Question de tons
MURAKAMI : Quelle est la principale différence entre, par exemple, la lecture d’une partition de Strauss et la lecture d’une partition de Mahler ?
OZAWA : Au risque de simplifier les choses outrageusement, je serais tenté de dire que, si vous avez à l’esprit la ligne de développement de la musique germanique qui part de Bach pour aboutir, via Beethoven, à Wagner, Bruckner et Brahms, vous pouvez concevoir Strauss comme son prolongement. Bien sûr, il y a ajouté de nombreux éléments ; il n’en demeure pas moins qu’il s’inscrit dans cette tradition. Or ce n’est pas le cas de Mahler qui requiert un tout autre point de vue. On touche là à son apport le plus important à l’histoire de la musique. Aucun des compositeurs de son époque, même Schoenberg et Berg, n’a fait la même chose que lui.
MURAKAMI : Comme vous l’avez dit, Mahler ouvrait d’autres perspectives que le dodécaphonisme.
OZAWA : Il utilisait le même matériau que Beethoven ou Bruckner, mais il s’en servait pour construire une musique d’un genre tout à fait différent.
MURAKAMI : Et il menait sa barque en conservant la tonalité ?
OZAWA : C’est exact. Pourtant, il lorgnait du côté de la musique atonale. C’est une évidence.
MURAKAMI : Iriez-vous jusqu’à affirmer que, à force de repousser les potentialités de la tonalité aussi loin que possible, il a fini par se méprendre sur sa signification d’ensemble?
OZAWA : Oui. Il a introduit une sorte de construction à plusieurs niveaux.
MURAKAMI : Quand il change plusieurs fois de ton à l’intérieur d’un même mouvement?
OZAWA : C’est exact. Il introduit des changements tout le temps. Et il lui arrive aussi d’utiliser deux tons simultanément.
MURAKAMI : Il ne se débarrasse pas de la tonalité, il la sape de l’intérieur, il la bouleverse de fond en comble. Et c’est en cela qu’il allait vers une musique atonale. Mais est-ce qu’il s’efforçait d’atteindre autre chose que l’atonalité du dodécaphonisme ?
OZAWA : Oui, il me semble. Il serait peut-être plus juste, le concernant, de parler de polytonalité que d’atonalité. La polytonalité, c’est l’étape qui précède immédiatement l’atonalité – elle correspond à l’utilisation simultanée de plusieurs tons, ou à des changements incessants de ton au fur et à mesure que le flux musical s’écoule. Et tout état de cause, l’atonalité que recherchait Mahler résultait d’autre chose que de la gamme chromatique à douze notes élaborée par Schoenberg et Berg. Par la suite, un compositeur comme Charles Ives a beaucoup approfondi la polytonalité.
MURAKAMI : Pensez-vous que Mahler se considérait comme un musicien d’avant-garde ?
OZAWA : Non, je ne crois pas.
MURAKAMI : En revanche, Schoenberg et Berg en étaient pleinement conscients.
OZAWA : Oh oui, tout à fait. Ils avaient leur « méthode », alors que Mahler n’en avait aucune.
MURAKAMI : Son flirt avec le chaos ne relevait donc pas d’une méthodologie, mais d’une démarche naturelle et instinctive. C’est bien cela que vous voulez dire ?
OZAWA : Oui. Et n’est-ce pas précisément en cela que réside son génie ? (…)
MURAKAMI : Mais Mahler n’a pas vraiment eu de successeur. Les plus grands auteurs de symphonies venus après lui n’étaient pas allemands mais russes, comme Chostakovitch et Prokofiev. Et les symphonies de Chostakovitch ne rappellent que très vaguement celles de Mahler.
OZAWA : Oui, je suis d’accord avec vous. La musique de Chostakovitch est très cohérente. On n’y sent pas le même genre de folie que chez Mahler.
MURAKAMI : Si Chostakovitch n’a pas laissé affleurer une forme de folie, c’est peut-être pour des raisons politiques. Quant à la musique de Mahler, elle a quelque chose de profondément anormal. Si je devais lui coller une étiquette, je la qualifierais de schizophrénique.
OZAWA : Oui, c’est vrai. L’art d’Egon Schiele est comme ça aussi. Quand j’ai découvert ses peintures, j’ai vraiment pu me rendre compte que Mahler et lui vivaient au même endroit à la même époque. Mon long séjour à Vienne m’a permis de devenir très sensible à cette atmosphère, j’y ai vécu une expérience très intéressante.
Haruki MURAKAMI, Seiji OZAWA, De la musique – Conversations






C’est en lisant cet extrait que je me rends compte du fossé abyssal dans ma culture musicale…
Dire que je n’ai pas compris un traître mot à cette analyse, et à ce dialogue, serait vraisemblablement exagéré…mais on n’en est pas loin 🤔😏. Cela dit Mahler tout comme Strauss sont parmi mes compositeurs préférés. J’aurais adoré découvrir un opéra de Mahler… En conclusion (ouf, l’honneur est sauf!) on peut apprécier la musique au plus haut point sans connaître le solfège 😉. Ton, Ton, Ton…ton!
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Être l’omnipotent directeur de l’Opéra de Vienne et ne nous avoir rien laissé de cet art, c’est frustrant. Ce livre est tout à fait lisible pour les simples amateurs que nous sommes. Je suis, comme toi, ignare en lecture de partitions! Bien des choses intéressantes sur les chefs d’orchestre évidemment, et des vérités occultées par la pression des critiques. Ce livre est passionnant! Avec le coup d’oeil japonisant en plus, ça devient succulent!
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Bon, justement…..j’avais pondu un entre-filet hier, et….abracadabra, pouf!
Disparu!
Je commence a penser que je fais une mauvaise manœuvre aux pitons, car arthrose oblige en ces temps de gris intégral, mes doigts rechignent, font les malades, les pascapables et , sans doute je pose un index ou je ne devrais pas.
Ceci dit,
Je n’ai rien compris comme de bien-entendu.
Mais ce que j’expliquais, c’est qu’il est sidérant que des japonais dissertent, à ce point, sur la musique occidentale.
Donc…..avons nous un belge ou un moldave qui dissertent sur la « grande musique « classique asiatique?
Ça existe sûrement , oui, non?
Avez vous déjà entendu de la « grande musique « japonaise ou birmane?!
Pourquoi encore et toujours est-il seulement question et diffusion de musique occidentale?
Bigrement étonnant, non?
Ou suis-je à côté de mes oreilles?
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Une musique n’est – pour moi – ni grande, ni classique, ni folklorique, ni ethnique, ni….elle EST tout simplement une expression artistique appréciée à des niveaux divers selon la sensibilité de celle ou de celui qui l’écoute. J’ai eu la chance d’assister à des concerts « de musique » mémorables en Irak, en Chine ou en Afrique du Sud (et ailleurs) et j’y ai ressenti des émotions similaires à celles que peuvent me procurer Wagner, Strauss, Verdi, Ligeti et plein d’autres ! Et comme je n’y connais rien (non plus) en solfège ni en technique d’écriture musicale, je ne disserterai pas plus longuement sur aucune d’elles 😉
Mais je trouve aussi très regrettable de ne pas avoir plus d’occasions d’en découvrir d’autres encore…sur nos ondes occidentales.
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