro, Manet, Fantin-Latour, Jonkind puis en 1864, Monet, Renoir Bazille, Sisley…

Exactement à la même époque en Russie, le peintre Nicolaï Lanskoï et treize de ses camarades avaient refusé de traiter le sujet du concours final de l’Académie de Saint-Pétersbourg qu’ils jugeaient trop académique. Ils renonçaient ainsi à la possibilité du prix et de commandes officielles. Pour assurer leur indépendance économique et leur promotion, ces peintres fondent l’Artel, société coopérative des peintres indépendants. Leurs œuvres sont bien accueillies par la société russe, notamment par le riche marchand collectionneur Trétiakov, et la plupart connaîtront alors la réussite économique et sociale.

Les Indépendants Russes partagent avec leurs camarades français le désir de faire sortir la peinture de l’académisme et de l’atelier pour cueillir en plein air, sur de petits formats, le motif vrai, vivant et naturel ; ce que permettent les nouvelles peintures à l’huile, ainsi que le développement des chemins de fer. Ils reviendront progressivement à des valeurs proprement russes, plutôt qu’occidentales.

Pour diffuser leur production, ils fondent une Société des Expositions Itinérantes, ou Ambulantes, dont la vocation est d’organiser une rétrospective de leur production annuelle, qui tourne dans les principales villes de l’Empire de Russie. Cette organisation se maintiendra jusqu’après la révolution bolchevique, et concernera des millions de visiteurs au total. Les peintres prendront alors le nom d’Ambulants ou Itinérants.

Les Russes académiques

De leur côté, les Peintres Académiques qui suivaient les études supérieures de l’académie de Saint-Pétersbourg pouvaient, s’ils remportaient un premier prix et une grande médaille d’or (six par an), utiliser une bourse d’étude pour 5 ans de perfectionnement à l’étranger. Ils se rendaient le plus souvent à Rome.  À partir des années 1860, ils choisirent plutôt Paris devenue Ville Lumière et siège d’une grande communauté russe.

En 1868, Eugène Isabey, de l’École de Barbizon et spécialiste de marines, conseille à ses étudiants russes d’aller passer leurs vacances d’été au bord de la mer, en Normandie. Plus précisément dans une petite station devenue la coqueluche des artistes dramatiques parisiens dont Victor Hugo: Veules-les- Roses…

Le premier à s’y rendre est Bogolioubov. Enthousiaste, il entraîne quatre de ses camarades.

Ce sera le début d’une véritable école russe de plein-air où vont se retrouver peintres Académiques et Ambulants : Polenov, Harlamov, Savitski, Goun, Repine, Levitan … tous venus travailler en Normandie jusqu’en 1914.

Quelques peintres et leurs chefs-d’oeuvre normands

Alexis Bogolioubov (1824-1896)

bogoliubov-veules.jpgIl est le premier à découvrir Veules en 1857, il est enthousiasmé, et la Normandie devient sa région préférée. En 1870 il fonde et devient président de l’association d’entraide et de bienfaisance des jeunes peintres boursiers russes.  A partir de 1874, il conduit ses propres protégés à Veules, c’est ainsi qu’une quinzaine de jeunes peintres partirent découvrir la méthode privilégiant le plein air, la nature et les scènes de la vie quotidienne.

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Vassili Polenov (1844-1927)

1cdb9d554b1b1a14c3ae1b72ccd71816.jpgSa carrière est fortement influencée par le séjour organisé par Bogolioubov. Se croyant d’abord peintre d’histoire, il découvre à Veules sa vraie vocation de peintre de paysages.

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Ilya Repine (1844-1930)

Excellent dans tous les genres, Repine déclare dans sa correspondance avoir reçu à Veules en 1874 « sa troisième leçon de peinture » après l’Ukraine et la Volga…

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Alexis Kharlamov (1842-1925)

Portraitiste de formation, Kharlamov possédera une résidence secondaire à Veules, la Sauvagère. La commune de Veules détient un original de sa main, exposé salle des mariages : Chaumière dans la cavée du Renard, à Veules.

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Toutes les oeuvres de cette époque furent ensuite dispersées en Russie. Et c’est au hasard de voyages individuels que certains de ces tableaux ont été redécouverts. Tout un travail de recherche est alors initié pour les localiser, les inventorier. Depuis quelques années, des livres et des expositions cherchent à reconstituer cette étonnante aventure.

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Étonnant!

Si les Russes s’installèrent à Veules-les-Roses, à Giverny Monet fut entouré par des peintres impressionnistes américains dont certains s’installèrent définitivement et formèrent une colonie à l’inspiration très originale basée sur la vie quotidienne et la place de la femme. L’aventure s’acheva également avec la Première Guerre mondiale.

Pour en revenir à Veules-les-Roses dans une époque plus proche de nous :

prisonniers-veules.gifEn 1940, malgré l’absence de port, Veules vit s’embarquer 3000 soldats britanniques et français qui avaient résisté à l’invasion de la France par les Allemands. Beaucoup ne durent leur salut qu’en descendant les falaises d’amont avec des moyens de fortune. En suivit une bataille sanglante, son front de mer fut détruit ainsi que son casino et ses villas (35 maisons sont anéanties le même jour). La « Kommandantur » s’installa à Veules pendant quatre ans, pillant et saccageant d’autres maisons.

 Aujourd’hui, juste l’envie de les découvrir, elle et son riche passé!

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Au fil des mots (57) : « secret »

Mystérieux texte

   Alexandre fait glisser vers moi l’Encyclopédie illustrée du théâtre romantique français au XIXème siècle. Il tourne les pages jusqu’au chapitre consacré à Amy Ropsart.

  • Joli, non? Les costumes étaient tout de même signés Eugène Delacroix. Rien que ça! Mais regardez qui tenait le rôle d’Amy Ropsart lors de cette unique représentation.

   Je penche la tête et je découvre une liste de personnages suivie d’une liste d’acteurs. 

   « Amy Ropsart, jouée par Anaïs Aubert. »

   Mon Dieu!

  • Attendez, attendez!

   Alexandre saisit ma main et continue sans souffler :

  • Passons au Roi s’amuse. 1832. C’est le second cuisant échec théâtral de Hugo. Et pas sous un faux nom, cette fois!

  Je coupe Alexandre :

  • D’accord, j’ai lu cela sur le Net. La pièce était mauvaise. Une seule représentation. Un bide!

  Alexandre s’étrangle.

  • Le Roi s’amuse, une mauvaise pièce? Je vous l’accorde, elle n’a été jouée qu’une fois mais savez-vous qu’elle sera reprise vingt ans plus tard par Verdi pour  en faire un opéra, Rigoletto ! L’un des plus célèbres opéras du monde ! Non, en réalité, l’échec du Roi s’amuse s’explique par deux raisons, seulement deux raisons.
  • Lesquelles ? suis-je obligée de demander comme une élève attentive.
  • La première est politique. Le héros du Roi s’amuse, de Rigoletto, est un bouffon monstrueux qui se moque ouvertement de la monarchie.
  • J’ai compris. Et la seconde?

   Alexandre glisse à nouveau l’encyclopédie devant mon nez, tourne les pages. Il continue sur le même ton doctoral :

  • Hugo écrit une tragédie classique. Triboulet, le bouffon monstrueux, aime follement sa fille unique, Blanche. Le grand rôle dramatique de la pièce ! Le roi Francois Ier enlève Blanche et tente de la séduire. Droit de cuissage royal! Triboulet le bouffon veut alors assassiner le roi pour se venger, mais Blanche déjoue l’attentat en se faisant tuer à sa place… par son propre père! Un sombre drame romantique, vous voyez. Mais à votre avis, Ariane, qui jouait le rôle de Blanche?

      Je lis. Je connais déjà la réponse.

     « Blanche, fille de Triboulet, jouée par Mlle Anaïs. »

  • Lisez, insiste encore Alexandre, lisez les critiques.

   Je détaille un long texte de commentaires sur les corrections apportées par Victor Hugo pour espérer déjouer la censure et retourner les critiques en sa faveur. « Les remaniements de l’acte II montrent la disparition presque complète de tout le détail de l’enlèvement de Blanche : sur scène on avait enlevé « Mlle Anaïs tête en bas et jambes en l’air″. »

  J’en ai assez, cette fois.

  • Alexandre, cessez de jouer au chat et à la souris avec moi. En quoi consiste-t-elle au juste, votre fameuse théorie? 

  Un grand sourire s’affiche sur le visage d’Alexandre. Il pose un doigt sur sa bouche et regarde en coin la bibliothécaire statufiée.

  • Cela reste un secret entre nous, je vous fais confiance. Ce que je vais vous révéler, à ma connaissance, aucun spécialiste de Hugo n’en a jamais fait l’hypothèse.

     Il m’énerve avec ses précautions.

  • Allez-y !
  • D’accord, Ariane, d’accord. Victor Hugo, comme chacun sait, est né en 1802. Le siècle avait deux ans ! À votre avis, en quelle année est née Anaïs Aubert?

   Je demeure muette, j’ai décidé de ne plus jouer aux devinettes.

  • 1802 ! Comme Hugo ! Je résume ce que nous savons, Ariane. Victor Hugo est le jeune auteur romantique le plus prometteur de Paris. Mlle Anaïs la plus jolie comédienne de la capitale. Ils étaient nés pour se rencontrer. C’est le cas d’ailleurs, je vous en ai fourni la preuve historique : le jeune Victor Hugo va confier à Mlle Anaïs ses deux premiers rôles dramatiques. Cst même incroyable lorsqu’on y pense ! Anaïs Aubert est connue pour ses rôles de soubrette à la Comédie-Française. Jules Truffier dira même d’elle qu’elle était tout à fait insuffisante pour jouer la tragédie. La question décisive est alors la suivante : pourquoi le jeune et talentueux Victor Hugo fait-il porter sur les épaules d’une actrice qui n’est pas à la hauteur, la jolie Anaïs, les rôles-titres de ses premières grandes tragédies?

   Je crie presque :

  • Parce qu’il couchait avec elle!
  • C’est l’évidence, triomphe Alexandre. Anaïs Aubert était la maîtresse de Hugo ! Je sais, les spécialistes vous diront qu’il est longtemps resté amoureux de sa femme infidèle, Adèle. Je n’y crois pas une seconde ! Hugo a multiplié les maîtresses au cours de sa vie, on se découvre rarement un beau jour, sur le tard, coureur de jupons. Faites-moi confiance, Ariane, Anaïs Aubert était l’amante de Victor Hugo. L’écrivain la laissera tomber après 1832 et l’échec du Roi s’amuse. Le second échec après Amy Ropsart. Deux échecs provoqués, entre autres, par l’interprétation ridicule de Mlle Anaïs. Quelques mois plus tard, Hugo devient l’amant de Juliette Drouet. Une maîtresse chasse l’autre.
  • D’accord, Alexandre, votre hypothèse est cohérente. Mais en 1826 ? Que s’est-il passé en 1826 ?

   Le regard d’Alexandre scrute autour de lui. Une mouette aux aguets.

  • Nous savons maintenant qu’en 1826 la belle actrice a fui son amant, qui n’est autre que Victor Hugo. On ne découvrira sans doute jamais la cause de cette dispute. Hugo était alors un tout jeune père : peut-être avit-il des scrupules, peut-être qu’Anaïs voulait obtenir davantage du jeune homme que le simple statut de maîtresse. Mais ce que je sais, par contre…

   Sa voix devient grave.

  • Je l’ai découvert après des années de recherches, dans une lettre de Jules Truuffier, l’homme de théâtre, l’ami de Hugo, de Mélingue et de Veules-les-Roses. Truffier dressait un tableau peu flatteur d’Anaïs Aubert, racontait qu’elle avait plus de charme que de talent, vous voyez ce que je veux dire. Mais surtout…

   Alexandre hésite encore. Je dois lui sortir les vers du nez. En alexandrins s’il le faut !

  • Mais surtout?

   Alexandre me répond d’une traite :

  • Mais surtout Truffier sous-entendait, tout comme Mélingue dans votre lettre, qu’Anaïs Aubert avait dissimulé un secret à Veules, un secret avec lequel elle s’était enfuie. Mais Truffier était bien plus précis que Mélingue.

      Alexandre ménage encore une interminable pause. Je soupire, il poursuit :

  • Truffier prétend qu’Anaïs Aubert, par jalousie, a volé un manuscrit au jeune Hugo ! L’original d’une pièce, d’un roman, d’un essai, on ne sait pas. Hugo travaillait sur Cromwell en 1826. Anaïs parla autour d’elle d’un texte mystérieux qu’elle avait dérobé. C’est ce manuscrit original que je recherche depuis des années. Depuis toute ma vie! (…)

   Petit à petit, je prends conscience que je suis la seule à partager ce secret avec Alexandre. Par la simple grâce de la lettre de Mélingue. Comme si la falaise s’était effondrée sur moi.

 

Michel BUSSI, T’en souviens-tu, mon Anaïs? et autres nouvelles

Au fil des mots (56) : « volontaire »

Le courage des femmes anglaises

   « Hello, cochon, lança Prue. Hello, Sly. »

   Elle s’appuya contre le mur de la porcherie en se demandant par quoi elle devait commencer. Mr. Lawrence l’avait laissée avec une fourche, un balai et des instructions qui, dès qu’il fut parti, lui étaient sorties de la tête. La truie était couchée dans son abri sous un toit de tôle ondulée, sur une litière de paille qui brillait d’un or humide. Elle semblait sommeiller. Ses yeux étaient fermés. Un doux grognement irrégulier faisait trembler, comme de la gélatine, tout son corps couvert de soies.

   Si ce n’est qu’elle n’aimait pas le rôti de porc, Prue, jusqu’alors, n’avait jamais accordé une pensée aux gorets. Elle n’en avait quasiment jamais vu un de vivant. À présent, repoussant l’horrible moment où elle devrait essayer de faire bouger l’animal, elle se surpris à penser à la vie du cochon. (…)

   Elle ouvrit la barrière et pataugea sur le sol boueux de l’enclos cimenté. Une odeur âcre s’élevait de la paille. La boue treillissée qui jaillissait sous ses bottes était gluante et désagréable, contrairement à la terre noire et fraîche des champs. La truie ouvrit les yeux, regarda Prue sans le moindre intérêt et referma les yeux. (…) Elle se rapprocha de la truie et lui donna un petit coup de son balai.

   La truie souleva sa masse si rapidement, en poussant un cri si fort et si hideux, que Prue, surprise et apeurée, bondit en arrière. Sly sauta gauchement hors de litière de paille bosselée qui sentait l’ammoniac. Elle glissa vers Prue qui se replia dans un coin de l’enclos en plaçant devant elle, piètre défense, le balai et la fourche. La truie grognait avec force, très mal intentionnée, pensa Prue. À ce moment-là, elle aurait aimé plus que tout être dans le salon de coiffure, chaud et embué, confortablement entourée de tous les instruments nécessaires pour faire une permanente.

   Ne l’énervez pas, en tout cas, avait dit Mr Lawrence. Mais il ne lui avait pas dit comment éviter de l’énerver. Manifestement, elle avait fait quelque chose qu’il ne fallait pas. Sly était définitivement énervée. Elle passa sa grosse tête entre les deux manches et regarda Prue en agitant furieusement son obscène groin épais.

   « Va-t-en! » cria Prue, en frappant la tête de Sly avec le manche du balai. Puis, plus calmement, elle ajouta : « Laisse-moi passer, s’il te plaît!… »

   Les oreilles velues du cochon battirent l’air. L’une d’entre elles effleura la main de Prue. La peau, où s’enchevêtraient des veines violettes, était dure comme de la pierre ponce et transparente comme un nuage.

   « Fous le camp ! cria à nouveau Prue quand le groin s’avança vers sa cuisse. Je ne suis pas une sacrée truffe. »

   Brusquement lassée, la truie fit demi-tour. Prue resta immobile un instant, regardant le dos mauve, l’indécent point de jonction des cuisses bulbeuses, le balancement des mamelles déjà gonflées dans l’attente de la portée à venir.

   À une vitesse surprenante, sous la poussée de l’adrénaline, Prue jeta la litière souillée par-dessus le mur de la porcherie. Plus tard si Dieu lui en donnait la force, elle en remplirait la brouette et viderait tout ça sur le tas de fumier. Plus tard aussi – aujourd’hui, précisément –  elle l’épandrait dans un champ avait dit Mrs. Lawrence. Maintenant qu’il n’y avait plus de danger, elle ne pensait plus au salon de coiffure pour se réconforter. (…) Ce qu’elle aurait aimé plus que tout, c’était passer tout l’après-midi sur l’une des plus hautes meules, dans la grange, avec Joe.

   Une fois la porcherie nettoyée et balayée, Prue joncha le sol d’une botte de paille odorante. Sly retourna immédiatement à son lit fraîchement préparé et s’écroula sur le flanc, ingrate comme un malade revêche. La voie, au moins, était libre pour que Prue entasse le fumier à l’extérieur de l’enclos et lave la rigole avec un grand seau de Jeyes Fluid.

    « Ça se passe bien? »

  Prue leva les yeux et vit Joe.

    « Tu sais qu’elle mord quand on l’nerve. »

   Prue eut un geste d’indifférence. Épaules, bras et dos lui faisaient mal. L’idée de transporter le lisier de l’endroit où elle l’avait jeté jusqu’au tas de fumier l’accablait tellement qu’elle ne put répondre. Elle aurait voulu que Joe la soulève par-dessus le mur, l’emmène quelque part – n’importe où – , apaise ses douleurs, l’embrasse, l’écrase et la brise contre lui avec son extraordinaire force explosive, bien loin des réalités, de la truie, du fumier et de la vie à la ferme.(…)

   Prue sourit faiblement. Elle se rendait compte qu’elle sentait aussi fort que la porcherie. Nuits de Paris n’avait pas l’ombre d’une chance, dans ces circonstances.

   Une heure plus tard, à son grand soulagement et à sa grande surprise, Prue réalisa que la première partie de son travail était achevée. (…) Pataugeant triomphalement, elle monta en haut du tas de fumier en s’aidant de la fourche. Il n’y avait personne dans les environs, personne pour lui reprocher de se reposer quelques instants. Elle commença à chanter :

Elle est volontaire
Elle est volontaire pour travailler aux champs
Dix shillings par semaine – « c’est pas vrai »
Pas grand-chose à manger – « c’est pas vrai »
De grosses bottes
Et des ampoules aux pieds
S’il n’y avait pas la guerre
Elle serait là où elle était avant –
Volontaire agricole, tu es timbrée…

   « Ça, c’est sacrément vrai, en tout cas », ajouta-t-elle en commençant à s’enfoncer dans le fumier. Elle en sentait la chaleur qui montait à travers ses bottes, et l’odeur d’ammoniac qui s’élevait, aussi forte qu’une odeur d’encens. Prue s’appuya plus lourdement sur la fourche. Elle se sentait presque défaillir.

Angela HUTH, Les filles de Hallows Farm

 

Le Pari(s) de Rose

Développement de l’extrait d’hier… texte publié il y a plusieurs années

Malheureusement, plusieurs liens vers des vidéos ne fonctionnent plus. J’ai donc retravaillé le texte et vous propose d’autres documents et quelques ajouts. Si le sujet vous intéresse, il y a quantité de photos disponibles sur Internet.

Bonne redécouverte, les amis!

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Voici une de mes plus belles découvertes littéraires de ces derniers mois. J’avais acheté ce livre non pas pour la renommée de l’auteur, mais en raison du sujet traité : le Paris d’avant Haussmann.

Rose, c’est une vieille dame viscéralement attachée à sa maison. Quand elle reçoit l’avis d’expulsion signé du fameux préfet, elle entre en résistance.

Elle décide alors d’écrire une longue lettre à son mari défunt. Elle y décrit leur vie, celles de leurs enfants, celle du quartier si paisible. Elle raconte aussi son existence de femme, de mère, d’épouse et de veuve. Elle nous fait partager de belles amitiés et son plaisir à la découverte tardive de la littérature. Un lourd secret balaye aussi ces pages. Et puis il y a la maison, celle qu’elle défend bec et ongles contre le projet du préfet exécré. Elle fait le pari fou de la sauver, de faire plier les autorités et l’empereur…

Tout cela fait un récit épistolaire extrêmement original, la narration « en je » étant de temps en temps entrecoupée par des lettres que Rose reçoit. Il s’en dégage un parfum un peu désuet, une certaine lenteur propre à la vitesse de la vie de cette époque. On est très loin de Zola, malgré la violence de la haine de Rose à l’égard du sort réservé à son environnement.

Tatiana de Rosnay a également fait oeuvre d’historienne. Sa reconstitution de Paris est précise et vivante. il faut dire qu’elle fut aidée par les photographies d’un homme : Charles Marville. Celui-ci avait été chargé par Haussmann de photographier tout ce qui allait disparaître. Il laisse donc un incroyable témoignage de plusieurs centaines de photos…

200px-Charles_Marville.jpegPatrice de Moncan, incorrigible amoureux de Paris, s’est pris de passion pour l’oeuvre de Marville. Dans une émission de Michel Field (plus visible malheureusement), il explique combien le Second Empire a eu mauvaise presse. Lui en avait la passion, une passion connue de ceux qui, ayant hérité de témoignages de cette époque et connaissant leur peu de valeur marchande, se sont tournés vers lui pour s’en débarrasser, dont L’Album du Vieux-Paris édité par Marville en 1865. Celui-ci était alors un des nombreux photographes de la Ville de Paris,  sans gloire particulière de son vivant. Moncan lui a tout d’abord dédié deux expositions et ensuite a fait paraître un livre « Paris avant/après » dans lequel il met en parallèle les clichés de Marville et les siens, puisqu’il a cherché à retrouver les mêmes endroits et à les photographier en 2010 sous le même angle. C’est passionnant et cela réhabilite assez souvent l’oeuvre d’Haussmann.

Le récit de Tatiana de Rosnay fait à merveille parler ces vieux clichés. Alors, avec toutes ces images en tête, bonne lecture, les amis !

Ajout 2020

La littérature sur le sujet a prospéré !

 

D’autres photographes nous ont laissé des témoignages comme les frères Caillebotte (Gustave, le peintre, et son frère Martial) ainsi qu’Eugène Atget.

J’avais visité une superbe expo en 2012 sur Atget et vous avais fait un petit compte-rendu. Mort dans la misère, tellement oublié que sa tombe a disparu, il inspira notamment Man Ray et sa collaboratrice Berenice Abbott (qui lui achetèrent des clichés), ainsi que de très nombreux artistes illustres de son époque.

https://nouveautempolibero.blog/2012/05/21/paris-quels-cliches/

Au fil des mots (55): « modernité »

Métamorphoses de Paris  

   Un soir d’été, Alexandrine m’avait traînée pour une promenade sur les nouveaux boulevards derrière l’église de la Madeleine. La journée avait été chaude, étouffante, et j’aspirais à la fraîche sérénité de mon salon, mais elle ne voulut rien savoir. Elle me fit passer une jolie robe (la rubis et noir), ajuster mon chignon, glisser mes pieds dans ces bottines minuscules que vous aimiez. Une vieille dame élégante comme moi se devait de sortir et de voir le monde au lieu de rester chez elle avec son infusion et sa couverture en mohair ! Ne vivais-je pas dans une magnifique cité? Je me laissai gentiment régenter.

   Nous prîmes un omnibus bondé pour nous y rendre. Je ne peux vous dire combien de Parisiens se pressaient sur ces longues avenues. La capitale pouvait-elle abriter tant de citadins? C’est à peine si nous pouvions nous frayer un chemin le long des trottoirs flambant neufs et ponctués de marronniers. Et le bruit, Armand. Le grondement incessant des roues, le claquement des sabots. Des voix et des rires. Des vendeurs de journaux qui hurlaient les gros titres, des jeunes filles qui vendaient des violettes. L’éclairage aveuglant des vitrines, des nouveaux réverbères. On se serait cru au beau milieu de la journée. Imaginez un flot sans fin de calèches et de passants. Tout le monde semblait parader, exhiber atours, joaillerie, coiffes alambiquées, gorges généreuses, rondeurs des hanches. Lèvres rouges, coiffures en boucles, gemmes scintillantes. Les boutiques exposaient leurs marchandises en une profusion étourdissante de choix, de textures et de tons. Des cafés lumineux étalaient leur clientèle sur les trottoirs, sur des rangs et des rangs de petites tables, des serveurs entrant et sortant avec précipitation, le plateau brandi bien haut.

   Alexandrine mena un vif combat pour nous obtenir une table (jamais je n’aurais osé), et nous pûmes enfin nous asseoir, un groupe de messieurs bruyants juste derrière nous occupés à engloutir leur bières. Nous commandâmes de la liqueur de prune. Sur notre droite, deux dames outrageusement maquillées se pavanaient. Je remarquai leurs décolletés et leurs cheveux teints. Alexandrine roula discrètement des yeux à mon adresse. Nous savions ce qu’elles étaient et ce qu’elles attendaient. Et, bien vite, l’un des hommes de la table voisine tituba vers elles, se pencha pour murmurer quelques mots. Quelques minutes plus tard, il s’éloignait en chancelant, une créature à chaque bras, sous les encouragements et les sifflets de ses compagnons. « Révoltant », articula silencieusement Alexandrine. J’opinai du chef et bus une gorgée de ma liqueur.

   Plus je restais là, spectatrice impuissante de cette marée de vulgarité, plus la colère montait en moi. Je considérai les immeubles immenses et blafards qui nous faisaient face sur cette avenue d’une monotonie rectiligne. Pas une lumière ne brûlait dans les appartements luxueux construits pour des citoyens argentés. Le préfet et l’empereur avaient bâti un décor de théâtre à leur image. Il n’avait ni cœur ni âme.

  • N’est-ce pas grandiose? chuchota Alexandrine, les yeux écarquillés.

   En la voyant, je ne pus me résoudre à exprimer mon mécontentement. Elle était jeune et enthousiaste, et elle aimait ce Paris nouveau, comme tous ceux qui nous entouraient et qui jouissaient de ce soir d’été. Elle buvait tout ce clinquant, ce paraître, cette vanité.

   Qu’était devenu ma cité médiévale, son charme pittoresque, ses allées sombres et tortueuses? Ce soir-là, j’eus le sentiment que Paris s’était transformée en une vieille catin rougeaude se pavanant dans ses jupons froufroutants.

Tatiana de ROSNAY, Rose

Au fil des mots (54): « portor »

Pas de recul à propos de ce livre que je viens de commencer ; acheté sans connaître l’auteure mais le sujet me semblait original et passionnant : l’art du trompe-l’oeil. Quant au mot proposé, je ne l’avais jamais rencontré, je ne le connaissais absolument pas ; tout comme d’ailleurs le genre fluctuant de « laque » (la laque mais l’art du laque japonais). Bonne lecture!

Noir, c’est noir!

   Kate tire son téléphone de la poche intérieure de son blouson, puis déclare aux deux autres, solennelle, en l’abattant entre eux d’un geste vif : bien, ça suffit les conneries, le moment est venu de vous faire voir du vrai travail de pro! Paula et Jonas se penchent ensemble, leurs tempes maintenant se touchent.  

   Une image miroite, très noire. Un marbre. La patine du hall de l’avenue Foch qu’elle peint depuis huit jours. Noir abyssal veiné d’or liquide, ombreux et ostentatoire, majestueux. Le soleil coulé en août dans le fond d’un sous-bois, un laque japonais voilé de poudre d’or, la chambre funéraire d’un pharaon d’Égypte. Tu leur fais un portor? Paula relève la tête vers son amie qui acquiesce tout en détournant le visage avec une lenteur royale, souffle la fumée de sa cigarette par les narines. Yes. Putain, t’es forte, Jonas murmure, saisi par la fluidité du veinage, par la luminosité ambiguë du panneau, par l’impression de profondeur qu’il dégage. Kate se rengorge mais minimise : j’ai été diplômée avec un portor, tu sais, j’aime en faire. La photo hypnotise. Tu vas leur peindre les quatre murs? Paula s’étonne – le portor est rarement choisi pour de grandes surfaces, elle le sait, trop noir, trop difficile à réaliser, trop cher aussi. La cigarette de Kate, d’une pichenette, atterrit dans le caniveau : le plafond aussi, je vais leur faire.

   Une nappe de pétrole pur. C’est en ces termes que le jeune femme avait présenté son échantillon de portor au syndic de l’immeuble, en tout cas c’est ainsi qu’elle le raconte maintenant, descendue du trottoir pour rejouer la scène au milieu de la chaussée, tenir son propre rôle mais aussi celui du type qu’elle avait dû convaincre – un trentenaire pâle, doté d’un nom à tiroirs et d’une chevalière disproportionnée, les épaules étroites mais un ventre rond, il flottait dans son costume croisé gris perle et s’était lentement caressé le crâne en étudiant l’échantillon, sans parvenir à relever les yeux vers cette grande nana qui lui faisait face, sans parvenir à se faire une idée de son corps : sculptural ou hommasse? Kate s’était pointée au rendez-vous vêtue d’un tailleur bleu marine et chaussée d’escarpins, elle avait oublié d’ôter son bracelet de cheville à fermoir tête de mort mais avait peigné ses cheveux la raie sur le côté et allégé son maquillage : elle voulait ce travail. De fait, elle avait chiadé sa palette – blanc de titane, ocre jaune, jaune de cadmium orange, terre de Sienne naturelle, ombre fumée, brun Van Dyck, vermillon, un peu de noir – et réalisé deux glaçages pour obtenir une surface à la fois obscure et transparente – obscurité, transparence : le secret du portor. Par ailleurs, sa proposition avait ses chances : les propriétaires de l’immeuble étaient de riches familles du Golfe qui passaient là trois nuits par an. Ils aimeraient ce marbre qui jouerait comme le miroir de leur richesses, flatterait leur puissance, évoquerait la manne fossile jaillie des terrains où paissaient autrefois les troupeaux, où l’on somnolait dans la touffeur des tentes. Pour emporter le chantier, Kate avait longuement insisté sur la rareté du portor, décrit les marbrières brûlantes de l’île de Palmaria et celles de Porto Venere au bord du golfe de Gênes, des carrière suspendues à cent cinquante mètres au-dessus de la mer, elle avait raconté les bateaux que l’on accostait à flanc de falaise afin d’y faire glisser directement les blocs de pierre, jusqu’à cent carrate par navire – l’unité de mesure, la carrata, est la cargaison d’une charrette tirée par deux bœufs, soit trois quarts de tonne – les navires déchargeant le marbre brut sur les quais de Ripa Maris et rechargeant aussitôt un marbre paré pour éblouir, scié, épannelé, poli, parfois poinçonné du lys royal, hissant les voiles pour mettre le cap sur Toulon, Marseille, Cadix, passe Gibraltar et remonter la côte Atlantique vers Saint-Malo, la route du marbre bifurquant ensuite au Havre pour devenir fluviale, et toucher Paris ;enfin, ultime cartouche, Kate avait vanté l’aura royale de la pierre, une pierre prisée du Roi-Soleil en personne, une pierre que l’on retrouvait sur les murs de Versailles et sûrement pas dans les chiottes des restaurants branchés, je vous montre des photos? À présent, elle imite les postures du syndic, la façon qu’il avait eue de lui tendre une main molle après s’être présenté en prononçant son nom in extenso, la patate chaude qui roulait dans sa bouche, elle singe sa lubricité évasive, son chic guindé, mais surtout elle s’inclut dans la scène, actrice, parodiant sa propre cupidité, ses flatteries de renarde, exagérant les courbes de son corps et son accent scottish, et tout cela si bellement qu’elle occupe la chaussée, immense et tournoyante, auréolée de sa chevelure de cinéma, et ça bouge un peu devant le café, on s’intrigue, on se déplace, on tourne la tête vers cette fille, là, qui fait son numéro. Le syndic avait fini par poser son regard sur elle, il l’avait prise à l’essai, désormais passait chaque soir constater l’avancement des travaux et, subjugué, évoquait déjà d’autres halls, d’autres cages d’escalier, d’autres appartements à rafraîchir – il gérait un parc immobilier conséquent dans l’Ouest parisien, du haussmannien pur sucre, des centaines de mètres carrés qu’il avait pour ambition de faire fructifier. À moi la fortune! Les gencives de Kate rougeoient dans le rire. Après quoi, elle salue comme l’acteur à la fin de la pièce, une main sur le cœur, puis décrète qu’elle offre sa tournée et tout le monde s’engouffre derrière elle à l’intérieur du café.

Maylis de KERANGAL, Un monde à portée de main

Au fil des mots(53): « promenade »

Se montrer

Paraître et être vu

   Au début du XVIIIème siècle, se montrer est une discipline à part entière, une forme de civilité, vantée à la fois par la littérature, les traités de civilité et les guides de promenade qui donnent maints conseils de maintien et de postures des corps. Paraître, enjeu majeur, s’apprend, et la promenade obéit à des contraintes. Duchesses et marquis sont très informés de ce dispositif particulier. Visibles, reconnaissables, susceptibles d’être, à ciel ouvert, flattés et honorés, les voici à découvert plutôt que cachés dans leur hôtel ou leur carrosse toutes vitres fermées. Ils ne détestent pas que les gens du peuple touchent le tissu de leurs habits ou les suivent en imitant leurs belles manières… (…)

À chaque promenade son public

   Pour chacune, l’idée de nature et son agencement sont fondamentaux. Les plans montrent des allées rectilignes, bordées d’arbres, suivant des axes précis. Ces allées sont souvent divisées en trois voies, et les contre-allées plutôt réservées à l’usage des carrosses et des chevaux, mais les promeneurs à pied peuvent s’y rendre, même si ce n’est pas sans risque étant donné la vitesse des cavaliers.

   On dit le jardin des Tuileries le plus beau de tous, en raison des sa majestueuse allée centrale ; cette promenade favorise à merveille le « paraître et être vu » grâce à cette grande allée qui relie sur 300 mètres deux agréables bassins.

   La foule est telle que des portiers régulent le flux et « refoulent les gens de basse condition » ce qui provoque plusieurs indignations et rixes. Sur cette pression, le jardin sera ouvert à toutes et à tous : la « promenade du paraître » côtoiera les boutiquiers, vendeurs, débiteurs de boissons, marchands de colifichets ou de gâteaux secs nommés « oublies ». (…)

Imiter les grands

   Un des plaisirs des Parisiens, et notamment des maîtres artisans et de leurs femmes, est de s’échapper de l’atelier pour rejoindre les promenades : les Tuileries, le Palais-Royal, et plus tard dans le siècle, les Champs-Élysées. C’est là, dans les allées, entre les bosquets, qu’on peut avec une élégance se voulant imiter celles des grands, déambuler entre les arbres, s’arrêter pour manger, acheter aux nombreuses marchandes et vendeuses beaucoup de rafraîchissements et de gâteaux. Un gâterie attire énormément de monde issu de la moyenne bourgeoisie : aller souper pour goûter le goujon, se régaler d’huîtres et boire du vin musqué. Ce geste est une manière de se « mettre en relief », de faire partie de ceux qu’on regarde. Certes, jamais on ne ressemblera à une duchesse ou à une marquise, mais, du moins, habillée par une marchande de mode, on aura énormément de bonheur à vaguement imiter les grands, et à consommer ce qu’ils aiment aussi. Il faut suivre la mode : plus le siècle avance, plus la bourgeoisie s’empare de beaux atours et cherche à avoir une vraie présence dans les lieux de promenade où sont permis ces agapes.

XVIII (2)

Les bonnes moeurs mises à mal

   Les corps renseignent beaucoup sur ce qui se passe dans le jardin. Sensuels, s’exprimant par le geste, la voix ou le cri, ils déversent sur la promenade une sorte de joie entraînée par l’ivresse, si fréquente au XVIIIème siècle. La vie est là, tumultueuse ; les esprits et les corps jouent avec le plaisir. (…)

   Révoltes d’écoliers, duels interdits, rixes et batteries, disputes entre petits marchands, atteintes au respect des plus grands… Les gardiens  de promenade ont fort à faire.

Arlettre FARGE, Paris au siècle des Lumières