Au fil des mots (78) : « diplomatie »

Jackie et Mona Lisa     

   Malraux impressionne Jacqueline Kennedy en visite officielle à Paris. Il pilote la femme du Président américain, c’est un de ses emplois, dans les musées. Depuis longtemps, « Jackie » souhaitait rencontrer Malraux et le général de Gaulle. Elle admire Les Conquérants, la Condition humaine et le Musée imaginaire. L’écrivain, pour elle, est un « homme de la Renaissance ».

   Malraux guide Jackie à travers le musée du Jeu de Paume, (…) explique Manet, Cézanne, Renoir. Attention particulière, il a fait placer la Vénus de Bouguereau au-dessous de l’Olympia de Manet, le premier tableau ayant été Prix du Salon l’année où l’Olympia fut refusé. (…) Jacqueline Kennedy, née Bouvier, s’exprime bien en français. Le ministre et la femme du Président américain peuvent converser sans interprète. Elle parle de livres, même de ceux qu’elle n’a pas lus. (…) Elle flirte avec le ténébreux et séduisant ministre des Affaires culturelles, et avec l’écrivain. À charmeur, séductrice et demie. What an interesting man ! Elle sait, elle, ce qu’est un prix Goncourt. Elle connaît aussi la place qu’elle occupe au centre du dispositif culturel de John Fitzgerald Kennedy. Les Kennedy ont – en couple – le sens de l’efficacité, de la manipulation et de la publicité. L’admiration littéraire de la femme du Président peut servir la politique américaine. (…)

   Revenue de Paris, Jacqueline Kennedy a accepté la présidence honoraire de la société des relations culturelles franco-américaines. Les relations bilatérales avec la France sont tendues à la Maison-Blanche et au Département d’État. Le Général n’est pas un client commode. Justement, il refuse d’être un client. On pense néanmoins qu’André Malraux pourrait servir de pont entre Paris et Washington. (…) André et Madeleine Malraux sont invités à passer quelques jours dans la capitale américaine. (…)

   Les Malraux sont accueillis par le couple Kennedy presque comme des rois, des présidents ou des Premiers Ministres. Jacqueline a préparé cette visite pendant cinq semaines. À son tour, elle servira de guide.(…) Dîners, cocktails, mondanités, conférences de presse se suivent et se ressemblent, mais pendant un entretien de Malraux avec des journalistes, une dernière question fuse :

  • Et si nous émettions le vœu de voir La Joconde aux États-Unis, que répondriez-vous?
  • Oui, sans hésiter, répond Malraux.

   Il reviendra sur cette idée, un projet, avec John et surtout avec Jackie Kennedy. (…)

   Quand les conservateurs du Louvre apprennent que La Joconde, par fiat de Malraux, va traverser l’Atlantique, ils s’inquiètent. Le conservateur en chef du département des peintures et dessins signale « la fragilité exceptionnelle de cette œuvre ». En mission de reconnaissance, Madeleine Hours, patron du laboratoire, écrit : « Il est bien évident que nous n’avons pas pu prévoir toutes les éventualités et que le comportement d’un tableau fragile, habitué depuis plus de cinq cents ans à la terre française, est imprévisible. Peint sur un panneau de peuplier d’Italie, ce tableau a une grande sensibilité aux variations atmosphériques. »

  Malraux ne s’attarde pas sur ces questions. À la stupeur des conservateurs, au Louvre ou ailleurs, il met les autorités, les hauts fonctionnaires, devant le fait accompli. Prévenu, confiant, le Général couvre son ministre :

  • Il doit savoir ce qu’il fait. Il fait bien.

   Le voyage de La Joconde implique une abondante correspondance et d’innombrables protocoles entre le gouvernement français, son ministre des Affaires culturelles, la National Gallery of Art, son directeur John Walker, la Maison-Blanche et Jackie Kennedy. À l’Élysée, on s’amuse. Au Quai d’Orsay, on est souvent exaspéré. Au ministère des Affaires culturelles, tout le monde monte sur le pont. Le tableau est confié « au Président des États-Unis ». On ne pouvait annoncer qu’il était remis à sa femme. Qui sourit le mieux, Jackie ou La Joconde ? (…)

   Malraux a omis de préciser que ce tableau fétiche si célèbre est en triste état. Les pigments disparaissant, certaines couleurs n’existent plus. La Joconde a déjà un « papillon » en bois dans le dos pour resserrer une fente. Au cours des siècles, les liants se sont partiellement désagrégés. Aucun tableau sur bois ne voyage facilement. La Joconde n’est pas plus fragile qu’un retable, mais pas moins.

   Le tableau n’a pas droit aux honneurs militaires, mais son voyage ressemble à une manœuvre militaire. (…) La Joconde est arrivée dans son container étanche, isotherme, en matériau inerte et insubmersible (température exigée, 18°C ; humidité ambiante, 50 pour cent). Elle a voyagé sous garde rapprochée, dans une cabine du France, accompagnée par Mme Hours et par Jaujard, toujours secrétaire général du ministère des Affaires culturelles. (…)

   Pour saluer Kennedy qui a parlé d’un « prêt historique », Malraux, sachant que ce voyage de La Joconde suscite des critiques en France, lance une frappe préventive : (…)

  • On a parlé des risques que prenait ce tableau en quittant le Louvre. Ils sont réels bien qu’exagérés. Mais ceux qu’ont pris les gars qui débarquèrent un jour à Arromanches – sans parler de ceux qui les avaient précédés vingt-trois ans plus tôt – étaient beaucoup plus certains. Aux plus humbles d’entre eux, qui m’écoutent peut-être, je tiens à dire, sans élever la voix, que le chef-d’œuvre auquel vous rendez ce soir, Monsieur le Président, un hommage historique, est un tableau qu’ils ont sauvé.

   La presse et la télévision américaine font plus d’écho à ces derniers propos qu’aux considérations de Malraux sur l’âme, la spiritualité et Goethe. Depuis le retour du Général au pouvoir, les Américains, élites et peuple, n’ont pas l’habitude d’êtres ainsi remerciés. Enfin une bouffée d’air frais amicale. Dans ses compliments, Malraux est sincère. Il a rempli sa mission et Jackie Kennedy la sienne.

Olivier TODD, André Malraux, une vie

 

 

Au fil des mots (77) : « épices »

Curcuma

   Quand vous ouvrez la caisse qui trône près de la porte d’entrée, vous le sentez immédiatement, bien que votre cerveau ait besoin de quelques instants avant de reconnaître cette senteur subtile, légèrement amère comme la peau et presque aussi familière. 

   Effleurez-en de la main la surface, et la poudre jaune et soyeuse collera aux coussinets de votre paume et au bout de vos doigts. De la poussière d’aile de papillon.

   Puis portez votre main à votre visage. Frottez-vous-en les joues, le front, le menton. N’hésitez pas. Depuis des millénaires, depuis que le monde est monde, les épouses – et celles qui aspirent à devenir des épouses – ont fait ce même geste. Cela effacera les taches et les rides, éliminera l’âge et la graisse. Pendant des jours, votre peau rayonnera d’un éclat jaune pâle, doré.

   Chaque épice est liée à un jour particulier. Le curcuma est lié au dimanche, jour faste où la lumière grasse couleur de beurre dégouline dans les caisses, illuminant les légumes secs à faire tremper, jour où on prie les neuf planètes d’accorder amour et chance.

   Curcuma, que l’on appelle aussi halud, qui  veut dire jaune, couleur de point du jour et son de conche. Curcuma qui conserve, préserve la nourriture dans un pays de chaleur et de faim. Curcuma, épice de bon augure, qu’on met sur la tête des nouveau-nés pour leur porter bonheur, dont on saupoudre les noix de coco pour les pûjâ, avec lequel on frotte les bordures des saris de mariage.

   Mais il y a plus encore. C’est pour cela que je les choisis seulement au moment précis où la nuit se transforme en jour, ces racines bulbeuses comme de noueux doigts bruns, c’est pour cela que je les broie seulement quand Svâti, l’étoile de la foi, resplendit, incandescente, au nord.

   Quand je la tiens dans mes mains, l’épice me parle. Sa voix évoque le soir, le début du monde.

   Je suis le curcuma qui surgit de l’océan de lait que les deva et les asura barattèrent pour en faire surgir les trésors de l’univers. Je suis le curcuma qui apparut après le poison et avant le nectar et se trouve, en conséquence, entre eux.

   Oui, je chuchote en me balançant à son rythme. Oui, Curcuma, fortifiant pour les peines de cœur, onction pour les morts, espoir de renaissance.

   Ensemble nous chantons cette chanson, comme nous l’avons fait si souvent.

   Quand la femme d’Ahuja entre dans ma boutique ce matin avec des lunettes noires sur le nez, je pense tout de suite au curcuma. (…) La femme d’Ahuja a un prénom bien sûr. Lalitâ, trois syllabes liquides parfaitement adaptées à sa douce beauté. J’aimerais l’appeler par son prénom, mais comment le pourrais-je alors qu’elle ne se conçoit elle-même qu’en tant qu’épouse ?

   Cela, elle ne me l’a pas dit. Elle ne m’a pas fait de confidences. Mais je le sais comme je sais bien d’autres choses.

   Je sais par exemple qu’Ahuja est gardien sur les docks et qu’il aime bien boire un verre ou deux. Ces derniers temps, même trois ou quatre. (…)

   Il y a quatre ans de cela, un voisin bien intentionné rendit visite à sa mère et lui dit « Bahenjî, y a un garçon, tout ce qu’il y a de bien, il vit à l’étranger, il gagne des dollars américains », et sa mère a dit « Oui ». (…)

   Ahuja refuse que sa femme travaille. Ne suis-je pas assez mâle, assez mâle, assez mâle? Les mots s’entrechoquant comme des assiettes qu’on balaie du revers de la main de la table du dîner.

   Aujourd’hui, j’enveloppe ses achats, parcimonieux, comme d’habitude : masoor dâl, deux livres d’atta, un peu de jîra. Puis je la vois regarder de ses yeux noirs comme un puits où se jeter dans la vitrine en verre un hochet d’enfant argenté.

   Car ce que la femme d’Ahuja désire plus que tout, c’est un bébé. Sûrement un bébé arrangerait tout, même les interminables nuits de soupirs et de grognements, avec son poids qui la cloue sur le dos, et la chaude haleine, animale, aigre haletant au-dessus d’elle. (…) Le désir d’enfant, le plus profond des désirs, plus profond que celui de la richesse, d’un amant, ou même de la mort. Cela alourdit l’air de la boutique, l’empourpre comme avant l’orage. Cela sent le tonnerre. Met les nerfs à vif.

  Ô Lalitâ, qui n’est pas encore Lalitâ, j’ai le baume dont tu as besoin pour apaiser ta brûlure. Mais comment te le donner, si toi-même, tu n’es pas prête à t’ouvrir à l’orage ? Comment si tu ne demandes rien?

   Pour l’instant, je te donne du curcuma.

  Une poignée de curcuma enveloppée dans un morceau de vieux papier journal en murmurant au-dessus les formules de guérison, glissée dans ton sac à provisions pendant que tu ne regardes pas. La ficelle nouée en un triple nœud en forme de fleur, et dedans le curcuma doux comme du satin, de la couleur de la meurtrissure qui coule sur ta joue de dessous le bord noir de tes lunettes de soleil.   

Chitra Banerjee DIVAKARUNI, La Maîtresse des épices

Complément d’infos. Pour Dominique la Cosmique… (et pour les autres aussi!)

Au fil des mots (76) : « jalousie »

Amours fatales

   Le duc de Guise, qui avait beaucoup d’esprit et qui était fort amoureux, n’eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce que signifiait les paroles de la princesse (de Montpensier) ; il répondit avec beaucoup de respect : « J’avoue, madame, que j’ai eu tort de ne pas mépriser l’honneur d’être beau-frère de mon roi plutôt que de vous laisser soupçonner un moment que je pourrais désirer un autre cœur que le vôtre ; mais si vous voulez me faire la grâce de m’écouter, je suis assuré de me justifier auprès de vous.  » (…)

   Quoiqu’ils ne se fussent point parlé depuis si longtemps, ils se trouvèrent pourtant accoutumés ensemble et leurs cœurs se remirent aisément dans un chemin qui ne leur était pas inconnu. Ils finirent enfin cette conversation, qui laissa une sensible joie dans l’esprit du duc de Guise. La princesse n’en eut pas une petite de connaître qu’il l’aimait véritablement, mais, quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s’être laissée fléchir si aisément aux excuses du duc de Guise, sur l’embarras où elle s’allait plonger en s’engageant dans une chose qu’elle avait regardée avec tant d’horreur, et sur les effroyables malheurs où la jalousie de son mari la pouvait jeter. (…)

   Le mariage du roi avec la fille de l’empereur Maximilien remplit la cour de fêtes et de réjouissances. Le roi fit un ballet où dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beauté. Le duc d’Anjou dansait une entrée de Maures et le duc de Guise avec quatre autres, était de son entrée : leurs habits étaient tous pareils, comme l’ont accoutumé de l’être les habits de ceux qui dansent une même entrée.

   La première fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de danser et n’ayant pas encore de masque, dit quelques mots en passant à la princesse de Montpensier. Elle s’aperçut bien que le prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiétude, et, toute troublée, quelque temps après, voyant le duc d’Anjou avec son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, elle crut que c’était encore le duc de Guise et, s’approchant de lui : « N’ayez des yeux ce soir que pour Madame, lui dit-elle ; je n’en serais point jalouse ; je vous l’ordonne, on m’observe, ne m’approchez plus. » Elle se retira sitôt qu’elle eut achevé ces paroles et le duc d’Anjou en demeura accablé comme d’un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu’il avait un rival aimé. Il comprit par le nom de Madame que ce rival était le duc de Guise. La jalousie, le dépit et la rage se joignant à la haine qu’il avait déjà pour lui firent dans son âme tout ce qu’on peut imaginer de plus violent, et il eût donné sur l’heure quelque marque sanglante de son désespoir si la dissimulation qui lui était naturelle ne fût venue à son secours, et ne l’eût obligé, par des raisons puissantes, en l’état qu’étaient les choses, à ne rien entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de lui apprendre qu’il savait les secrets de son amour et, l’abordant en sortant de la salle où l’on avait dansé : « C’est trop, lui dit-il, d’oser lever les yeux jusqu’à ma sœur et de m’ôter ma maîtresse. La considération du roi m’empêche d’éclater, mais souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-être la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité. »

  La fierté du duc de Guise n’était pas accoutumée à de telles menaces. Il ne put néanmoins y répondre parce que le roi, qui sortait en ce moment, les y appela tous deux. Mais elles gravèrent dans son cœur un désir de vengeance qu’il travailla toute sa vie à satisfaire.

Madame de LAFAYETTE, Histoire de la princesse de Montpensier

Au fil des mots (75) : « Provence »

Pays âpre   

   Les hautes terres déroutent. La violence de cet endroit de Provence en a écarté les voisins et les caravanes. Il a gardé sa pureté préhistorique et c’est elle qui brusquement vous pousse sur de nouveaux chemins. On n’est jamais venu regarder la Provence d’ici. C’est pourtant d’ici qu’elle coule tout autour à partir de cet émergement nu. Plus bas que moi, dans le sud, je vois les falaises bleues de la Sainte-Baume et le vaisseau de Sainte-Victoire chargé de toiles grises ; dans l’est, près de moi, le Ventoux toujours immatériel mais qui fait gicler des jets de vent avec la pesanteur de son ombre ; au nord, les rochers de Saint-Julien ; les montagnes paysannes des Baronnies et du Nyonsais ; à l’est, les frégates toutes neuves des Alpes de Provence, avec leurs voiles d’une glace éblouissante qu’un vent éternel empèse. Dans le silence et la pureté d’ici, où rien ne se mêle, on entend le grondement de la véritable histoire. (…)

   À partir d’ici la route descend ; elle se casse deux fois, d’abord dans le col des Ayres, puis dans le col de Fontaube et brusquement elle se met à bouillonner de tous ses anneaux pliés et repliés dans les effondrements poussiéreux suspendus au-dessus de la vallée de l’Ouvèze. Elle y arrive et frappe comme un torrent gris, froid et en plein silence ; de temps en temps il regarde un peu de côté avec un œil qui semble soudain vert et peut-être aimable, mais tout de suite il cache sa tête grise et la pousse le long de son lit de schiste sous des roseaux brûlants, des saules et d’admirables peupliers-trembles qui font jaillir en eux toute la grâce de l’eau. (…)

   Les routes de tous les côtés claquent comme des longes de fouet à travers les vastes pâturages brunis de carex. De chaque côté, elles s’échappent, ondulant comme des dos de chevaux pour gagner de la hauteur, soit de l’autre côté de l’Ouvèze, vers la gauche, pour s’en aller vers les villages à travers les forêts de chênes, soit vers la droite pour sauter en étalant chaque fois son dos, de gradin en gradin, vers des ermitages ou des chapelles votives, sur le portail desquels on a gratté la trace du bouclier de Pallas et redessiné le geste des bras pour déposer dans leur courbe un enfant auréolé que la sagesse garde ainsi drôlement avec un insolite regard de Méditerranéenne cruelle ; ou vers des villages postés très haut dans de grands découverts bleus. La route qui suit l’Ouvèze commence à s’aplatir entre d’épaisses moissons. Elle croise déjà d’autres routes dont l’embranchement sent la poussière torride et le désert. Mais elle se recourbe contre le ventre des montagnes paysannes et elle remonte franchement au nord dans un pays où des villages nobles, portant de vieilles ferronneries, des porches à blasons et des couronnes de château fort, viennent s’agenouiller à côté d’elle dans le crépitement des ceps de vigne. La route est devenue comme une reine. (…) Les villages arrivent les uns après les autres près de la route. Ils en ont besoin, ils la soignent, ils vivent près d’elle ; ils dorment près d’elle ; ils ne la quittent pas. Ils l’accompagnent pendant quelque temps avec des maisons et quand elle s’en va plus loin à travers les champs, des fois encore une ferme s’approche, écarte ses arbres avec son mufle de porte ronde à marque seigneuriale et souffle sur le bord de la route sa caressante respiration pastorale. (…)

   Le vent souffle du nord et sans qu’on puisse encore comprendre l’inclinaison générale des terres, on sait qu’il descend. (…) Cette terre parle d’une force qui charrie les montagnes par-dessus les plaines. Tout est couvert de poussière de sable ; le vent la soulève en draps flottants, la fait battre dans tous les feuillages, la couche sur de larges pièces d’eau dormante où elle pleut en mille piquetages comme la pluie (…) Le mugissement appelle tout près d’ici et gronde dans toutes les directions. (…) La route ne peut voir qu’à travers des feuillages poussiéreux. Elle tourne à l’aveuglette faisant éclater des vols d’oiseaux et des brasillements de papillons. Et soudain elle est envahie par les menthes et les verveines ; le mugissement éclate sur elle si proche qu’une fine salive d’eau étoile le sable (..).

   Elle a juste le temps de retenir ses deux ornières ; le fleuve est là ! Il est là ; on le voit à travers un grillage de roseaux et sa largeur est au-dessus des roseaux, dressée comme un mur, portant des îles et un terrible mélange de muscles d’argent. De l’autre côté des roseaux, il est seul dans la magique et formidable trouée qu’il a déchirée à travers le ciel, la terre ; loin par-delà sa rive opposée, il a reculé de minuscules collines d’enfant. Ses bras nus sont couchés dans des verveines plus épaisses que la laine des moutons. Ses mains écrasent des écumes qui jaillissent en s’éclairant d’arcs de couleurs.  (…) C’est une grande route du monde. Elle dégorge au ras des plaines les squelettes brisés des blocs arrachés aux montagnes. Elle frappe des épaules dans les champs. Tout doit lui céder la place. Tout s’écarte ; tout s’ouvre. Elle serre dans ses anneaux des villes bourrées de palais. Elle traverse des déserts dont elle partage l’empire avec un soleil qui dresse entre les cyprès les tréteaux d’un théâtre de mirage. Du fond du pays, d’autres villes couronnées d’arènes écoutent son mugissement d’insaisissable taureau. Nîmes (…) se repose sous le soleil, dans une poussière que des forces souterraines font battre comme le vent qui frappe un étendard. C’est le lieu où les sources profondes enfouies sous les montagnes remontent. (…) Et la route des eaux s’en va lentement s’enfoncer dans la mer.

Jean GIONO, Rondeur des jours, nouvelles – Provence

 

Au fil des mots (74) : « remords »

Regrets courageux   

   Je regrette d’avoir critiqué, au cours de l’une de ces émissions de télévision où la dérision et le ricanement général égarent les cœurs qui flanchent, celui qui m’avait nommé au ministère de la Culture avant que nos chemins ne se séparent. Cette nomination était une chance inouïe pour moi et rien ne justifie l’ingratitude. Si l’on s’éloigne, seule compte la vertu du silence. Je me suis repris assez vite et je lui ai écrit. Il a eu l’élégance de me répondre qu’il était sensible à ma lettre d’excuses. Enfin, je ne suis pas près d’oublier le message de Marisa sur mon portable : « Frédéric, vous avez perdu la mémoire. » Je me souviens de mes vilénies et je sais gré à qui me les rappelle quand je cours le nez au vent.(…)

   Je regrette de ne pas avoir insisté pour qu’Eddy Mitchell puisse donner l’un de ses concerts d’adieux à l’Opéra Garnier comme il me l’avait demandé. L’administration du ministère et la direction de l’Opéra étaient évidemment contre : « Le rocker de variétés sur la plus prestigieuse scène française, allons, vous plaisantez, monsieur le ministre! » On loue pourtant l’Opéra pour des soirées qui ne sont pas forcément très reluisantes et Eddy Mitchell aurait bien mérité ce salut à sa longue carrière. Il ne m’en pas tenu rigueur au grand jour, mais il a dû penser que j’étais un ministre inconstant et frileux. Je ne vois pas d’inconvénients à être critiqué, mais j’en vois beaucoup à décevoir. (…)

   Je regrette de ne pas avoir su m’entendre avec Olivier Py. La situation était compliquée car il s’agissait de la direction très convoitée du théâtre de l’Europe à l’Odéon pour laquelle la candidature de Luc Bondy était la plus légitime ; on s’en mêlait partout dans un climat d’agitation détestable, mais j’aurais dû calmer le jeu et trouver le moyen de lui parler. Nos relations étaient froides et distantes, je l’admirais et il ne m’aimait pas, il me trouvait incompétent et me le faisait sentir, je le trouvais arrogant et inamical, pourtant c’était à moi de surmonter ces frictions et de gagner sa confiance. Au lieu de quoi j’ai réussi ce prodige qu’il obtienne finalement ce qu’il voulait en ayant le sentiment d’avoir été humilié publiquement. Les dommages politiques furent d’ailleurs à la mesure de mes maladresses. (…)

   Je regrette d’avoir blessé le professeur Henri Godard qui avait rédigé la remarquable note concernant Céline pour le catalogue des célébrations nationales, opuscule relativement confidentiel à l’usage de cérémonies républicaines qui ne l’étaient pas moins. En revenant brusquement sur la décision d’honorer Céline, je le plaçais dans une position désagréable, indigne de la valeur de sa contribution et de sa réputation. Ce n’était pas la décision qui était contestable à mes yeux – elle fut d’ailleurs contestée âprement -, mais la manière dont je l’ai prise, avec forfanterie pour masquer ma négligence. J’aurais dû lire le catalogue en question avec attention et prendre les devants. C’était bien mal connaître l’honnêteté et le tact de celui qui avait exposé objectivement le cas de Céline que de la désavouer inopinément et en public.  (…)

   Je regrette d’avoir limogé – il n’y a pas d’autre mot – le scientifique de grande valeur et professeur au Collège de France qui présidait une commission mandatée par le ministère de la Culture avec dévouement et compétence depuis de longues années, quelques jours après l’avoir rencontré très aimablement et sans rien lui dire du danger qui le menaçait. Je me suis comporté en l’occurrence avec la couardise et l’hypocrisie que j’avais si souvent reprochées en d’autres temps aux responsables politiques. Je sais qu’il ne me l’a pas pardonné et je ne peux que lui donner raison.

   Je regrette de ne pas avoir suffisamment soutenu les habitants de Béziers qui ne voulaient pas que l’on détruise l’ancienne poste de la ville, un des premiers bâtiments construits en béton et qui méritait d’être classé. J’aurais dû aller jusqu’au bout de mon affrontement avec le maire qui voulait le raser et, malgré les soutiens politiques de ce dernier, mettre la poste à l’abri de ses menaces. Je me suis contenté des assurances du ministère et de la préfecture, soucieux de ne pas faire de vagues en période électorale. Quand je me suis enfin réveillé, la poste avait été démolie.

   D’une manière générale, je regrette d’avoir été trop conciliant et timoré face aux risques de conflits et je sais que cette faiblesse à vouloir me faire aimer à tout prix pouvait causer beaucoup de tort à ceux qui m’aimaient vraiment ou qui à défaut me faisaient quand même confiance.

Frédéric MITTERRAND, Mes regrets sont des remords

 

 

 

Au fil des mots (73) : « sacrifiée »

Victime de son sexe   

   Les rayons obliques du soleil matinal pénétraient par la fenêtre ouverte malgré l’hiver et éclairaient un petit groupe d’hommes suants et soufflants. À la recherche du meilleur endroit pour placer un piano-forte neuf, Herr Mozart changeait tout le temps d’idée, en contraignant les portefaix à fournir le triple d’efforts tout en pestant intérieurement ; il refusait d’écouter les suggestions de Wolfgang qui restait un peu à l’écart avec une étrange expression sur le visage. Nannerl s’arrêta, interdite, sur le seuil.

    « Vous avez fait un excellent choix, Herr Mozart, disait un jeune homme efflanqué. C’est le plus beau de tous mes pianos-forte. Il vous donnera des grandes satisfactions.

  • Je vous remercie, répondit Leopold, mais il en donnera surtout à ma fille. ce sera elle, en effet, qui l’utilisera – et il la désigna avec un geste de parfait maître de cérémonie.
  • Fraülein Mozart, quel plaisir ! Je suis un de vos plus fervents admirateurs : je vous ai entendue si souvent jouer…
  • Ma fille est une excellente concertiste, cela ne fait aucun doute ; mais je suis convaincu que ce piano-forte l’aidera à donner à son existence une tournure plus appropriée… Voilà, ici au centre, c’est parfait. Arrêtez-vous maintenant. »

   Quel sens cela pouvait-il avoir d’acheter un piano-forte à la veille de la tournée en Italie ? Nannerl chercha le regard de son frère, mais celui-ci semblait très intéressé par la mécanique et avait enfourné sa tête dans la table d’harmonie. (…) Mozart ne manqua pas d’exhiber la plus large panoplie de grimaces moqueuses ont il avait le secret, et Nannerl s’approcha timidement de son père :

    « Je te remercie pour le cadeau, mais je ne comprends pas… »

   Sans se soucier d’elle, celui-ci se tourna avec vivacité vers le piano-forte. (…) Nannerl fit une nouvelle tentative :

    « Vas-tu m’expliquer enfin à quoi il va servir ?

  • Tais-toi, ma fille… Pas maintenant. 
  • Peux-tu me dire la raison d’un piano-forte ? cria-t-elle. Nous n’allons quand même pas l’emporter en Italie ! Pourquoi l’as-tu acheté justement maintenant ?
  • Toi, tu ne verras jamais l’Italie, ma petite. Tu resteras à Salzbourg avec maman et tu donneras des leçons de piano-forte. » Et avec un mince sourire : « N’as-tu pas toujours eu envie d’un piano-forte ? » (…)

    « Tu demanderas cinq florins par leçon, pas un de moins, et tu exigeras d’être payée d’avance. Cherche des élèves parmi les nobles et fais en sorte que le bruit s’en répande le plus possible. Tous les quinze jours, tu iras à la poste pour m’expédier l’argent aux adresses que je te fournirai… »

   Tandis que Leopold donnait ses instructions à son épouse, Nannerl, devant une planche à découper usée, tranchait des choux avec un couteau bien affûté en imaginant que c’était son père.

    « Ah, et trouve tout de suite une domestique à demeure ! Une femme présentable, qui puisse ouvrir la porte aux élèves et servir des rafraîchissements pendant les leçons. Elle devra donner une image d’élégance et d’aisance, car souviens-toi bien, femme : l’argent appelle l’argent. Écris aussi cela. »

   Près de sa soeur, Wolfgang faisait une mine contrite.

    « Je suis triste, Nannerl, triste à en mourir, disait-il tout bas.

  • Ne me dis pas que tu n’étais pas au courant.
  • Non, je te le jure…
  • Ne mens pas !
  • Je compte sur toi, Anna-Maria, pour être raisonnable ! » conclut Herr Mozart, puis, magnanime, il se tourna vers sa fille : « Bien entendu, tu pourras garder quelque chose de l’argent que tu gagneras. Pour t’acheter une jolie robe, par exemple. » (…)

    « Regarde un peu ce que j’ai trouvé », dit Wolfgang, en déroulant presque sous son nez un vieux parchemin couvert de griffonnages. (…)

   Nannerl lui tourna le dos. il s’assit sur le lit et lui posa la main sur l’épaule, mais elle ne réagit pas. Résigné, il enroula la feuille et la posa sur la commode.

    « J’ai essayé de le convaincre, murmura-t-il après un long soupir, mais tu sais bien que c’est une entreprise impossible. Qu’est-ce que je devrais faire ? Refuser de partir ? (…) Je ne peux pas rester en province, Nannerl. Vraiment, je ne peux pas ! Et puis… il y a aussi des questions pratiques. L’archevêque a refusé de payer papa pendant tout le temps où il sera en congé. Nous ne pouvons pas partir tous les quatre… nous n’aurions pas de quoi vivre. La vérité, c’est que… sans l’argent que tu gagneras avec tes leçons, nous ne pourrions même pas partir, papa et moi. »

Rita CHARBONNIER, La Sœur de Mozart

 

 

 

Au fil des mots (72) : « soupçon »

Anna

   Je suis allée vers lui pour sa distraction, pour cette faculté inouïe à se tenir en dehors du monde, pour son insouciance.

   Les hommes, souvent, ça se jette dans vos bras, ça vous veut tout entière, ça croit que ça a des droits, des prétentions, des exigences, ça fait mine de s’intéresser tout en remontant la main sur vos cuisses. Lui n’a même pas essayé de me séduire, de m’attacher à lui.

   Un garçon qui lit Dante en ne se passionnant que pour le football va forcément vous surprendre. Un garçon qui espère que vous ne vous appelez pas Béatrice vous annonce la couleur d’emblée : rien à attendre de lui. Un garçon qui lézarde des heures à la terrasse d’un café sans jamais lorgner votre corsage est à vous désespérer des Italiens : moi, ça m’a fait tourner la tête, tout de suite. Un garçon qui ne vous questionne sur rien parce qu’il escompte la même attitude de votre part vous promet des conversations pas ordinaires et des silences interminables. Un garçon qui ne remarque pas la robe que vous portez exprès pour lui, qui ne vous remercie pas pour le cadeau que vous lui tendez et qui oublie votre anniversaire vous distrait de l’ennui mortel des couples. Un garçon qui se refuse à vous vous fait mieux toucher du doigt l’agacement que suscitent parfois les filles. Un garçon qui ne vous fixe jamais de rendez-vous, qui ne vous annonce jamais quand vous allez le revoir, qui éteint les bougies d’un dîner aux chandelles, qui vous offre ses clés en vous priant de ne pas les utiliser, qui ne passe que trois ou quatre nuits par semaine avec vous alors que les semaines comptent, c’est bien connu, sept nuits, vous lui pardonnez tout ou alors vous prenez immédiatement vos jambes à votre cou et vous ne revenez jamais. Un garçon qui arrive à neuf heures quand vous l’attendez à huit, qui ne s’excuse pas mais qui vous sourit, qui a la bonne idée de vous inviter en vacances et vous charge de régler les détails matériels avec l’agence de voyages ne fait pas preuve de culot mais de confiance en vous et en votre affection pour lui.

   Et quand on retrouve le cadavre de ce garçon sur les berges de l’Arno, c’est qu’il n’a pas totalement renoncé à vous surprendre.

   Mais, lorsque le doute s’installe, parfois malgré vous, oui, c’est ça, contre votre volonté, ce même garçon peut-il vous sembler subitement égoïste, manipulateur, menteur, profiteur ? Lorsqu’on jette une lumière crue sur la partie du visage demeurée dans l’ombre, peut-il apparaître une difformité inquiétante, une laideur que vous n’aviez jamais aperçue jusque là ? Les adjectifs que vous employiez pour le qualifier peuvent -ils prendre un double sens ? Ce qui était charmant devient-il agaçant ? Ce qui était surprenant devient-il troublant ?

   Le garçon en question n’a-t-il pas d’abord pensé à lui, à son propre bien-être, à son confort personnel, avant toute autre considération, et notamment le vôtre, de bien-être ? Ce qui importait, à bien y réfléchir, n’était-ce pas exclusivement qu’il fût préservé, gâté, au détriment de tout le reste, et de son entourage, y compris le plus immédiat ? Cet ange, devant lequel vous fondiez ou vous prosterniez selon les jours, n’aurait-il pas abusé de sa position dominante, et tiré un peu sur l’angélisme afin d’obtenir de vous ce à quoi sa seule existence ne lui permettait pas légitimement de prétendre ? Ces sourires qu’il vous a adressés, n’était-ce pas seulement pour vous rassurer ? Et cette légendaire distraction, cette charmante ingénuité, au fond, est-ce que ça ne constituait pas une excuse idéale pour vous faire avaler d’innombrables couleuvres ? Enfin, tout son comportement n’était-il pas qu’une merveilleuse imposture, un piège dans lequel vous vous êtes précipitée, puisqu’il est vrai, depuis la nuit des temps, que les filles tombent invariablement dans les pièges que les garçons leur tendent?

   Et ces prénoms inconnus, griffonnés sur la première page des livres, n’annoncent-ils pas des découvertes effroyables ?

Philippe BESSON, Un garçon d’Italie

 

Une super nana!

Hier, je vous ai présenté l’extrait d’un livre nous dévoilant l’horreur de la guerre civile espagnole de 1936. Nous connaissons bien ce terrible conflit grâce aux témoignages de grands écrivains ayant fait partie des Brigades internationales (Malraux, Hemingway, George Orwell…) mais également grâce aux premiers photographes de guerre. Parmi eux : une femme qui prit tous les risques et en mourut.

Je vous repropose un article que j’avais écrit il y a quelque temps à ce sujet. Bonne lecture et (re)découverte !

Être inhumée au cimetière du Père-Lachaise exactement le jour de ses 27 ans en présence d’une foule de plusieurs milliers de personnes dont Aragon et Pablo Neruda, voilà le point final de la vie de Gerta  Pohorylle.

838_gettyimages-1004315622Nous sommes le 1er août 1937 et tous rendent hommage à la première femme photographe de guerre. Martyre de l’antifascisme, cette « pequeña rubia » couvrait la Guerre Civile espagnole aux côtés des Républicains.

Née à Stuttgart, elle avait déménagé avec sa famille à Leipzig où elle avait déjà tâté de la prison à cause de ses idées révolutionnaires et de distribution de tracts anti nazis. Juive d’origine polonaise, elle finit par fuir l’Allemagne. Elle ne reverra jamais sa famille. La voilà réfugiée à Paris en 1933 avec, pour survivre, un emploi de dactylo à mi-temps. Elle y fréquente également les cercles intellectuels et les militants socialistes allemands en exil. Elle finit par décrocher un poste d’assistante à l’agence Alliance-Photo.

En septembre 1934, elle est installée à la terrasse du Dôme et un jeune homme l’aborde. Il se nomme Endre Ernö Friedmann, est Hongrois et reporter-photographe. Il arrive tout juste de Berlin. Il parle très mal français et n’a pas de travail. Ils tombent immédiatement amoureux et entament une relation passionnée.
73efde0c-8137-11e8-98a9-8f8934803a67Elle contribue financièrement à son départ pour l’Espagne en proie à la guerre civile et à son retour, l’aide à développer ses négatifs, à les légender et à en assurer la vente. Elle est trilingue et possède une solide formation commerciale mais cela ne suffit pas, ces photos n’attirent pas une véritable clientèle. C’est alors qu’elle a une idée de génie  : les clichés de l’obscur juif hongrois Endre Ernö Friedmann vont devenir ceux de Robert Capa, flamboyant et mystérieux reporter américain fraîchement débarqué en Europe. L’effet est immédiat, le succès au rendez-vous. Quant à elle, ayant obtenu une carte de presse et s’étant familiarisée avec la technique photographique, elle se métamorphose en Gerda Taro.

Deux nouveaux noms et une nouvelle vie : à l’été 1936, ils partent ensemble pour l’Espagne. Ils soutiennent la cause républicaine et suivent les Brigades Internationales formées par des volontaires venus du monde entier. Puis avec leur ami Daniel Seymour dit Chim, ils témoignent de la violence des combats mais également de la vie du peuple.

On peut à cette époque faire la différence entre les clichés de Capa et ceux de Gerda Taro. Au début, lui utilise un Leica au format carré ; elle, un Rolleiflex, au format rectangulaire. Pourtant, ils sont déjà référencés au mieux « Capa et Taro » ou simplement « Capa ». Les choses se compliquent encore un peu plus quand Gerda utilise elle aussi un Leica. C’est d’ailleurs grâce à cet appareil qu’on lui attribue un surnom: « La Fille au Leica » (titre également d’un roman d’Helena Janeczek sur la vie de Gerda).

 

 

 

Le soldat qui tombe  ou Mort d’un soldat républicain (la photo la plus célèbre de la Guerre d’Espagne, de Capa) – Capa photographié par Gerda

 

Gerda photographiée par Capa

Au fil du temps et des reportages, Gerda veut conquérir son propre style de photographies : montrer la mort, la souffrance, la furie du combat sans fioritures. Capa, lui, veut l’épouser mais elle refuse. Elle repart seule en février 1937 alors que Capa reste à Paris pour préparer leur voyage commun en Chine.

Quelques photos définitivement attribuées à Gerda. Elle travailla notamment pour Ce soir (le journal du parti communiste français), Regards et LIFE

 

 « Si tes photos ne sont pas bonnes, c’est que tu n’es pas assez près », lui disait Capa.

Le 25 juillet 1937 alors qu’elle mitraille de son Leica la résistance farouche des Républicains à Brunete sur le marche-pied d’une voiture, un char la heurte et la fauche.  Ainsi meurt la première femme reporter de guerre après une carrière de seulement onze mois…

 

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Si sur le moment sa mort provoque une émotion immense, Gerda sombre rapidement dans l’oubli ou plutôt est des milliers de fois citée simplement comme la compagne (et selon les dires de celui-ci le seul véritable amour) de l' »ogre » Capa.

En effet, Capa devient rapidement le meilleur reporter de guerre du monde. Il couvre l’invasion japonaise de la Chine en 1938, la Seconde Guerre mondiale (il est le seul journaliste présent lors du Débarquement du 6 juin 1944), la Guerre d’Indochine où il meurt en 1954, ayant marché sur une mine. En 1947, il fonde avec Henri Cartier-Bresson, George Rodger et Daniel Seymour l’agence MAGNUM.

Toute la famille de Gerda ayant disparu lors de l’Holocauste, il n’y eut personne pour prendre soin de son héritage qui fut en partie englobé dans l’œuvre de Capa sauvegardée par Magnum. Il était donc presqu’impossible pendant longtemps de retrouver précisément les photos de Gerda prises lors des reportages partagés avec Capa.

Il faut attendre 1994 pour qu’Irma  Schaber « rétablisse Taro dans son rôle de photographe indépendante majeure, digne d’intérêt au-delà de sa liaison avec Capa ».

th6SJ7PBZUEt puis en 2008, surgit l’affaire dite de « la valise mexicaine ». On découvre au Mexique trois boîtes contenant 4500 négatifs, pour l’essentiel des images faites par Capa, Taro et Chim en Espagne entre l’été 1936 et mars 1939. Dans ce trésor, il y a 800 négatifs de Gerda…

Également des photos de Gerda prises par Fred Stein qui nous dévoilent une jolie jeune femme.

 

« Le mystère de la valise mexicaine »

À la déclaration de guerre, Capa doit quitter en urgence la France pour les États-Unis. Dans son studio parisien, au 37, rue Froidevaux, derrière le cimetière du Montparnasse, il laisse des boîtes contenant son travail et celui de ses amis, soit près de 4 500 négatifs et tirages de la guerre d’Espagne. Son ami Csiki Weisz, un photographe hongrois, lui aussi réfugié à Paris, les emporte à Bordeaux : « En 1939, alors que les Allemands approchaient de Paris, j’ai pris tous les négatifs de Bob et j’ai rejoint Bordeaux à vélo pour essayer d’embarquer sur un bateau à destination du Mexique. J’ai rencontré un Chilien dans la rue et je lui ai demandé de déposer les boîtes de films au consulat pour qu’elles y restent en sûreté. Il a accepté. » Puis, plus de traces des trois fameuses boîtes. Pendant près de soixante-dix ans, on les recherche inlassablement. Jusqu’à ce qu’un cinéaste mexicain les reçoive en héritage et se décide à les remettre en 2007 à l’International Center of Photography. Le trésor : 4500 négatifs dans trois boîtes scrupuleusement compartimentées en 50 cases numérotées et commentées sur l’envers du couvercle. On peut donc lire au crayon les sujets, les noms de lieux et des personnes correspondant à chaque pellicule.

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Ainsi Gerda Taro est enfin sortie de l’ombre! Pour mieux la connaître, trois livres…

 

 

 

Les villes de Stuttgart et de Leipzig, notamment, lui ont rendu hommage en donnant son nom à une école et à une place.

Au fil des mots (71): « guerre civile »

Autour de l’Alhambra   

   À Grenade, il restait un secteur qui tenait bon face aux troupes de Franco : l’Albaicín. Dans leur café situé à l’angle de l’ancien quartier mauresque, les Ramírez avaient désormais de bonnes raisons de craindre pour leur foyer et moyen de subsistance.

   En théorie, ce barrio était en mesure de se défendre tout seul. Il occupait un flanc de colline pentu et disposait même d’une douve grâce au Darro qui coulait en contrebas.

   Des barricades avaient été érigées pour bloquer l’entrée de l’Albaicín, et depuis leur point de mire élevé, les habitants y étaient en position de défendre leur « château » contre les militaires. Pendant plusieurs jours, le combat se poursuivit sans relâche, et les Ramírez virent gardes civils et gardes d’assaut être évacués, blessés.

  Radio Grenade lançait régulièrement des avertissements, rappelant que quiconque résistait à la garde d’assaut serait abattu, mais le siège se poursuivit quand même. Nul ne doutait que la détermination des résistants de l’Albaicín aurait raison de l’attaque.

   Leurs chances auraient pu être meilleures si l’armée n’avait pas déjà occupé l’Alhambra, qui les surplombait. Un après-midi, en regardant par la fenêtre, Concha vit pleuvoir les mortiers. Les balles s’abattaient sur l’Albaicín, faisaient exploser les toits et les murs. Une fois que les soldats rebelles eurent tout détruit, la poussière flotta dans les airs un moment. Quelques minutes plus tard, le vrombissement d’un avion se fit entendre et le bombardement aérien débuta. Les habitants de l’Albaicín étaient des cibles faciles.

  Pendant des heures, la résistance continua puis Concha vit un flot de personnes se déverser de la colline encore fumante. Des femmes, des enfants, des hommes âgés, portant des ballots de chiffons et d’objets sauvés de leurs maisons descendaient de la colline. Il était difficile d’entendre quoi que ce soit par-dessus le bruit des mitrailleuses qui arrosaient maintenant les toits et le grondement de l’artillerie, mais de temps en temps, dans le silence entre deux rafales, on pouvait percevoir les pleurs des enfants et les gémissements des femmes qui se précipitaient à travers les barricades. Les derniers hommes, à court de munitions et conscients que la partie était perdue, grimpèrent sur les toits et agitèrent des morceaux de tissu blanc pour signifier leur reddition. Ils avaient mené bataille avec courage mais ils savaient que les fascistes possédaient l’artillerie nécessaire pour raser toutes les maisons du barrio. Les plus chanceux parvinrent à s’échapper vers les lignes républicaines mais la majorité fut arrêtée. (…) Cinq jours après l’insurrection militaire, et une fois le bombardement de l’Albaicín achevé, le silence retomba. Les ouvriers étaient maintenant en grève, seul moyen sûr de protester. (…) 

   Au petit matin du 29 juillet, le bombardement aérien de Grenade débuta, il allait se poursuivre par intermittence jusqu’à la fin août. Le pire n’était pas la destruction gratuite de leur ville mais le fait que la plupart des habitants étaient dans le même camp que les avions républicains qui les bombardaient. (…) Les sirènes donnaient l’alerte mais même si l’arrivée des avions était annoncée, il n’y avait de toute façon nulle part où se réfugier. De temps en temps, un membre de la garde civile se retrouvait enterré sous les décombres, mais les victimes étaient surtout les habitants de Grenade inoffensifs, terrorisés par les bombardements quotidiens répétés qui semblaient augmenter chaque jour en puissance destructrice. (…)

   Des bombes étaient tombées sur la Plaza Cristo et sur l’hôtel Washington, près de l’Alhambra où des gens s’étaient réfugiés pour échapper aux mitrailleuses. Neuf personnes étaient mortes en ville ce jour-là, des femmes en majorité, et de nombreux blessés étaient à déplorer. Au moment même où ces innocents trouvaient la mort, d’autres âmes tout aussi pures étaient mises à rude épreuve. Le vrombissement des bombardiers républicains n’avait fait qu’accroître la détermination des fascistes à condamner ceux qui soutenaient encore le gouvernement. Avant même que l’encre n’ait séché sur leurs actes de sentences, leurs exécutions étaient accomplies.

   Les premiers à passer en jugement furent le gouverneur civil, Martínez, le président du conseil municipal, un avocat du nom d’Enrique Martín Forero, et deux syndicalistes, Antonio Rus Romero et José Alcantara. Entre leur présentation devant un jury le 31 juillet et leur passage en cour martiale, l’annonce de la sentence et l’exécution au coucher du soleil contre le mur du cimetière, quatre jours à peine s’écoulèrent. Pour ces hommes et pour leurs famille et amis, ce furent quatre jours de terreur et d’incrédulité. Nul ne pouvait croire que des décisions aussi arbitraires étaient prises au nom de la justice.

Victoria HISLOP, Une dernière danse

 

Saisissant portrait de la Guerre civile espagnole, ce livre permet de mieux comprendre l’histoire déchirée de ce pays, dont la société porte encore les stigmates 80 ans plus tard.

Un autre livre de cette auteure m’avait profondément marquée et m’avait fait découvrir un fait assez inimaginable au 20ème siècle…

https://nouveautempolibero.blog/2016/12/02/une-longue-et-terrible-epine/

Au fil des mots (70) : « Jugement »

Le flair d’Argyll   

   Tandis que les fonctionnaires du service chargé de la protection du patrimoine traitaient de sujets cruciaux relevant de la coopération internationale, Jonathan Argyll passait la matinée à s’occuper de choses plus terre à terre comme la gestion de stock. C’est-à-dire qu’il effectuait quelques recherches à propos de son tableau. il venait d’avoir une bonne idée. Muller n’avait-il pas affirmé que le tableau faisait partie d’une série ? Alors qui était le plus susceptible de vouloir l’acquérir que le particulier, le musée ou l’institution qui possédait les autres ? (…) Ça valait le coup de consacrer une heure ou deux à cette recherche.

   En outre, c’était l’aspect du métier qu’il préférait. Affronter des clients récalcitrants, marchander, soutirer de l’argent, tenter de déterminer si on pouvait revendre les objets en faisant un bénéfice, tout ça lui était nécessaire pour vivre de son métier, mais ne lui plaisait guère. C’était trop pragmatique. Une heure de réflexion en bibliothèque correspondait bien davantage à ses goûts. Mais par où commencer ? (…)

   Le seul élément en sa possession était le nom du peintre : Floret. (…) La peinture avait été exécutée dans les années 1780 et, sans conteste, elle était française. Aussi procéda-t-il avec ordre et méthode. En commençant par le commencement, c’est-à-dire par la grande bible de tous les historiens d’art, Thieme und Becker. Les vingt-cinq volumes, pas un de moins, en allemand, hélas ! mais il pouvait en comprendre assez pour passer à l’étape suivante.

   Floret, Jean. Künstler, gest. 1792. On y était. Liste de tableaux, tous dans des musées. Six lignes en tout, le strict minimum, en somme. Ce n’était pas un peintre qui comptait. Mais la référence le dirigea vers un article publié en 1937 dans la Gazette des beaux-arts, signé Jules Hartung ; guère plus, en fait, qu’une esquisse biographique, mais elle donnait un peu de corps au personnage. Né en 1765, il avait travaillé en France et avait été guillotiné en 1792, pour ne pas s’être montré assez révolutionnaire. D’après l’article, il l’avait bien mérité. Floret avait travaillé pour un mécène, le comte de Mirepoix, et exécuté une série de tableaux sur des sujets judiciaires. Puis, à la Révolution, il avait dénoncé son bienfaiteur et présidé à la confiscation des biens de l’aristocrate et à la ruine de la famille. Rien d’exceptionnel à cela, sans doute.

   1937, c’était loin. D’autre part, l’article ne précisait pas où étaient les tableaux, se contentant de supputer qu’ils n’étaient sûrement plus entre les mains des Mirepoix. Argyll n’était pas au bout de ses peines… Pendant le reste de la matinée, empiétant même largement sur sa pause-déjeuner afin de dénicher le moindre indice révélateur susceptible de le mettre sur le bon chemin, il parcourut des ouvrages d’histoire de l’art français, des essais sur le néoclassicisme, des guides de musée, ainsi que des annuaires répertoriant les lieux où se trouvent les oeuvres.

   Des bibliothécaires se lassaient de lui apporter ouvrage sur ouvrage lorsqu’il finit par tomber sur le bon filon. L’information capitale figurait dans un catalogue d’exposition datant seulement de l’année précédente. Le catalogue venant d’arriver à la bibliothèque, il se félicita de sa chance. Il s’agissait d’une jolie petite exposition montée dans une de ces lointaines banlieues parisiennes qui s’efforcent de se créer une identité culturelle. Mythes et maîtresses, tel était le titre de cette présentation d’œuvres hétéroclites presque uniquement liées entre elles par la date. Un zeste de classicisme, une pincée de religion, des tas de portraits et nombres de femmes du XVIIIème jouant des dryades à demi nues. Le catalogue contenait une introduction quelque peu hyperbolique sur l’imagination et le jeu dans le monde idyllique et idéalisé de la cour de France. Il aurait pu faire mieux lui-même.

   Même si la conception manquait par trop de rigueur, l’auteur fut cher au cœur d’Argyll, ne serait-ce que pour la rubrique numéro 127. « Floret, Jean », signalait-elle, de manière encourageante. « La Mort de Socrate, peint circa 1787. Volet d’une série de quatre tableaux représentant des scènes religieuses et classiques ayant toutes pour sujet un jugement. Les procès de Socrate et de Jésus constituant deux exemples où le système judiciaire n’avait pas donné une bonne image de lui-même, les jugements d’Alexandre et de Salomon, deux autres où les détenteurs du pouvoir s’étaient comportés un peu plus honorablement. Collection privée. » Suivait tout un baratin pour expliquer le contexte historique de la peinture reproduite dans le catalogue. Hélas ! aucune information concernant un éventuel acheteur souhaitant regrouper les divers tableaux. Les deux représentations d’un procès équitable n’étaient pas accessibles : Le Jugement de Salomon se trouvait à New York et Le Jugement d’Alexandre, la propriété d’un musée allemand. Bien pis :  il y avait des lustres que Le Jugement de Jésus avait disparu et on le pensait perdu. Le vieux Socrate risquait de demeurer seul… Quelle plaie !

   En outre le catalogue ne révélait pas le nom de son ancien propriétaire. Ni son adresse. Juste « Collection privée ». Non que cela ait beaucoup d’importance. Il se sentit un peu désappointé, mais c’était l’heure de déjeuner, et il devait faire des courses avant que les magasins ferment pour l’après-midi. C’était à son tour. Flavia tenait beaucoup à ce genre de choses.

   Sans aucun doute, se disait-il une heure plus tard en gravissant péniblement l’escalier, chargé de sacs en plastique remplis de bouteilles d’eau et de vin, de pâtes, de viande et de fruits, le précédent propriétaire vit en France. Peut-être devrait-il au moins vérifier ? Il pourrait alors retrouver le parcours de l’œuvre, ce qui accroît toujours un peu sa valeur. Muller n’avait-il pas affirmé que le tableau avait jadis figuré dans une collection prestigieuse? Rien de tel qu’un nom célèbre pour flatter le snobisme qui sommeille chez tant de collectionneurs…

Iain PEARS, Le Jugement dernier