Au fil des mots (42) : « passion »

Un livre de 1000 pages. Des centaines de lettres, cartes postales ou petits mots griffonnés qui témoignent d’un amour d’un autre temps, d’une étonnante dimension, d’une force (non, pas tranquille!) ; de la vie trépidante également d’un député puis d’un leader politique et enfin d’un président de la République.

Comment préférer un texte plutôt qu’un autre d’autant que François Mitterrand a souvent une plume superbe… Mon parti-pris a été celui de choisir quelques extraits au fil de ces 33 ans de correspondance, qui montrent l’évolution, les crises et la permanence d’une passion.

J’ai refeuilleté entièrement ce gros livre en tous sens, plus de quatre heures de travail mais ce furent des moments très forts, un nouvel éblouissement. Car si on peut ne pas aimer (et même détester) l’homme politique, si on peut lui reprocher cette double vie (ah ! les redresseurs de tort et autres censeurs de la morale!), comment en tant que femme ne pas se dire qu’on aurait aimé recevoir pareille correspondance? Et en tant qu’amoureuse des beaux textes, comment ne pas admirer l’intelligence, la sensibilité, le style littéraire et l’érudition de l’homme? Un Mitterrand inconnu…

Voici un tout petit, mais tout petit panorama. Il en reste des pépites à découvrir dans ce bouquin bouleversant !  Allez-y!

 

Grand amour

4 novembre 1963

   (…) Vous aurez cette lettre dans votre boîte demain mardi. Allez dès l’après-midi chez Ploix, disquaire n°38 rue Saint-Placide (un des meilleurs de Paris). Vous y trouverez un disque que j’ai retenu pour vous, à votre nom, qui s’appelle Trouvères, troubadours et grégorien éditions Studio S.M. Le septième morceau « Alléluia pour la fête de Saint-Joseph » m’a tant ravi, tandis que je l’entendais à travers une terre brulée de soleil, que je n’ai pu résister au plaisir de vous le destiner. Je n’ai pas voulu le déposer chez vous pour n’intriguer personne. Quand vous l’aurez, écoutez aussitôt, je vous en prie, cet « Alléluia ». Je crois que vous aimerez. 

   Au revoir, Anne. Je ne sais pourquoi je mets dans cette lettre, avec un oeillet Dinde de Lohia et un oeillet des dunes, un peu du parfum de notre première balade aux « Trois-Poteaux ».

   À vendredi?

François Mitterrand

Hossegor, samedi 1er août 1964

    J’ai voulu bâtir avec toi une vie d’exception.

   Par la pensée et par la passion d’aimer, j’ai voulu souder une entente que ni mon âge ni mon état ne m’autorisent à concevoir mais qu’une certitude intérieure (qui me paraît à moi-même stupéfiante, car je reste lucide) me pousse à rechercher. J’ai pourtant longtemps écarté, chassé cette perspective. (…) Confisquer ta vie ! je n’en ai sans doute ni le droit ni le pouvoir. Pourtant bouge en moi une force terrible, pourtant monte en  moi un cri de possession et, loin des fièvres et des remords, chaque fois qu’en toi s’accomplit cette pulsation nouvelle d’une vie inconnue qui t’envahit tout entière, s’imprime sur ton visage, et module ton souffle, c’est la paix qui soudain règne dans mon corps et dans mon esprit et m’accorde la splendide harmonie des bonheurs simples. (…) Tu pourras moquer, bafouer, ignorer, délaisser ma tendresse. Tu ne pourras changer cela. Et moi je saurai toute ma vie qu’Anne m’a délivré de moi-même. Par toi, Anne chérie, je communique désormais avec la splendeur des choses créées et, si peu que ce soit, avec la souveraine intelligence du créateur.

François

16 octobre 1967

Mon Anne chérie,

   Je ne pouvais plus résister à l’envie que j’avais de te téléphoner et l’annonce de la grève prochaine des P et T a précipité mon appel ! De cette audace j’ai été tellement récompensé que je recommencerai…dès demain. Quelle émotion que ta voix, là, essoufflée, venue droit du verger et colorée d’automne rouge et jaune, comme l’ampélopsis et les forêts de hêtres. Je t’imaginais avec tes bottes, le teint que donne l’air, sain à susciter les baisers sur les joues, le regard vert-bleu des jours d’innocence, la longue démarche pour chemins d’Auvergne, sous le vent, à plein ciel. Je crois bien mon Nanour que je suis amoureux de toi! 

François 

3 juillet 1970

   C’est une vague de fond, mon amour, elle nous emporte, elle nous sépare, je crie, je crie, tu m’entends au travers du fracas, tu m’aimes, je suis désespérément à toi, mais déjà tu ne me vois plus, je ne sais plus où tu es, tout le malheur du monde est en moi, il faudrait mourir mais la mer fait de nous ce qu’elle veut. Oui, je suis désespéré. Le temps reprend souffle et pied? Ô mon amour de vie profonde j’ai pu mesurer un certain ordre des souffrances. ce sera peut-être le seul mot tranquille de cette lettre : je t’aimerai jusqu’à la fin de moi, et si tu as raison de croire en Dieu, jusqu’à la fin des temps. (…)

F

Jeudi 10 février 1972

   Tu n’as pas le temps de me voir dans la journée. Je te surprendrai cependant à 15h45 en t’attendant près de ton vélo au Louvre. Une minute de joie intense, tes yeux de lumière, ton étonnement ravi. C’est ça le salut!

Latche, 16 juillet 1973

   Mon amour d’Anne,

   Je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour traverser l’opacité des choses. Mes sens sont en éveil et commencent à percevoir ce qui est le plus saisissable, le plus évident. Quand j’en arriverai au subtil, ou à la connaissance du silence, à l’odeur du vent, aux mutations de la lumière, c’est que je serai sorti de mon habit de ville pour m’intégrer à la nature. (…) Que nous sommes bêtes de nous faire mal quand le temps est si mesuré. (…) J’aimerais écrire pour toi. Tu m’inspires. Ah ! nos randonnées ! Recommençons c’est notre façon de faire notre miel.

ton François

7 janvier 1975

   Mazarine chérie,

   J’écris pour la première fois ce nom. Je suis intimidé devant ce nouveau personnage sur la terre qui est toi. Tu dors. Tu rêves. Tu vis entre Anne, le veilleur, et ce joli animal qu’on appelle le dormeur. Plus tard, tu me connaîtras. Grandis, mais pas trop vite. Bientôt tu ouvriras les yeux. Quelle surprise, le monde! Tu t’interrogeras jusqu’à la fin sur lui.

   Anne est ta maman. Tu verras qu’on ne pouvait pas choisir mieux, toi et moi.

   Je t’embrasse

François

24 février 1980, le soir

   J’étais si profondément heureux, de vous retrouver ce soir, Mazarine et toi, j’avais le corps, l’esprit, si plein de vous! Je te regardais avec amour et au début avec curiosité et un peu d’inquiétude tant tu t’es retirée en toi-même depuis, ou à peu près, notre retour de Gordes. (…) Comment se parler ainsi? Mais peu importe auprès de cette réalité : te perdre c’est la vie perdue. Imagines-tu, malgré tes colères justes – ou injustes – que depuis  quinze ans j’aurais pu connaître avec toi un tel échange si je n’avais été possédé par un amour, un grand amour?  (…) Je t’ai fait trop souffrir en ne vivant pas avec toi? Tu ne le supportes plus? De m’avoir trop aimé tu ne peux plus m’aimer? (…) Je ne m’illusionne pas. Cette crise s’ajoute à d’autres et je comprends ta lassitude. C’est trop dur d’être seule pour tant de choses importantes. Je n’ai rien à dire pour me justifier. (..) Je t’ai mal aimée toi que j’aime si fort. Mon Anne (que j’aime écrire ton nom!), Anne, mon Anne.

   Demain j’irai au quart square à 12h40, soit avec cinq minutes d’avance. Tu ne pourras pas ou tu ne voudras pas? Je viendrai quand même dans l’attente de toi, qui ne cessera pas. C’est à moi que j’offre la joie de t’attendre le coeur battant. Joie ou chagrin. (…)

   Pour terminer une déclaration : je t’aimerai jusqu’à la mort. (…)

François

Paris, le 5 août 1992

   L’Anne à qui j’écris n’a jamais cessé d’être pour moi cette jeune fille que j’aimais, il y a vingt-sept ans, à Chênehutte-les-Tuffeaux. Je la vois bleue et or. Bleue comme la Loire, l’horizon et la tapisserie de la chambre, or comme le fond des yeux quand ils s’émerveillent, comme pourrait passer du rose thé au vieil or la rose douce et orgueilleuse de notre premier matin. La rudesse de vivre n’a rien ôté de cette révélation, de cette âme à nu, comme le corps, ni de mon bonheur de t’avoir, enfin, rejointe. Je n’ai pas vu passer les ans, ni les points de repère de l’âge, puisque tu étais là, semblable à toi-même, ma jeune-fille-jeune-femme, devant moi, visage grave et beau sourire, don d’un coeur qui ne se reprend pas.

   J’éprouvais à te toucher discrètement cette nuit un bonheur, un étonnement qui n’ont pas pris une ride, une confiance de lac des profondeurs. J’épiais ton réveil. Il n’a été que tendresse, joie d’aimer.

   Et si la passion a subi d’autres fièvres, celles de la maladie, de l’usure physique, et se dissimule derrière un quart de siècle et plus d’échanges quotidiens, je sais qu’elle est là, au creux de l’âme, vivante et forte, écho toujours renouvelé des heures d’intensité, tes yeux ouverts perdus dans les miens tandis que s’accomplissaient le rite et le mystère. Je veux aujourd’hui porter témoignage, à toi seule, pour toi seule, mon amour.

   J’aime ton nom, ton visage, ton corps, ton coeur, ta voix, tes actes, et j’aime aussi ta fille, qui par-dessus le tout est également la mienne. Nous serons donc l’un près de l’autre ce soir, cette nuit. Je n’aurai pas besoin de te dire autre chose. Toi et moi réunis.

  Le rêve nous entraînera dans le secret des choses simples. Il en est une que tu dois savoir, mon Anne de Chênehutte,

c’est que je t’aime

F

Belle-Île, le 22 septembre 1995

   (…) Mon bonheur est de penser à toi et de t’aimer.

   Tu m’a toujours apporté plus. Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t’aimer davantage?

François

François MITTERRAND, Lettres à Anne • 1962-1995 • Choix

 

Au fil des mots (41) : « chat »

Choisie   

  Citadine tout à fait consentante mais d’atavisme campagnard, je n’ai jamais pu écrire à Paris.(…) Un ami me prêta sa maison aux environs de Paris et je m’y installai pour une première expérience de silence, d’écoute intérieure et d’assujettissement à l’immobilité inévitable pour qui écrit lentement et à la main. (…)

   Je passais quelques jours très studieusement installée à ma table, à côté de la fenêtre ouverte sur le jardin, à découvrir un rythme nouveau, une nouvelle manière d’être.(…) C’est lors d’un de ces premiers jours que, relevant la tête au milieu d’une page, je vis une petite silhouette jaillir du jardin et retomber sur le rebord de la fenêtre ouverte, juste à côté de moi, aussi soudainement qu’un diable sorti d’une boîte. Un petit chat gris de cinq ou six mois peut-être, et sans doute aussi surpris de ma présence que moi de son irruption, restait figé dans la position où il avait atterri, les pattes légèrement écartées, l’œil fixé sur moi. Il miaula un coup, je miaulai en retour, ce qu’il comprit fort bien, et comme je ne bougeais pas, il sauta de la fenêtre et s’aventura dans la pièce.

   Je n’avais jamais aperçu ce petit chat gris uni qui faisait maintenant le tour de la pièce, inspectant toute chose avec attention, posant délicatement sa truffe sur les sacs, le lit. Il visita posément la pièce suivante, puis revint vers moi. (…) Il s’enhardit à sauter sur la table.

   Des choses nouvelles à découvrir, à sentir, le cahier et la douceur du papier, le stylo – pas grand-chose en vérité car je n’avais acquis, en cette première expérience d’écriture, aucune manie qui encombre la table d’objets divers, mis à part un simple et précieux dictionnaire des synonymes – et finalement il me renifla, moi, frôla mon nez de sa truffe. Ce qu’il sentit n’ayant pas l’air de lui déplaire, je tendis mon visage pour qu’il puisse explorer à son aise tout ce qui l’intéressait, les cheveux, l’oreille. Puis il s’assit posément en face de moi, au beau milieu du cahier. Nous avions fait connaissance.(…)

   Il vint me rendre visite tous les jours et j’étais ravie de cette compagnie. Le matin, quand j’ouvrais la porte ou la fenêtre il apparaissait presque tout de suite, refaisait un petit tour dans les pièces comme pour s’assurer qu’on n’avait rien changé en son absence, puis il grimpait sur ma table. Je lui installai vite un coin sous la lampe avec un foulard douillet pour éviter qu’il ne se couche en travers du cahier, ce que les chats font toujours. Quand ils sont étalés un peu en dehors du papier et qu’il n’y a qu’une queue à pousser pour finir une phrase, ça va, mais si c’est le corps tout entier, c’est plus gênant.(…)

   Ma solitude n’était plus la même, et ma concentration sur mon travail d’écriture en a été modifiée. Quelle douceur d’écrire avec un chat près de soi! Comme les minutes, les heures, paraissent plus légères, plus vivantes, lorsqu’un discret ronron les accompagne. Ce simple bonheur d’être, qui n’a à compter ni avec l’effort ni avec le temps, vous console de tous les moments à vide, du manque d’inspiration. Si ça ne va pas, on s’arrête un moment, à l’unisson de cette bête tranquille. On se sent moins coupable de ne rien faire en rêvant à deux. Son débonnaire bien-être vous rassure. Il a toutes les patiences, le chat, alors pourquoi pas vous? Puis quand vous laissez de nouveau courir le stylo sur la page, il vous regarde faire, et ce beau regard paisible sur vos mots semble contenir un encouragement, une approbation, toutes les indulgences.

   Il était là. C’était bon. (…) Il restait là également à midi, tournicotant autour de moi alors que je me préparais à manger. Je pris donc l’habitude de partager mon déjeuner avec lui. Je lui donnais la moitié de ma tranche de jambon, de ma boîte de sardines – mes talents culinaires étaient très succincts à l’époque.(…)

   Le petit chat restait donc avec moi des journées entières. La voisine, interrogée par moi à son sujet, me dit qu’il vivait chez elle, oui. C’était le seul chaton gris au milieu d’une portée de cinq noir et blanc, comme les parents. Son fils l’aimait bien, celui-là… (…)

   Je remettais donc tous les soirs le petit chat dans le jardin avant de fermer ma porte en lui disant : « Allez, rentre chez toi maintenant. » J’ai tout de même l’image-souvenir d’un petit minois gris désemparé, hésitant, d’une silhouette frêle sur l’herbe, qui ne se décidait pas à partir, le dos un peu rond, la queue en point d’interrogation, piétinant sur la pointe des pattes. J’insistais alors doucement : « Allez, vas-y, rentre chez toi, c’est l’heure. » Et je refermais la porte pour aller me coucher, seule avec mes pensées tournoyantes. J’avais beaucoup à faire, à clarifier dans ma tête, avant de me laisser aller au sommeil. Je faisais le point sur ce que j’avais écrit dans la journée, sur ce que j’écrirais demain. (…)

   Environ deux semaines passèrent ainsi et un matin la voisine vint me voir. Elle parla assez longuement de choses et d’autres – phrases hachées, entrecoupées de silence, suivant la manière paysanne de ne pouvoir aborder directement le sujet qui vous amène. Je répondais poliment, étonnée de ce long échange inhabituel, car j’étais peu aguerrie à cette forme particulière de diplomatie et je crus vraiment que la conversation était terminée quand la voisine me tourna le dos pour se diriger vers la porte.

   C’est seulement sur le point d’ouvrir celle-ci qu’elle se retourna comme si quelque idée lui passait par la tête : « Ah! au fait… vous le gardez, le petit chat? » Tout à fait surprise, je l’assurai que non. « Ah, bon? » Il venait seulement me voir tous les jours et je le remettais dehors le soir qu’il rentre chez eux.

   « Mais…c’est qu’il ne vient plus du tout à la maison, vous savez. Voilà plusieurs jours qu’il n’est pas rentré, même pour manger. Et quand je suis venue nettoyer le jardin tôt ce matin, vous n’étiez pas encore levée, je l’ai vu couché en boule sur le seuil de votre porte. » Devant mon air sincèrement éberlué elle ajouta : « Puisque c’est comme ça, je crois que vous feriez mieux de le garder. »

   Il n’allait plus manger là-bas… Il dormait devant ma port en attendant que j’ouvre… Tout en assimilant ces informations, surprise et émue, j’alléguais faiblement que son fils qui l’aimait bien allait sans doute être triste de perdre ce petit chat. Elle balaya l’argument d’un geste : « Bah, pensez-vous, y’en aura d’autres ! Et puis, on n’y peut rien, hein? C’est lui qu’est parti, il a choisi. »

   Puis elle s’en fut et je restai avec ces mots : « On n’y peut rien, c’est lui qui a choisi… »

   Quelle émotion fraîche de prendre en charge la vie d’un petit animal pour la première fois! (…) D’abord, on le découvre, on le regarde, il prend forme à travers une sorte de brume d’incrédulité qui s’estompe peu à peu. De petites phrases simples vous viennent à l’esprit : « Te voilà, toi », « C’est donc toi qui vas vivre avec moi, maintenant… » On découvre délicatement, timidement, sa manière d’être, un début de caractère. On fait l’apprentissage d’échanges simples. Se rendre à l’évidence qu’un petit être tout neuf va partager votre vie occupe presque toute la journée. Il va être avec vous tous les jours, pendant des années, quelle chose extraordinaire! (…)

   Je n’en étais pas encore là quand je regardais après le départ de la fermière, la petite bête grise aux yeux d’or qui m’avait choisie, adoptée, qui s’imposait si tranquillement dans ma vie. J’assimilais l’événement, pour le coup tout à fait frappée par la manière dont les choses s’étaient passées. Je n’avais rien eu à faire, qu’à accepter. Cet animal avait surgi dans mon existence – et j’ai encore l’image précise de sa petite silhouette jaillissant soudain sur le rebord de la fenêtre, comme une apparition – exactement au moment où il le fallait, sans que j’aie eu à faire un geste, à prendre de décision, ni même à ressentir les prémices d’un désir, d’une recherche nécessaire. (…).

   Je sais que parler de destin parce qu’un malheureux chat s’est imposé à vous comme compagnon peut paraître dérisoire, voire ridicule. Non, pour moi, ce n’est pas ridicule, car il fallait que cet animal arrive dans ma vie précisément à ce moment-là pour m’aider à changer profondément.

  J’étais arrivée seule dans cette petite maison que l’on m’avait prêtée pour écrire, je repartais à deux. Cela change tout.

   Un petit animal gris, mine de rien, sans que je me méfie, était entré dans ma solitude et allait, le premier, ouvrir une brèche dans ma force, commencer à me marcher sur le cœur avec des pattes de velours…

Anny DUPEREY, Les chats de hasard 

 

 

Au fil des mots (40) : « philosophe »

Affaires et loisir

   Comme à leur première rencontre, Sénèque a donné rendez-vous à Paulinus aux thermes d’Agrippa. Il vient de sortir d’un bain froid dans l’euripus lorsque arrive son beau-père d’un pas lourd, le visage fatigué. Enveloppé dans une ample tunique de bain, il l’entraîne à l’écart et ils s’assoient sur un banc de marbre.

  • Tu as les yeux cernés, tu travailles trop, Paulinus ! lui-dit-il sur un ton plein de sollicitude.
  • La gestion de l’annone n’est pas simple. Il faut y prêter une attention constante, parer aux imprévus de la navigation, prendre garde aux malversations, tenir le budget en ordre, surveiller étroitement le tout, sinon on court à la catastrophe : mon prédécesseur a échoué et y a perdu la santé, tu le sais. 
  • Une bonne raison pour ne pas la perdre, toi. (…) Tu as des biens en Égypte, paraît-il.
  • C’est exact. Toi aussi maintenant, m’a-t-on dit?
  • Est-ce Paulina qui t’en a parlé?
  • Non, à l’annone, nous sommes simplement bien informés sur ce pays qui relève de l’empereur et nous fournit un gros pourcentage de notre blé.
  • Justement, j’ai reçu des terres en dédommagement. J’ai vécu cinq années en Égypte, mais j’ai perdu la plupart des relations que j’avais pu y nouer, excepté quelques philosophes d’Alexandrie, comme mon ami Chaeremon.
  • Tu veux que j’y envoie un de mes employés pour voir de quoi il s’agit?
  • Tu me rendrais un grand service.
  • Si ce sont des terres,comment vas-tu les exploiter? Je pourrais aussi te trouver un intendant. Ne t’inquiète pas. Je ne te présenterai pas un gredin.
  • J’en suis sûr et je te remercie.
  • Tu n’as pas à me remercier. c’est normal. Tu es l’époux de ma fille. D’ailleurs, je t’avais déjà proposé mon aide, mais…
  • J’ai refusé, c’est vrai, il ne fallait pas mal le prendre.
  • Je ne l’ai pas mal pris… En tout cas, la proposition tient toujours, et je ne pense pas seulement aux terres égyptiennes, précise Paulinus.
  • À quoi d’autre alors?
  • À des investissements commerciaux, à des prêts. (…) Il y a des opportunités, des prêts à des villes ou des provinces, comme la Britannia.

  Sénèque fait la moue :

  • Ce pays conquis par Claude ne me semble pas pacifié.
  • Il y a certes des tribus turbulentes… (…) De toute façon, il y aura beaucoup à gagner car le pays aura besoin d’argent pour réparer les dommages et se développer.(…)
  • Je retiens ce que tu me dis, Paulinus, mais ma priorité est pour le moment l’Égypte.
  • Je m’en occupe.

   Paulina écoute, non sans plaisir, Sénèque lui rapporter qu’il a chargé son père de lui trouver un intendant pour ses terres d’Égypte. (…) Elle se réjouit aussi que la distance entre son père et son mari s’atténue, bien que tant de choses les séparent. Elle s’étonne tout de même d’entendre Sénèque se soucier de l’état de santé du premier :

  • Il m’a paru très fatigué. Je le lui ai dit. Il m’a rétorqué que sa tâche était exigeante, que c’était un devoir sacré de remplir ses fonctions au mieux. Tu devrais lui en dire un mot, toi aussi… Il pourrait bien s’écrouler un jour brutalement.
  • Il est très solide, tu sais…
  • Certes, mais loin du tumulte de la Cité, je crois avoir compris qu’il est mauvais pour la santé de l’âme de vouer toute son existence au negotium, aux affaires. L’existence est courte. Il importe de réserver du temps à des activités simplement humaines.
  • Estimerais-tu qu’organiser le ravitaillement de centaines de milliers d’hommes n’est pas une activité humaine?
  • Ce n’est pas ce que je veux dire, Paulina. Un homme doit chercher à libérer son esprit des contingences du negotium. Ton père a déjà beaucoup donné, il atteint un âge où il doit rechercher un équilibre moral qu’il peut trouver dans l’otium, le loisir.
  • Il n’a pas un tempérament à se prélasser.
  • Il ne s’agit pas de se prélasser, ni d’ailleurs de se rouler dans les voluptés si chères à tant d’hommes, mais de trouver un équilibre entre la tâche à accomplir et le loisir.

   Paulina réfléchit un instant et acquiesce :

  • Tu dois avoir raison… Mais dis-moi, tu te soucies beaucoup de la santé de mon père. Est-ce pour moi?
  • Certainement, mais c’est aussi parce que j’ai de l’estime pour lui. En l’observant, j’ai constaté qu’il était généreux, et que cette générosité lui fait oublier la vitesse vertigineuse du temps.
  • Au fond, n’est-il pas pour toi  un cas à étudier?
  • Tu es bien sévère, Paulina. Tout être est pour un philosophe un cas à étudier, ce qui n’empêche pas une amitié de naître. J’ai l’intention de développer tout ce que son « cas », comme tu dis, m’inspire et je le lui dédierai. Me le reprocheras-tu?
  • Pas du tout. Au contraire.
  • Alors peux-tu me dire quels sentiments crois-tu qu’il éprouve pour moi? 

   Paulina (…) a appris à mieux connaître son père. Elle pense que, si Sénèque a pu nourrir quelque prévention non dénuée d’un certain mépris envers lui, son père éprouve à l’égard des son clarissime de gendre nul sentiment d’infériorité. Elle est convaincue que, sûr de lui-même et de ses propres capacités, il s’estime même supérieur sur le plan des actes, considérant que les spéculations intellectuelles relèvent de l’otium, ce temps de loisir et de paix qui devrait succéder plutôt que de s’opposer au negotium, temps de l’effort et d’un combat qu’il faut gagner par une tension continue. Il laisse le premier aux privilégiés de naissance, auxquels l’oisiveté en permet la pratique.

  • Je pense qu’il t’apprécie plus que tu ne le crois, mais sans doute moins en tant que philosophe qu’en tant qu’homme. Pour moi, c’est l’essentiel.

Patrick  de CAROLIS, La Dame du Palatin 

 

Wien, Wien nur du allein !

Si vous avez apprécié le texte d’hier soir (au fil des mots (39) : « maestro »), voici la réédition d’un article que j’avais posté précédemment à propos de cet auteur et de ses deux fins limiers. Vous aimez l’ambiance Mitteleuropa? Vous connaissez Vienne? Vous aimez la musique? Cette série est pour vous !

Bonne (re)découverte !

∴ 

 

En toile de fond: la mythique Vienne toujours impériale au début du XXème siècle.

En toile de fond, mais de quoi?

D’une série de polars historiques dans lesquels le médecin psychiatre Max Liebermann et l’inspecteur de police Oskar Rheinhardt, amis dans la vie, tentent d’élucider de nombreux crimes horribles et à prime abord inexplicables. La perspicacité bon enfant de l’inspecteur et la mise en pratique par le médecin des toutes nouvelles théories psychanalytiques de Freud vont faire merveille au cours d’enquêtes haletantes, sordides, étonnantes, parfois hallucinées et sanglantes.

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L’auteur Frank Tallis déroule ces histoires dans une reconstitution historique impeccable. On retrouve ici toute la minutie des détails, la recréation d’une atmosphère, la vie quotidienne. Tout s’y trouve effectivement.

Les intellectuels décontenancés ou enragés par les théories de Freud, qu’on rencontre dans son bureau derrière la fumée de ses célèbres cigares…

Les cafés et restaurants viennois. L’inspecteur est un incorrigible gourmand succombant à toutes sortes de pâtisseries alléchantes; le médecin, un grand amateur de cafés en tous genres et souvent améliorés…

 

La géographie de la ville, les fiacres, les tramways, les beaux quartiers, la banlieue sinistre, les alentours boisés, le Belvédère, le Prater, la Grande roue. Sa météo changeante, ses hivers sibériens, ses étés orageux…

La musique. Max fréquente l’opéra, Oskar aime les bals et la valse. Max est bon pianiste, Oskar a une jolie voix de baryton et une fois par semaine, ils se font une soirée musicale découvrant ensemble les lieder de Schubert, de Wolf, de Brahms, de Mahler. La vie musicale est agitée par la présence de Gustav Mahler justement, génial compositeur, chef d’orchestre et un directeur de l’opéra flamboyant et haï. Schönberg frappe aussi à la porte.

Les beaux-arts. Max visite volontiers le Palais d’exposition de la Sécession et y admire les œuvres de Klimt.

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Les codes de la société, la politesse, les mœurs, les velléités de certaines femmes intellectuelles de s’extraire de leur condition en fréquentant l’université, la révolte en douceur de Max contre les coutumes et traditions de sa famille juive.

La franc-maçonnerie, la société moderne en devenir qui étouffe sous l’étiquette et les ors de l’empire austro-hongrois, les révoltes des peuples conquis aux frontières lointaines, l’espionnage et les attentats des indépendantistes hongrois, tchèques ou polonais, les pangermanistes se saoulant de Wagner… L’anti-sémitisme banalisé et rampant qui gronde partout et annonce les drames futurs et la folie du petit caporal moustachu.

610FLb-ZAJL._UX250_.jpgAvec un style alerte, une bonne dose d’humour noir et une construction romanesque efficace, Frank Tallis nous immerge dans un monde au bord de l’explosion, « qui danse sur un volcan » mais qui fascine par son bouillonnement intellectuel et artistique, et sa frivolité vénéneuse.

J’avais personnellement dévoré les trois premiers tomes. Puis arrivée au milieu de la série, j’avais décidé de me mettre en attente, ne voulant pas brusquer le moment où il faudrait dire adieu à ces personnages attachants. Mais rien n’y a fait… j’ai tout lu!

Frank Tallis a en effet décidé de se consacrer dorénavant à la littérature fantastique.

Mais bonne nouvelle ! En cherchant quelques informations pour rédiger cette chronique, j’ai appris qu’un septième9781681776439.jpg tome allait paraître en anglais au printemps 2018. Le titre est alléchant! *

Bonne découverte à ceux qui feront le voyage littéraire dans la Mitteleuropa!

*Paru depuis en français et en poche…

 

Au fil des mots (39) : « maestro »

Extase pianistique   

    Mahler plaça le crayon avec un soin exagéré sur la carte.

  • Je sais où vous allez après les répétitions pour échafauder vos petits complots, Herr Treffen. Ce monsieur…

   Il désigna Liebermann.

  • …vous a entendu. Inutile de mentir. Vous avez été découvert.(…) Je ne veux pas vous humilier, ni faire de vous un exemple, loin de moi cette idée. Mais je tiens à diriger un orchestre composé de musiciens prêts à partager ma vision, des hommes dont je peux attendre, dans la mesure du raisonnable, une certaine loyauté.

    Treffen voulut intervenir, mais Mahler leva la main.

  • La situation déplaisante dans laquelle nous nous trouvons peut être résolue de façon civilisée et sans qu’aucun de nous en pâtisse. Je crois que vous savez comment.

   Gêné, Treffen se balança d’un pied sur l’autre et, après une longue délibération avec lui-même, à la fois difficile et douloureuse, il déclara d’une voix tendue:

  • Herr Direktor, je vous présente ma démission.
  • Accepté, dit Mahler. (…) Encore une chose, Herr Treffen. Soyez assez aimable pour informer vos complices que je n’ai pas l’intention d’entreprendre d’autre action pour l’instant. (…) Mais si jamais des événements de ce genre se reproduisaient, je ne me montrerai pas aussi indulgent.

  Alors que, jusqu’ici, Treffen était parvenu à se maîtriser, il ne put contenir son ressentiment et son amertume.

  • Ils n’ont que faire de votre magnanimité ! ricana-t-il. Vous vous croyez supérieur, hein? Touché par le génie ? Laissez-moi rire. Vous n’arrivez pas à la cheville de l’ancien directeur. Quant à vos symphonies… je préfère me taire. Vous n’êtes qu’un pathétique petit…

   Alors qu’il s’apprêtait à proférer l’insulte fatale, Mahler l’arrêta. (…)

  • Prenez garde, Herr Treffen. Si je suis pour l’instant porté à l’indulgence, cela pourrait changer, car comme vous ne le savez que trop bien, je suis sujet à des sautes d’humeur.(…)

   Défiguré par la rage, Treffen se couvrit subitement de plaques rouges sur le visage et le cou. Puis il maugréa quelques phrases inintelligibles avant de lâcher un juron et de sortir en claquant la porte à toute force, faisant vibrer les carreaux des fenêtres. (…)

   Mahler appela Przistaupinsky et commanda du thé. Quand le secrétaire revint avec un plateau où tintait la porcelaine, Liebermann remarqua tout de suite les gâteaux à l’abricot.

  • Ah ! Excellente idée, s’écria Mahler.
  • Ils viennent du Café Mozart, murmura Przistaupinsky.
  • J’espère que vous aimez les Marillenknödel, Herr Doktor?
  • Je les apprécie énormément.
  • Vous m’en voyez ravi. Je me méfie de ceux qui n’aiment pas les Marillenknödel. Ma sœur Justi est la détentrice d’une ancienne recette tout à fait remarquable.

   Mahler parlait de ces gâteaux avec la même conviction et le même enthousiasme que s’il avait loué la beauté transcendante du Liebestod de Wagner.

  • Mais le chef du Café Mozart ne se débrouille pas mal, poursuivit le maestro. N’est-ce pas Alois?
  • Absolument, Herr Doktor.

   Przistaupinsky versa le thé et servit les pâtisseries. D’un brun doré, saupoudrées de sucre glace, elles étaient encore chaudes. La fourchette de Liebermann s’enfonça dans la croûte et le gâteau s’ouvrit, révélant un abricot entier : l’incision et l’intérieur humide créaient une impression sexuelle déconcertante.

   Przistaupinsky s’éclipsa, les deux hommes parlèrent encore un peu de leur victoire sur Treffen, puis leur conversation changea d’orientation. (…)

  • Vous lisez la musique?
  • Oui, répondit Liebermann.
  • Ça vous dirait de…
  • C’est impossible, je n’oserais jamais…
  • Balivernes, répliqua Mahler en faisant de la place pour le jeune docteur sur la banquette du piano.

   Libermann obéit comme dans un rêve. Ses doigts étaient glacés et il se frotta les mains pour les réchauffer.

  • Sans doute cette partition ne vous sera pas tout à fait étrangère, poursuivit Mahler, peu conscient de la crise de confiance de son compagnon. Le thème d’introduction est tiré de mon cycle des Rückertlieder. Vous êtes prêt?

   Liebermann fixa la partition avec une telle intensité que les portées se brouillèrent. Puis il déglutit et répondit « oui » d’une voix étranglée.

   Ils commencèrent à jouer et la pièce s’emplit d’une telle beauté que Liebermann en oublia son trac. La mélodie coulait, lente et immatérielle, occupant un univers tonal à la fois extatique et d’une tristesse poignante. Liebermann n’avait jamais rien entendu de pareil, cette musique suscitait chez lui des émotions subtiles nées des profondeurs de son âme. Étrangement éloquente, elle suggérait des combats déchirants portés par une houle océanique. Si l’âme exténuée s’éloignait de l’existence temporelle, l’attrait de la paix éternelle n’était pas assez fort pour éclipser les nourritures terrestres, les souvenirs de plaisirs tout simples : le soleil sur un visage tourné vers le ciel, un sourire d’enfant, la brise matinale dans les montagnes, l’odeur des fleurs après la pluie d’été, le flamboiement de l’amour physique. L’âme s’envolait, non sans regrets, pour un monde meilleur et l’acceptation douloureuse que certaines extases seraient à jamais perdues. Le thème luttait contre une résolution perpétuellement repoussée. Puis la musique atteignit une intensité intolérable et quand vint le lent déclin de la phrase finale, Liebermann eut du mal à retenir ses larmes.

   L’âme se libérait sur un accord de fa majeur, pur et translucide, suivi d’un silence habité de résonances ineffables.

   Le directeur posa les mains sur ses genoux et se tourna vers Liebermann.

  • Eh bien, qu’en pensez-vous?

   Liebermann demeura muet.

Frank TALLIS, Petite musique de la mort

Au fil des mots (38) : « réputation »

Una bella figura come si dice in italiano!   

   Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateur de Laurence, il y avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s’avouait point homme de lettres. Il avait de l’esprit, beaucoup d’usage du monde quelque instruction et une sorte de talent. Fils d’un banquier, il avait hérité d’une fortune considérable, et ne songeait point à l’augmenter, mais ne se mettait guère en peine d’en faire un usage plus noble que d’acheter des chevaux, d’avoir des loges aux théâtres, de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes. Quoique ce ne fût ni un grand esprit, ni un grand coeur, il faut dire à son excuse qu’il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ces temps-ci. C’était un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale ; passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises qu’elles fussent ; capable de faire le mal par occasion et non par goût ; sceptique par éducation, par habitude et par ton, porté aux vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus que par nature et par choix ; du reste, critique intelligent, écrivain pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un peu de tout ; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et fréquentant la mauvaise sans effronterie ; consacrant une grande partie de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir avec luxe les célébrités. Il était bienvenu partout, et partout il était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les personnes d’un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce qu’il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était précisément ce que les gens du monde appellent un homme d’esprit, les artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule des intelligences vulgaires ; riche, on devait lui savoir gré de n’être ni un juif, ni un sot, ni un maniaque. 

   Il était de ces gens qu’on rencontre partout, que tout le monde connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il n’était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il n’eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs, point d’entreprise où il n’eût quelque influence, point de cercle dont il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n’était pas le dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le monde ; c’était un certain savoir-faire, plein d’égoïsme, exempt de passion, mêlé de vanité et soutenu d’assez d’esprit pour faire paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de l’art qu’il ne l’était en effet.

George SAND, Pauline

Par Saint-George, elle était olympique avant de Coubertin!

Je vous repropose cet article précédemment publié le 18 juin 2016 car il entre en résonance avec celui publié ce jour par Jean-Marc Onkelinx sur son blog : https://jmomusique.blog/

C’est une bien étrange histoire qui vient d’arriver à Julien Chauvin et ses amis musiciens en voulant donner à leur orchestre le nom de « Concert de la Loge Olympique », en référence à un orchestre portant ce nom en 1781 et issu de la « Société Olympique », une loge maçonnique fondée à Paris.

Au Siècle des Lumières et dans cette période pré-révolutionnaire, le Concert de la Loge Olympique était considéré comme un des meilleurs orchestres d’Europe, avait reçu la protection de Marie-Antoinette et rassembla de nombreux compositeurs fondateurs du Conservatoire de Paris (dont Cherubini). Il commanda notamment à Haydn ses six symphonies de Paris et les créa.

« La première preuve d’un succès avéré se manifeste par la commande du comte d’Ogny (1757-1790) de six symphonies destinées au répertoire du Concert de la Loge Olympique parisienne, société réputée dans toute l’Europe pour ses qualités d’exécution. En 1785 et 1786, six chefs-d’œuvre voient ainsi le jour (symphonies n° 82 à 87), inaugurant la série insurpassée des vingt-trois dernières symphonies du maître. Toutes ces compositions intéressèrent au premier chef les éditeurs français tant le public parisien montra une insatiable avidité à les entendre et les réentendre. »

Alexandre DRATWICKI, La réception des symphonies de Haydn à Paris. de nouvelles perspectives de recherche…

Aujourd’hui, Julien Chauvin, à l’instar d’autres formations spécialisées dans les interprétations historiques (Le Concert Spirituel, Les Arts Florissants, La Grande Ecurie et la chambre du roi…), a voulu donner une identité originale à son orchestre en puisant dans l’histoire de la musique durant la période révolutionnaire, dans le répertoire de la période « classique » de Haydn et de Mozart, et son choix se porta donc sur « le Concert de la Loge Olympique ».

 

(La rue est située entre la rue Royale et la rue Cambon, et donne dans la rue Saint-Honoré).

Au fil des mots (37) : « mur »

Passage périlleux  

   La barrière s’est soulevée. Dès que j’ai enjambé la ligne blanche tracée sur le sol, le garde-frontière m’a attrapé par le bras.

  • Venez par ici, vous…

   Il m’a poussé dans la bicoque en préfabriqué du poste frontalier où nous ont rejoints le flic en civil et un gradé plus âgé dont la veste militaire était ornée de plusieurs décorations. Pas de siège dans cette petite pièce étouffante, seulement une longue table devant laquelle le garde m’a fait signe de me placer. (…) J’ai pris ma respiration, tentant de réprimer la peur qui montait en moi.

  • Vous habitez Berlin-Ouest.
  • Oui.
  • Vous y faites quoi?
  • Je prépare un livre
  • Quel genre de livre?
  • Un roman.
  • Un roman sur quoi?
  • Sur mon premier grand chagrin d’amour.

Il m’a lancé un regard mauvais.(…)

  • Pourquoi êtes-vous venu de ce côté, aujourd’hui?
  • Je voulais voir une exposition à l’Altes Museum.
  • Pourquoi?
  • Parce qu’elle m’intéressait. (…)
  • N’était-ce pas plutôt pour aller voir quelqu’un?
  • Pas du tout.
  • Vous mentez.
  • Vous en avez la preuve?

   J’étais presque certain qu’ils ne m’avaient pas vu entrer dans l’immeuble de Judit et qu’ils n’avaient donc aucune piste sérieuse. (…)

  • Je sais que vous mentez, a insisté l’officier. Et je voudrais contrôler le contenu de votre sac.

   J’ai affecté un air dégagé en déposant mon fardeau sur la table. Il en a sorti un bloc-notes vierge, mon paquet de tabac et le papier à rouler, divers crayons et stylos, une édition de poche de Notre agent à La Havane, de Graham Greene, et une tablette de chocolat Ritter à moitié entamée. Après avoir tout examiné, il m’a ordonné de vider mes poches : des clés, des pièces de monnaie et mon portefeuille, dont il a retiré toutes les cartes pour les inspecter.

  • Votre veste, maintenant, et votre montre aussi.

  Le flic en civil ne me quittait pas des yeux. Je n’en menais pas large, espérant que l’enveloppe dans ma ceinture n’était pas visible, à moins, bien sûr, qu’ils ne me demandent de retirer ma chemise… L’officier a vérifié chaque poche de ma vareuse, tourné et retourné dans sa main l’Omega noire des années 50 que mon grand-père m’avait offerte quand j’étais adolescent. J’ai senti la sueur commencer à couler dans mon dos ; malgré l’aplomb que j’avais affiché jusqu’ici, la perspective d’être retenu plusieurs jours pour tentative d’espionnage, contrebande ou quelque autre prétexte me remplissait de crainte.

  • Attendez ici, a déclaré l’officier.

  Il a fourré toutes mes affaires dans mon sac et, ainsi chargé, a quitté le poste de contrôle, le flic en civil sur ses talons. Le garde est sorti après eux, verrouillant la porte derrière lui. Je suis resté seul pendant au moins deux heures – une estimation, puisqu’ils avaient aussi emporté ma montre -, assis par terre, perdu dans mes pensées. L’isolement et la privation de toute distraction constituaient une forme de torture psychologique insidieuse qui sapait rapidement le moral. Avec, en plus, l’angoisse lancinante de se demander quel sort ils étaient en train de me réserver, quelle option ils choisissaient. Et dire que Petra avait enduré et surmonté ce traitement pendant des semaines.

   Soudain, la porte s’est ouverte, me tirant de cette spirale d’incertitude. Le garde-frontière est venu à la table, a laissé tomber mon sac dessus.

  • Debout. Voici vos affaires. Vérifiez qu’il ne manque rien. – J’ai obtempéré, confirmant d’un hochement de tête que tout était là. – Remettez votre veste. Bon. Tenez, votre passeport. Vous pouvez passer.

  Une multitude de questions se bousculaient dans mon cerveau : pourquoi avaient-ils soudain conclu que je n’étais pas suspect ? Pourquoi n’étaient-ils pas allés jusqu’à la fouille au corps, s’ils pensaient que je transportais quelque chose d’important ? Quelle avait été l’attitude de Judit, au final? Mais le principal était qu’ils m’avaient laissé libre, et je n’en demandais pas plus.

  Quelques minutes plus tard, j’étais revenu dans le secteur occidental et je dévalais les escaliers de la station de Kochstrasse. Une fois sur le quai, j’ai retiré l’enveloppe de mon jean et j’ai passé une bonne partie du trajet à la lisser sur mes genoux.

   Bientôt, j’étais au pied de notre immeuble et je cherchais la clé de la porte d’en bas, qui s’est ouverte à la volée. Petra s’est jetée dans mes bras.

  • Je guettais à la fenêtre depuis un temps fou, morte d’inquiétude, a-t-elle expliqué à voix basse après un premier baiser.
  • Hé, j’ai une heure d’avance!
  • Tu l’as vue?

   Je lui ai remis la petite liasse de photos.

  • L’enveloppe était cachée sur moi, donc elle est un peu froissée…

   Allant s’asseoir sur la première marche de l’escalier, Petra s’est mise à regarder les photos une par une, étouffant un cri de ravissement ou un sanglot à chaque image de Johannes. À la fin, elle ne retenait plus ses larmes et je suis venu près d’elle pour l’enlacer.

  • Je n’aurais dû te laisser aller là-bas, a-t-elle articulé entre ses larmes. Il ne fallait pas, mais… je voulais le voir, tellement… (…) 

   À mon réveil, Petra était assise dans le lit à côté de moi, une cigarette dans une main et, dans l’autre une photo de Johannes en train de contempler avec des yeux émerveillés le ballon qu’il tenait par un fil.

Douglas KENNEDY, Cet instant-là

 

 

Au fil des mots (36): « fauteuil »

Celui qui fut « l’homme le plus insulté de France »

   Le 7 octobre 1895, un événement peu ordinaire eut lieu quai de Conti : le tsar Nicolas II, en visite officielle à Paris, vint prendre part à une séance de l’Académie française. Par ce geste, il voulait suivre, dit-il, l’exemple de son lointain ancêtre, Pierre le Grand.

   Celui-ci n’avait à vrai dire, jamais assisté à une telle réunion. Il s’était bien rendu, en mai 1717, au siège de la Compagnie, qui se trouvait en ce temps-là au palais de Louvre ; mais, comme à son habitude, il n’avait averti personne de sa venue. Deux académiciens, qui se trouvaient là par hasard, s’empressèrent de lui montrer la salle des séances ; elle était déserte ; il repartit aussitôt.

   Nicolas et son épouse, la tsarine Alexandra, voulaient assister, quant à eux, à une vraie séance, et on leur en offrit une. L’Académie était là quasiment au complet ; il n’y avait que deux absents, dont Hallemel, qui était, ce jour-là, à l’article de la mort.

   Il y eut quelques discours de bienvenue ; un poème de circonstance sans grande valeur ; puis une délibération autour d’un mot du dictionnaire : le verbe « animer ». Les académiciens rivalisèrent d’érudition, de brio et d’humour, et le tsar participa lui-même à la discussion. Il avait l’air ravi, et prêt à prolonger longtemps sa présence en ce lieu. Mais il y avait encore ce soir-là une réception en son honneur à l’Hôtel de Ville ; puis un dîner de gala à la Comédie-Française… À dix-sept heures, le ministre français des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux, tapota du doigt sur sa montre avec un geste d’excuse. Le souverain acquiesça et se leva aussitôt. Le reste de l’assistance fit de même.

   Trois semaines plus tard, on apprit le décès de Challemel. Et lorsqu’une date fut fixée pour l’élection de son successeur, on eut la surprise de voir arriver une lettre de candidature signée de ce même Hanotaux.

  Il y avait dans cette démarche quelque chose d’incongru, et même de légèrement inconvenant. Le ministre était toujours à son poste, l’un des plus prestigieux de la République. Il venait d’assister, en cette qualité, à une séance privée. N’était-il pas en train de profiter de sa position pour « forcer la porte »? À l’Académie, on n’était pas peu embarrassé. Comment lui dire « non » sans donner l’impression d’insulter le gouvernement de la France? Comment lui dire « oui » sans donner l’impression d’obéir à une injonction des autorités?

   Cela dit, le personnage avait indéniablement toutes les qualités requises. S’il s’était présenté dans d’autres circonstances, on n’aurait pas été surpris de sa candidature, on s’en serait même réjoui. C’était un historien talentueux, rigoureux dans sa recherche et élégant dans son expression. Homme de savoir, il était également un homme d’action à l’habileté reconnue ; sinon, comment aurait-il pu devenir, à quarante ans, le chef de la diplomatie française? Trop habile, maugréaient certains, qui ne parvenaient pas à s’accommoder de cette candidature intempestive.

   Vint le jour où il fallait voter. C’était le 1er avril 1897. Il y avait, à cette séance-là, deux fauteuils à pourvoir. Pour l’un, l’élection se fit au premier tour. Pour l’autre, le ministre des Affaires étrangères fut mis « en ballottage » au premier tour, au deuxième, puis au troisième ; il finit par passer, au quatrième tour, de justesse, à une voix près. Telle avait donc été la « sagacité collective » de la Compagnie : n’ayant pas apprécié la manière, elle avait tenu à manifester son agacement ; mais elle l’avait fait avec retenue, avec mesure.

   Hanotaux prit acte du petit camouflet, sans s’en formaliser, et sans en vouloir à ses confrères. Il s’installa dans son fauteuil pendant quarante-sept ans, et s’y montra bien plus assidu qu’on ne s’y attendait. Il est vrai que sa carrière politique allait bientôt s’interrompre abruptement, le contraignant à revenir à une existence tranquille, faite de recherche et d’écriture. C’est ce qui correspondait le mieux, d’ailleurs, à son tempérament comme à son talent. (…)

    Hanotaux n’a jamais été un doctrinaire ni un militant ; mais sa conception des choses n’était pas éloignée de celle des grands hommes qu’il a connus, servis et admirés. Quand, après un bref passage par le Parlement et le corps diplomatique, il devint en mai 1894, ministre des Affaires étrangères, la politique qu’il suivit prenait en compte leurs préoccupations. Cela lui assura quelques succès ; mais cela causa aussi sa perte.

Le dilemme auquel il avait dû faire face en arrivant au quai d’Orsay pourrait se résumer comme suit : engagé dans son bras de fer avec l’Allemagne, la France n’avait d’autre choix que de s’allier à l’Angleterre ; le problème, c’est que celle-ci le savait, et qu’elle en profitait. (…) Il serait resté dans les mémoires comme un grand ministre et un diplomate hors-pair si une de ses initiatives n’avait pas abouti à un échec retentissant : Fachoda.

   Les péripéties de « l’incident » sont compliquées, mais les données de base sont simples. Voulant contraindre l’Angleterre à accepter une tutelle commune sur l’Égypte, Paris eut l’idée d’envoyer un corps expéditionnaire dans le sud du Soudan, qui planta le drapeau tricolore dans une localité appelée Fachoda.(…) C’était un coup de poker auquel les Britanniques répondirent par un autre coup de poker : ils se dirent prêts à aller jusqu’à l’affrontement armé. (…) La France ne pouvait prendre le risque d’un tel conflit. Ce fut elle qui finit par céder. (…) L’opinion réagit avec rage, avec amertume, avec rancœur. Et Hanotaux qui portait une responsabilité dans cette malheureuse entreprise, fut la cible des attaques les plus virulentes. Il dut quitter le quai d’Orsay en juin 1898, laissant à son successeur le soin de réparer, tant bien que mal, les pots cassés.

   Il n’avait que quarante-quatre ans, et sa carrière politique était déjà brisée. À cause de cet incident, qui restera dans l’histoire comme une gigantesque maladresse ; et encore plus sans doute à cause d’une autre affaire, dans laquelle son rôle fut pourtant tout à fait marginal. (…) Peu d’affaires ont fait couler autant d’encre que celle qui est devenue tout simplement « l’Affaire ». (…) Dans le climat fortement polémique qui régnait en ces mois cruciaux de l’Affaire, Hanotaux en arriva à se faire détester de tous – des dreyfusards comme des antidreyfusards. (…) Il s’efforçait de se donner une image d’élévation et de sérénité, mais il ne tarda pas à comprendre qu’il était en train de perdre sur tous les fronts, et il en devint amer, et désabusé. Dans une lettre qu’il a écrite à un diplomate de sa connaissance, on peut lire : « Ces intellectuels qui, naguère encore, étaient mes collaborateurs, presque mes coreligionnaires, me sont devenus odieux. » (…)

  Gabriel Hanotaux restera longtemps sur son fauteuil, à voir défiler les hommes, les régimes et les événements. Et à écrire, abondamment sur de nombreux sujets. Le nombre de ses ouvrages dépasse la centaine.

   Il avait vécu son enfance et son adolescence sous le Second Empire ; il avait connu dans sa jeunesse la débâcle de 1870, l’invasion prussienne, la Commune de Paris, la résurrection de la République ; il allait connaître dans sa vieillesse la débâcle de 1940, l’Occupation allemande, la nouvelle mort de la République ; avant de s’éteindre paisiblement en sa quatre-vingt-onzième année, le 11 avril 1944, manquant de peu le débarquement en Normandie et la libération de Paris.

  Son successeur sera élu six mois plus tard, le 12 octobre, lors d’une réunion exceptionnelle, pour laquelle on avait dû consulter le général de Gaulle en personne.

Amin MAALOUF, Un fauteuil sur la Seine – Quatre siècles d’histoire de France

 

Au fil des mots (35) : « lecture »

Livre, lecteur, lecture : trio pour duo d’auteurs   

   La lecture est un refuge par temps de laideur – Les livres : bunkers de papier. Ils nous offrent d’échapper à cet impératif de la modernité, ce nouveau commandement des sociétés transparentes : « Être joignable. » Rester joignable est une injonction que l’on devrait réserver aux détenus en liberté conditionnelle, aux porteurs de bracelets électroniques. Lire, c’est le contraire : on se coupe, on s’isole, on s’installe dans l’histoire et, si elle vous captive, le monde peut s’écrouler. Les seules personnes joignables, ce sont l’auteur et le lecteur. L’un parle : sa voix provient parfois du fond des âges ou de très loin dans l’espace. L’autre reçoit cinq sur cinq. La communication est parfaite, ça capte ! Tout lecteur est coupable de préférer le commerce de ses petites stèles de papier au contact avec ses semblables. Le spectacle est réjouissant de ces gens enfouis dans leur livre. Ils l’ouvrent, le monde se ferme. (…)

   Lire nous confirme que la solitude est un trésor. Un livre peut changer une vie. Et dire qu’il n’y a aucune mise en garde d’inscrite sur la couverture ! Lire c’est laisser une parole s’élever dans le silence, vous traverser, vous emporter et vous laisser, métamorphosé, sur le rivage de la dernière page. Pour que cette alchimie opère, il faut être seul. (…)

   Les livres fécondent le temps – Soudain, on ouvre l’objet. Ce qu’il recèle nous attendait. Le texte se tient là, intact. Le livre appartient à la haute technologie énergétique : la pensée en puissance est accumulée entre les pages et attend l’opération de la lecture pour se libérer. Lire, c’est s’installer dans la longue durée, transformer le temps en présent continu et refuser de vivre comme ces hamsters dans leurs roues. On dirait que les modernes ne tiennent plus en place. Regardez ces e-mails que s’envoient les hommes pressés. Ils écrivent : « Je reviens vers vous afin de rebondir sur votre réaction. » Ils reçoivent les informations du monde en temps réel. Ils professent une opinion sur tout. « Bougez plus », leur intime la publicité. Ces gens-là vont finir par se faire mal. Ils feraient mieux d’affaler les voiles, de s’asseoir et d’ouvrir un livre. Le livre nous institue dans le droit de nous tenir immobile et silencieux, en sécurité, parmi la frénésie du monde. Le droit d’être inutiles et indifférents à toute autre chose qu’à la pensée d’un absent. D’ailleurs, les livres, regardez-les : ils se tiennent bien tranquilles, debout, serrés, alignés, en rang sur les étagères. mais à l’intérieur ! Quelles tempêtes ! Quels bouillonnements!

   Le pouvoir poétique des livres? – (…) La lecture offre un magasin de références infinies pour célébrer une situation, bénir une rencontre, saluer un événement au moyen d’une belle phrase, d’un vers ou un d’un aphorisme. Les hommes dotés d’une mémoire livresque excellent à ce jeu. Je me souviens d’avoir traversé les forêts de Chenonceaux et de Chambord avec un ami. Nous allions à pied sous les hautes futaies et le moindre événement amenait aux lèvres de mon compagnon des phrases imprimées en lui. Une branche oscillait, il citait Giono. Un reflet sur l’eau et c’était Bachelard. La vision d’une maison mélancolique lui évoquait Mauriac. Une jolie fille sortait d’une église, il se souvenait de Matzneff. Un mot, un fragment, surgissaient du fond de sa mémoire et éclataient à son esprit comme les bulles de gaz à la surface des tourbières. (…) Pour lui, la vie consistait à jeter des ponts de singe entre les livres et le réel. Et je me disais qu’il avait raison. Peut-être que la réalité ne suffit pas. C’est pour cela qu’on a inventé la littérature. Pour entretenir une conversation intérieure.

Sylvain TESSON, Géographie de l’instant

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