Longtemps je n’ai connu de cet homme que sa collaboration avec Richard Strauss pour l’opéra « La Femme silencieuse », puis son suicide en 1942 au Brésil.
Autre pièce du puzzle : à ma première leçon d’allemand alors le professeur faisait un tour de table pour connaître nos motivations, un petit monsieur plus très jeune et d’origine asiatique nous exposa que son but était de pouvoir écrire un jour une biographie sur cet auteur. Ce ne fut pas tant à l’époque le sujet qu’il voulait traiter qui m’impressionna mais plutôt l’immense tâche d’écrire un livre en allemand ! J’en restai là.
Enfin l’été dernier j’entrepris de lire « Mes vies secrètes » de Dominique Bona, livre dans lequel elle lui consacre le chapitre « Les fantômes du Kapuzinerberg ». Petit extrait
Je n’étais pas venue à Salzbourg pour Mozart.
Un air cinglant, humide, montait de la rivière. Enveloppée dans un long manteau, malgré mes bottes et une toque de fourrure, je déambulais en grelottant d’un bout à l’autre de la ville.(…) L’adresse que j’avais notée ne disait rien à personne. Les gens avaient l’air surpris que je pose la question, comme s’ils entendaient pour la première fois le nom d’un écrivain pourtant célèbre, l’un de leurs compatriotes. Ils me regardaient sans répondre et j’en étais pour ma peine.(…) Je suis entrée là, peut-être simplement pour m’abriter un instant du froid, et, sur une impulsion, j’ai posé à un vendeur ma sempiternelle question : « Savez-vous où est la maison de…? – Wissen Sie wo…? »
J’ai eu de la chance cette fois. Il m’a renseignée. Il a pu d’autant mieux le faire que le propriétaire du magasin, l’un des plus prospères de Salzbourg, y habitait avec sa famille. Selon le vendeur, celui-ci pourrait peut-être me la montrer. (…) Munie des explications nécessaires, je rebroussai aussitôt chemin et traversai la Salzach. La maison que je cherchais était en effet située sur l’autre rive, tout en haut d’un chemin escarpé qui menait au mont des Capucins. (…)
Le dernier réverbère, qui éclairait les arbres les plus proches, envoyait sa pâle lumière vers une maison isolée au milieu d’un grand parc. Ce ne pouvait être qu’elle : la maison que je cherchais. Je vis passer une silhouette derrière une fenêtre, à la faveur d’une lampe. Malgré son architecture de palais italien et son crépi jaune, de cette couleur qu’on appelle en Autriche le jaune de Schönbrunn, elle tenait plutôt de l’antre de sorcière surgi dans la forêt des contes. J’en étais stupéfaite, car je m’attendais à trouver une demeure raffinée et charmante, où il avait fait bon vivre, écrire et recevoir ses amis. Avec le jour finissant, elle n’en paraissait que plus austère. (…)
Je m’en éloignai comme on prend ses distances avec un lieu hanté, sûre d’y revenir le lendemain avec le propriétaire. Mais celui-ci, trop occupé avec la haute saison, se déroba, il n’avait pas de temps à me consacrer. Pour appuyer ce refus, on m’expliqua que la maison avait été complètement refaite à l’intérieur et que la décoration ne gardait plus aucune trace de son précédent propriétaire. (…)
Il doit être difficile, en effet, de faire visiter les vestiges d’une vie détruite, ceux d’une passion dévastée. L’écrivain avait été heureux dans sa maison. On l’en avait spolié. Y avait-il encore une bibliothèque comme lorsqu’il y séjournait, et dans celle-ci, des livres aussi nombreux, aussi choisis, ornés de dédicaces des plus grands écrivains européens, ses amis ? Y avait-il un piano et des partitions de musique, dont il fut collectionneur ? Y avait-il des labradors noirs, au pied du maître, près du fauteuil où il lisait et de la table où il écrivait ?
Il me paraissait impossible que toutes les traces aient été effacées de son passage dans cet ancien relais de chasse d’un archevêque, dont il avait fait une demeure hospitalière et où avaient résonné les voix de tant d’artistes majeurs de son temps. (…) Je me dirigeai vers une librairie repérée le matin même. Je demandai des livres de l’auteur que j’étais venue retrouver à Salzbourg. On m’indiqua un rayonnage, au fond de la boutique. les livres s’y trouvaient en effet, édités par Fischer Verlag, prestigieux éditeur allemand. Mais discrets, quasi invisibles, sinon cachés aux yeux d’un lecteur pressé. Ils étaient pour ainsi dire en exil, comme l’écrivain lui-même, qui ne revint jamais de sa longue errance. (…)
Alors qu’en France il est un sésame qui ouvre les coeurs, lance le dialogue et la communication, et est même devenu synonyme d’une puissante et mystérieuse fraternité, ce nom laissait ici les gens indifférents, sinon méfiants ou hostiles. (…) Cet homme que les Autrichiens avaient chassé, ils l’avaient adoré autrefois. Il avait partagé leur art voluptueux de vivre dans la Vienne des Habsbourg, leurs promenades au Prater, leurs tablées conviviales de Grinzing ou de Heiligenstadt, leur goût de la musique et des opéras. Ce monde raffiné, sensuel, il y avait eu une place prestigieuse. On l’avait honoré, respecté, tenu pour un Autrichien capital. Mais les temps avaient changé, Hitler, l’Anschluss…, les perquisitions, le pillage de sa bibliothèque…, il avait fui, il n’était jamais revenu. Et maintenant on préférait ne plus parler de lui. La complexité des sentiments autrichiens à son égard expliquait les silences lourds, les non-dits accablants qui l’entouraient. Zweig était devenu un gêneur.
Zweig, Stefan Zweig.
J’achetai Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Je découvris alors, éblouie, un peu, un tout petit peu de cet immense écrivain.
Au fil des mots (136) : « mains » – Nouveau tempo libero
Zweig, ce sont des dizaines d’ouvrages : poèmes, biographies, essais, romans et nouvelles. Et une vie faite de voyages, de rencontres, d’amitiés, de succès planétaires, d’espoir européen mais aussi de drames, d’autodafés, d’exils, de pressentiments mortifères et de suicides.
Un pessimiste dans la seconde partie de sa vie qui devint un forcené du travail afin de conserver, par le pouvoir de l’écriture, un certain goût de la vie. Il crut en l’Europe et en la raison qui devrait bien à un moment ou à un autre terrasser le mal nazi. Mal lui en prit, il fut incompris et accusé de mollesse ambiguë.
Bref c’est le parfait condensé de l’être humain qui vit une époque dorée de l’Europe se fracasser une première puis une seconde fois, il ne survivra pas à ce désastre.
Comment faire une biographie succincte d’une pareille vie ? J’avoue avoir fait un copier/coller…
Stefan Zweig (Vienne 1881- Petropolis 1942) est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien.
Fils d’un père juif et d’une mère issue d’une famille de banquiers italiens, il étudie la philosophie et l’histoire de la littérature, l’aisance financière de son milieu lui permettant de suivre ses goûts.
Avant la première guerre mondiale, il voyage en Europe, à la découverte des littératures étrangères. Il sera notamment le traducteur en allemand de Verhaeren, de Rimbaud, de Verlaine. Il effectue de longs séjours dans les capitales européennes : Berlin, Paris, Bruxelles et Londres, puis se rend ensuite en Inde, aux États-Unis et au Canada.
Il a écrit sur l’oeuvre de Tolstoï, Hölderlin, Nietzsche, Balzac, Stendhal…
Dans son journal, il se plaint de « l’inquiétude intérieure déjà intolérable » qui ne le laisse jamais en paix et le pousse à voyager.
Il s’engage dans l’armée autrichienne en 1914 mais reste un pacifiste convaincu. Durant la guerre il s’unit avec d’autres intellectuels, comme Sigmund Freud, Emile Verhaeren et Romain Rolland dans un pacifisme actif. Les souffrances et la ruine de l’Europe dont il est témoin le renforcent dans sa conviction que la défaite et la paix valent mieux que la poursuite de ce conflit.
Face à la montée du nazisme en Allemagne, il prône l’unification de l’Europe. Sa vie est bouleversée par l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Dès les premières persécutions, il quitte l’Autriche pour l’Angleterre (Bath puis Londres). Il sera naturalisé en 1940. L’année suivante, il part pour le Brésil et s’installe à Pétropolis, sur les hauteurs de Rio de Janeiro. Effondré par l’anéantissement de ses rêves pacifistes et humanistes d’union des peuples, il se donne la mort, s’empoisonnant au Véronal avec Lotte Altmann, sa seconde épouse.
La liste de ses oeuvres donne le vertige. La plus complète me semble être celle de Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Stefan_Zweig#%C5%92uvres
Parmi les centaines de documents que l’on trouve sur cet écrivain déjà mondialement adulé de son vivant, j’ai choisi de vous présenter un film dans lequel vous retrouverez la rigueur, l’intelligence et la démarche didactique de François Busnel tempérées par sa voix chaude et empathique (La Grande Librairie, France 5).
Et si vous vous dites que tout cela est bien trop lourd, voici une approche radiophonique plus coquine due à l’excellent Franck Ferrand qui vous dévoilera un Zweig parisien, jouisseur et érotique ! (Pardon pour les annonces multiples à zapper)
Me voilà au bout d’une minuscule évocation de cet ogre littéraire. Et je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour le rêve fou de mon ancien condisciple qui d’ailleurs, dans un éclair de lucidité, quitta le cours après le premier examen !
Quant à moi, j’aimerais tant un jour être capable de lire une nouvelle de Zweig dans cette superbe langue allemande qu’il chérissait et qui était la chair de sa chair.