Histoires de clochettes

Il est bizarre, notre 1er mai, cette année… Le muguet se fait rare et la lutte contre la maladie a remplacé la lutte des classes. Quoique… avec la colossale crise économique qui pointe le bout de son nez, les syndicats ont de « beaux jours » devant eux.

Mais qu’importe. On se souhaite peut-être plus fortement encore, en ces temps incertains, tout le bonheur du monde!

Je vous repropose un petit article que j’avais écrit en 2012. L’histoire n’a pas changé!logotipo-del-colibrí-aislado-en-el-fondo-blanco-contorno-eps-ilustración-vector-139390445Bon 1er mai ! Un brin virtuel de muguet et le bonheur qui va avec pour tous, fidèles lecteurs et autres ! 

Du muguet, pourquoi du muguet, et depuis quand? Et pourquoi le 1er mai? Voyons voir… 

1732.jpegLe mois de mai a toujours été un moment charnière, célébré par différentes civilisations. Pour les Celtes, il s’agit de la fête de Beltaine, le passage de la saison sombre à la saison claire, de l’hiver au printemps en quelque sorte, qui signifie la reprise des activités, le retour dans les champs et le début des expéditions guerrières. De grands bûchers sont allumés pendant que les druides récitent des incantations. Chez les Romains, la période est encore plus festive avec le déroulement des Jeux floraux fêtant l’efflorescence de la nature dans toute son exubérance. Pendant plusieurs jours d’affilée, orgies et danses rythment la vie des Romains en l’honneur de la déesse Flore, dont la statue est représentée chargée de fleurs. Désormais, l’arrivée du mois de mai gardera cet aspect exceptionnel et festif. Au Moyen Âge, c’est celui des accordailles ou des fiançailles entre jeunes gens : on dépose les premières fleurs de la saison devant la porte de la promise, en fonction de ses qualités. À Toulouse, un grand concours de poésie prend le nom de Jeux floraux pour célébrer la langue d’oc : dès le XIVe siècle, troubadours et ménestrels rivalisent de rimes pour décrocher les premiers prix, des fleurs d’argent telles que la violette, l’églantine, le souci ou encore l’oeillet.

Églantine rouge contre muguet blanc

Le muguet pointe le bout de ses cloches à la Renaissance, lorsque le tout jeune roi Charles IX le popularise à la cour de France. La légende veut que le chevalier Louis de Girard ait offert au monarque un bouquet de cette fleur embaumante et encore assez méconnue, de retour d’une mission. Charles IX apprécie tellement la fleur qu’il décide d’en offrir à toutes les dames de la cour la veille de son sacre, le 1er mai 1561, comme gage de bonheur. Le geste s’oublia quelque peu : il faut dire que le massacre de la Saint-Barthélemy ne fut pas la marque d’un règne fort heureux et que le muguet reste une plante potentiellement toxique…

À ld-eglantine-2.jpega fin du XIXe siècle, en pleine révolution industrielle, les clochettes n’ont pas encore investi les rues. La fleur d’églantine règne en maître lors du 1er Mai : sa couleur rouge reste le signe de reconnaissance des ouvriers qui défilent sur le pavé pour réclamer l’abaissement de la journée de travail à huit heures. Pas question pour les socialistes de choisir le muguet blanc, surtout connu des Parisiens et associé depuis trop longtemps au culte de la vierge Marie fêtée au mois de mai – les clochettes symbolisant les larmes de la mère du Christ. Les fleurs d’églantine, cultivées au nord de la France, là où se déroulent les premiers rassemblements massifs d’ouvriers, deviennent naturellement le signe de reconnaissance des manifestants, et les policiers commencent à surveiller de près ces contestataires à la « boutonnière fleurie » en tête des cortèges.

muguet%20brin.jpegLe muguet symbole de la réconciliation nationale

Mais le marketing va finir par gagner la partie. Dès 1900, les couturiers distribuent des brins de muguet à toutes leurs clientes à l’occasion du 1er Mai. La fleur devient le symbole du printemps, de l’amour et des beaux jours. Elle orne peu à peu corsages et chapeaux des employées, la presse s’en mêle avec des articles pittoresques, les cartes postales se multiplient comme autant de porte-bonheur. Au même moment, la parfumerie parvient à recréer de manière artificielle sa fragrance si particulière dont les femmes raffolent. En 1910, les deux fleurs sont au coude à coude : on compare les « églantinards des boulevards », ferments de la Révolution, aux amoureux tranquilles avec leur brin de muguet. Et lorsque les jeunes filles des halles apportent leurs bouquets de clochettes au président de la République, la messe est dite : la France entière adopte rapidement les couleurs vertes et blanches d’une fleur délicate. L’églantine ne peut plus lutter contre la production quasi industrielle, notamment autour de Nantes, du nouveau symbole du 1er Mai. En 1936, un compromis est trouvé : les manifestants mettront un petit ruban rouge autour de leur brin un peu trop blanc. Cette fois, le muguet a conquis toute la France, des catholiques aux socialistes.

Au fil des mots (5) : « expert »

Petit mot d’explication à propos de ce texte : L’auteur, Frédéric Lenormand, y met en scène Voltaire en tant que fantasque détective joyeusement accompagné de sa maîtresse Émilie du Châtelet, femme libérée et grande scientifique. La petite dizaine d’enquêtes parues sont menées tambour battant avec un humour décapant, de l’auto-dérision à foison, de délicieux jeux de mots remue-méninges mais des mises en situation historiques rigoureuses. Je suis une fan inconditionnelle! En feuilletant un des tomes, je suis tombée sur ce passage qui me semble d’une extraordinaire actualité ! Il y a même Marseille et son docteur à contre-courant…

Bonne lecture à tous, bon amusement et n’hésitez pas à commenter, il y a de quoi faire!

Réunion d’experts   

       Elle (Émilie du Châtelet) n’avait pas le temps de retrouver le vrai Voltaire pour l’accompagner à cette conférence. L’idéal aurait été d’utiliser celui qu’elle avait sous la main. Il essayait l’habit de son frère devant le miroir (…) La tentatrice exigeait de lui un petit service : il (Armand Arouet, receveur des épices, janséniste et frère de Voltaire) devait l’accompagner à une réunion importante.  

  •  Pas question. Une réunion de quoi?  
  •  De médecins. Pour évoquer les moyens de se prémunir contre la peste.

  Elle n’avait pas fini sa phrase qu’il enfilait déjà son manteau (…) 

    Il n’y avait pas loin à aller, on les attendait à l’Hôtel-Dieu (…) Dans la salle Sainte-Geneviève, éclairée par des fenêtres en ogive, la séance était présidée par François Chicoyneau, éminent  savant qui avait débuté sa carrière en épousant la fille du célèbre Chirac, premier médecin du roi. Son heure de gloire avait sonné lorsque le gouvernement du roi l’avait envoyé à Marseille soigner la peste. Malgré un courage admirable, sa conviction que cette maladie n’était pas contagieuse l’avait empêché de lui opposer aucune barrière.(…) 

   À sa droite était assis frère Côme, chirurgien renommé qui avait choisi son nom de religieux par référence au saint patron de sa profession. Il avait fondé à ses frais un hospice pour les pauvres où il était passé maître dans la « taille latérale », c’est-à-dire l’ablation du calcul rénal, ce qui ne préparait pas beaucoup à contenir la peste.

     À sa gauche, Pierre-Jean Burette, soixante-dix ans, connu comme historien de l’Antiquité, avait publié nombre de mémoires sur la musique, la danse, la gymnastique, la lutte, la course et le pugilat chez les Grecs. Ses travaux du moment, une traduction du Dialogue sur la musique de Plutarque, ne prédisposaient  pas non plus à observer les bubons.

   Le Dr Jault, orientaliste et interprète, était si doué pour les langues qu’il enseignait le syriaque au Collège royal. Il regretta l’absence des médecins attachés aux Bourbons, les Silva, les Lapeyronie : les princes avaient trop peur de les voir rapporter au château des maladies de pauvres.

    Pierre Baux, second du nom, vingt-six ans, d’une famille de grands médecins nîmois, météorologue, naturaliste et astronome, était l’un des plus zélés défenseurs de l’inoculation. Au contraire de Chicoyneau, on venait de lui refuser ses titres de noblesse au motif qu’il était protestant. Il s’étonna que son confrère n’ait pas jugé utile d’appeler le Dr Bertrand, un illustre partisan de l’école contagionniste qui avait lui aussi combattu l’épidémie de peste marseillaise. La raison en était que Chicoyneau n’avait pas envie d’affronter la contradiction en plus de la peste.

     La réunion était victime de l’éclectisme qui caractérisait leur siècle.  

  • Pourquoi n’a-t-on pas recruté de vrais spécialistes? s’étonna Armand.  
  • Parce qu’ils risqueraient de s’apercevoir que ce n’est pas la peste, supposa Émilie. 

    Pierre Baux rappela que, dans Relation historique de la peste, le Dr Bertrand qui n’était pas là exposait l’idée que les épidémies étaient dues à de minuscules animaux qu’on ne voyait pas, « invisibles et si petits qu’ils éludent la vivacité des yeux les plus pénétrants ».  

  •  La peste n’est nullement épidémique! clama Chicoyneau qu’on chicanait. (…)                

      Le Dr Burette conseilla de bourrer les faux nez des médecins de feuilles de menthe : plus les herbes sentaient fort, plus elles empêchaient les pestilences d’atteindre les voies respiratoires. Car, chacun le savait, les maladies se répandaient par les odeurs. La preuve, les mal portants sentaient très mauvais, surtout quand on s’abstenait de les laver.             

  •  Et si nous distribuions du savon à tout le monde? proposa frère Côme. (…)       

    Pierre Baux mis à part, ils s’entendaient à nier l’existence de ce qu’on ne voyait pas.

  •  C’est une chose stupide à dire, encore plus à penser, s’insurgea Armand, qui avait plus de foi dans l’invisible que dans le visible.
  •  Nous sommes des savants ! dit Chicoyneau.
  •  Un savant ne fait que se méprendre de façon plus élaborée que les ignorants : il fait des erreurs plus compliquées, répliqua Armand.  
  • La cause, répondit Pierre Baux, voilà qui aurait dû susciter l’intérêt de mes confrères. 

Leurs certitudes le navraient.    

  •  Il n’est pas nécessaire d’être malveillant pour malfaire, il suffit d’être incompétent, siffla-t-il…

Frédéric LENORMAND, Docteur Voltaire et Mister Hyde (Voltaire mène l’enquête) 

 

Frédéric Lenormand, auteur prolixe que tout intéresse! Découvrez-le…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Lenormand

Au fil des mots (4): « marché »

Une nouvelle lecture partagée : bonne dégustation!

Sur les traces de Colette

    Cerises, œufs de caille, patates douces, asperges blanches à six euros le kilo, abricots charnus (érotiques), haricots verts (importés du Kenya), seaux de pivoines et de roses, grappes de tomates rouge cramoisi – et toute l’effervescence du marché couvert d’Auxerre. Les clients remplissent leurs cabas aux étals de fruits et de légumes, les dames de la ferme sont venues avec leurs paniers d’œufs. Cela pourrait être un marché en Italie ou au Portugal. Mais il suffit de faire quelques pas pour être bien sûr d’être en France. Les étals de viande sont aussi soignés que les vitrines des bijoutiers du Ponte Vecchio. Les yeux comme des soucoupes, nous regardons les dindes bridées, farcies aux pruneaux, les paupiettes de porc, les jambons roses en gelée, les poulets aux pattes noires, les rôtis dans la crépine. Je compte jusqu’à vingt sortes de terrines : poisson, foie de ceci et de cela, « campagne », légumes, volaille. Les boulangers vendent des gougères – grosses comme des balles de base-ball – des pâtés en croûte, de bonnes miches rocailleuses de pain. Le fromage à lui seul justifie un voyage en France. À côté de moi, une femme en tâte discrètement plusieurs pendant que le crémier regarde ailleurs. Elle sait, du bout du pouce, apprécier la maturité. Puis elle se penche pour examiner la croûte. Elle fait part de son choix : la meule en question est compacte comme du beurre, lisse comme une peau de bébé. Ed choisit plusieurs chèvres fermiers, ronds et gonflés, de la taille d’un gros bouton de manteau. Deux vendeurs encaissent l’argent. Je règle l’un d’eux et nous nous éloignons. Le second crie qu’il faut le payer, le premier lui répond que c’est déjà fait, et il s’ensuit une querelle de famille à laquelle personne ne prête attention.

Frances MAYES, Saveurs vagabondes, Bourgogne : un presse-papiers pour Colette

Au fil des mots (3): « gâcher »

Une nouvelle lecture partagée, bonne découverte!

Mémé

     Un poulet de mémé nous faisait trois jours ou trois repas. Rôti le dimanche midi. Froid avec de la mayonnaise le dimanche soir. En vol-au-vent le lundi soir.                                               Trois repas à quatre ou à cinq pour un poulet… un poulet de basse-cour, un poulet qui cherche sa pitance dans le sol, qui gratte avec ses pattes et pique avec son bec, un poulet qui connaît la pluie et le vent, le soleil, l’ombre, la vache, le marc de pommes et nos pétards du mois de juillet.

    Avec ton frigo vide, on mangeait bien, même un simple steak saisi à la poêle se retrouvait avec un bon morceau de beurre sur le dos, un haché d’échalote et de persil, un jet de gros sel et un tour de moulin à poivre, on se battait pour saucer la poêle avec notre bout de pain mou.

     Pour tenir le coup l’hiver, dans le froid, la pluie, le vent, lorsqu’il fallait planter des pieux, récurer une étable, couper du bois, mémé avait une arme secrète, une potion druidesque, une mixture, un feu d’artifice de sucres lents: « la Soupe au Riz », que nos oreilles distraites ont longtemps appelée « soupe pourrie ». Du riz cuit à saturation dans du lait entier cru, des pommes de terre et des tranches de pain rassis frottées à l’ail puis frites dans la poêle, une pincée de muscade, sel et poivre et au moment de servir un jaune d’oeuf et de la crème fraîche pour les plus coriaces…. Après vous pouvez camper à la belle étoile en terre Adélie.

    Rien n’était gâché, jamais.

    Une vieille poule efflanquée par son quota d’œufs pondus pour la bonne cause avait le droit de terminer sa vie dans un bain de crème, telle une Cléopâtre normande, des champignons coupés en quatre en guise de canards de bain (…)

Un terrible jour, ce principe de « on ne va pas gâcher ça » a atteint son point culminant. Nous avions mon petit frère et moi des cochons d’Inde, qui profitaient de nos vacances scolaires pour faire un stage de « réinsertion rongeurs » avec leurs cousins conils. Ils en revenaient en général toniques, boudant leur sciure urbaine et le couinement indien légèrement teinté d’accent normand… Et puis le drame est arrivé. La cage sous laquelle leur stage nature se déroulait devait être déplacée tous les matins pour avoir une nouvelle flaque d’herbe fraîche. Jusqu’ici nos cochons d’Inde comprenaient plus ou moins rapidement qu’il fallait se bouger le croupion en même temps que la cage s’ils ne voulaient pas se faire écrabouiller, visiblement un de nos amis devait penser à autre chose ou ne devait toujours pas arriver à comprendre le principe de cette cage mouvante car il s’est retrouvé coincé, le dos brisé, mort…

     « On ne va pas gâcher ça »!!!

    Au déjeuner, nous nous sommes attablés mon frère et moi devant un civet de cochon d’Inde avec carottes, pommes de terre et chipolatas que mémé nous avait cuisiné. On a chipoté notre cochon d’Inde en se regardant, pas fiers.

Philippe TORRETON, Mémé

 

Au fil des mots (2): « lumière »

Nouvelle petite lecture partagée, bonne découverte !

Cher Eugène    

    Vous avez débarqué « au milieu du peuple le plus étrange » et vous ne savez où donner de la tête. Le temps vous a semblé étroit, insuffisant pour tout voir, tout sentir, tout comprendre. Vous avez été étourdi par l’air, le ciel, les pierres, les êtres. Sur vos yeux, longtemps un voile avait été posé, une sorte de retenue dans le regard, une habitude que rien ne venait déranger (…) Ce fut en sortant de vos habitudes, en suivant votre instinct de curiosité, en voyageant, que vous vous êtes rendu à vous-même, et que vous nous avez donné le meilleur de votre œuvre. (…)

     Je vous imagine en ce début d’année 1832, jeune homme élégant et réservé, quitter votre atelier de la rue des Fossés-Saint-Germain, laissant derrière vous une lumière retenue, empêchée par un ciel gris et bas d’éclater, une lumière brève et faible à laquelle les Parisiens finissent par s’habituer. Vous sortez de ce quartier et vous vous trouvez, quelques jours après, inondé par une lumière si vive, si pleine et même brutale que vous subissez un choc. Il n’y a pas que cette clarté envahissante, il y a la nature, les couleurs et les parfums de l’herbe, des arbres, des fleurs, de la mer. Vous êtes à la fois en Méditerranée et face à l’océan Atlantique. Le ciel est haut. L’azur passe par plusieurs bleus. L’horizon est net, la population est vivante, je veux dire tumultueuse, gaie, différente de celle de votre pays. Vous êtes ailleurs, vous avez franchi la frontière de l’imaginaire. Tout cela vous étonne et va vous habiter. Ce qui se révèle à vous, ce n’est pas uniquement un pays étranger à votre culture, c’est un monde neuf et en même temps proche de ce que vous aimez dans l’Antiquité. Vous avez tout de suite écrit, noté, dessiné ce que vous voyez. Vous avez eu la prudence et l’intelligence de ne pas poser votre chevalet dans la rue, à la campagne, face à des paysans qui n’ont jamais vu de leur vie un peintre. Vous avez pris des notes et ce qui est remarquable, c’est que la pudeur vous a imposé une grande rapidité. Rien ne devait vous échapper, pas seulement les détails de ce que vous peindrez plus tard, mais aussi l’état d’esprit, l’état d’âme de ce peuple que vous découvrez.

Tahar BEN JELLOUN, Lettre à Delacroix

Tahar Ben Jelloun, immense écrivain, également peintre (toiles et vitraux)…

À demain, les amis!

Au fil des mots (1) : « trottoir »

Confinement, déconfinement? Peu importe, on finit par s’en désintéresser tellement ils nous ont fait des embrouilles pas possibles. Même si on récupère un peu de liberté à plus ou moins long terme, rien ne vaut celle qu’on trouve dans les livres : immuable ou changeante, indispensable ou frivole, mais toujours diverse. Et cette liberté, on la choisit, quel luxe!

En ce début de soirée, je furète dans mes livres. J’envisage un hypothétique rangement car il y en a partout dans la maison : des lus, des pas encore lus, des abandonnés, des haïs, des chéris, des indispensables… Quels chouettes compagnons! On se réjouit d’en lire certains, on savoure le souvenir laissé par d’autres. On est heureux d’en retrouver, on n’est bien qu’avec d’aucuns à portée de main. Comme les ami(e)s fidèles arrachés à notre affection par ce confinement brutal et qu’on rêve de retrouver!

M’est alors venue l’idée de vous présenter chaque jour un petit texte ou un extrait de texte que j’aime ou que je redécouvre au fil de mon rangement. En toute humilité, rien que pour le plaisir de partager l’amour des mots et des auteurs.

Allons-y!

Le trottoir au soleil

  • On traverse?
  • Pourquoi?
  • Pour prendre le trottoir au soleil.

   Il faisait bon dans l’ombre, on ne cherche pas la chaleur. Un vrai soir d’été. Les passant se déploient dans la contre-allée, la démarche libre, pas pressés. Avant le dîner, après? Dans la ville, on ne sait jamais. Après toutes les crispations de l’hiver, les réticences du printemps, c’est bon simplement d’étirer le corps en marchant, de sentir des ébauches de translation dans les hanches, de ne plus piquer tout droit vers le but éloigné. Ce soir, c’est là, c’est maintenant que ça se passe.

    Le trottoir au soleil, c’est beaucoup dire. Les immeubles d’en face ont déjà pris leur pouvoir bleu. Il reste des clairières, au débouché des petites rues traversières, une terrasse de café éclaboussée, et ce banc, juste au coin. On va s’installer là, jambes tendues, mains croisées sur la nuque. C’est drôle, les voitures ont allumé leurs phares, et le feu rouge se framboise au bout de l’avenue. À l’inverse des matins clairs où les bruits se détachent, la rumeur se fait basse, un coton flou. On regarde le soleil en face, et puis on ferme les paupières aux premières irisations qui se mettent à danser. C’est une éternité qui va fléchir sans mélodrame, et s’endormir, plutôt que disparaître, dans la palpable persistance du bien-être. C’est une sensation encore, ce n’est plus une idée. Le trottoir au soleil.

Philippe DELERM, Le trottoir au soleil

À demain, les amis!

À la queue leu leu, Guillaume!

Une de mes photos, que je fais paraître chaque soir depuis le début du confinement, a particulièrement attiré l’attention de mes amis de Facebook. Soit parce qu’ils connaissaient l’endroit et en raffolaient, soit parce qu’ils le découvraient…

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C’est un véritable havre de paix (même s’il y a de très nombreux promeneurs) coincé dans une partie de Liège particulièrement bruyante : entre le centre commercial de Belle-Île, la ligne de chemin de fer vers l’Allemagne  et l’autoroute vers le Luxembourg et l’est de la France. Les habitués vont diront : c’est le canal de l’Ourthe. Ils ont raison.

Mais derrière cette dénomination se cache une des ces aventures extraordinaires dont seul le génie civil est capable.

Tout démarre sous le règne de Guillaume Ier d’Orange, un souverain hollandais qui au début du 19ème siècle règne sur un territoire qui correspond aujourd’hui aux Pays-bas, à la Belgique et au Luxembourg ; un souverain qui, comme Louis XVI ou Napoléon III, est haï par une partie de ses sujets mais à qui, à l’épreuve du temps, on reconnaît bien des qualités!  Guillaume, avant d’être chassé de chez nous, avait eu le temps par exemple en 1817 de créer l’Université de Liège, notre chère Alma Mater… On peut le voir représenté dans la sublime salle académique lors de son inauguration en 1824 ainsi qu’aux murs son monographe (« W » pour Wilhelm/Guillaume).

Et ce n’est pas tout! Il jette les bases de la prospérité économique de la Wallonie en accueillant notamment John Cockerill, et améliore les voies navigables par le creusement de canaux. Des canaux, dont celui qui nous intéresse, qui relierait le Rhin à la Meuse!

Sur une carte, la distance entre le Rhin et la Meuse n’est pas très importante et relier ces deux grands fleuves a toujours fasciné. Dès l’époque romaine, on y songe avec l’empereur Claude, puis Philippe II (qui commença des travaux), Frédéric de Prusse et Napoléon… du beau monde!

Guillaume reprend l’idée dans l’optique du développement économique de la région liégeoise. On a trouvé au Luxembourg des gisements de minerai qu’on pourrait travailler dans le bassin sidérurgique nouvellement développé par Cockerill. De plus, le Luxembourg produit du bois, de la pierre et du cuir, matériaux très utiles dans les mines.

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Son projet est très original : il envisage, au lieu de creuser un canal de bout en bout, d’utiliser les rivières existantes en les canalisant : la Moselle, la Clerve, la Wiltz, le ruisseau d’Hachiville, la Sûre et l’Ourthe. De Wasserbling (banlieue de Trêves) jusqu’à Liège, confluent de l’Ourthe et de la Meuse. Plus de 300 km rythmés par 205 écluses, le tout à la queue leu leu. Le seul vrai problème se situe entre Clervaux et Houffalize au niveau de Tavigny et de son hameau Bernistap. Un canal souterrain de plus de 2 km doit être construit sous une colline.

Tout le long du canal, un chemin de halage facilitera la circulation des petites embarcations en bois que sont les Betchètes.

L’ingénieur Remi De Puydt met au point l’ensemble du projet qui démarre.  Survient le temps des Révolutions. Bon nombre d’écluses sont pourtant construites entre La Roche et Liège, le canal souterrain creusé en partie. L’ouvrage est mis en service entre Comblain-au-Pont et Angleur. Mais le chemin de fer arrive, puis la Première Guerre mondiale et on remblaie certains tronçons. La dernière partie est utilisée jusqu’en 1948.

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La partie la plus étonnante est le canal-tunnel de Bernistap.

Ci-joint un lien pour voir un sujet proposé par l’émission de la RTBF « les Ambassadeurs » : https://www.rtbf.be/embed/m?id=2496376&autoplay=0

Un roman raconte également la création de cet étrange ouvrage…

La partie la plus touristique est sans aucun doute celle entre Comblain et Liège, avec toutes ses écluses et maisons d’éclusiers, le chemin de halage étant devenu un RAvel très prisé.

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Pour se promener à pied depuis la Cité Ardente le long de ce canal au destin décidément peu commun , c’est entre Angleur et Liège que cela se passe. Et là encore bien des surprises géographiques et historiques nous y attendent ; les quartiers des Vennes et de Fétinne ayant été complètement transformés lors de l’Exposition de 1905, y compris le cours tortueux de l’Ourthe et par là même l’apparence de Liège elle-même comme nous le découvrirons dans un prochain post. Vous verrez, c’est passionnant et étonnant, et ça n’a qu’un peu plus de 100 ans!

Le lieu de promenade suggéré par ma photo se situe sur cette ancienne carte : l’Ourthe, en plus de son canal (signalé par écluse n°1), avait un bras, « le Fourchu Fossé », avec l’île aux Cochons et l’île aux Aguesses (l’île aux pies).

Allez, on se balade, vous l’avez bien mérité!

On partira de la Meuse et du quai Gloesener (juste après la Haute école polytechnique). Là se situe l’écluse n°1, la maison de l’éclusier et dans le canal des bateaux à demeure.

Nous arrivons alors au pont Marcotty , un petit goût d’Amsterdam, nous étions Hollandais à l’époque! Une deuxième partie du canal et un petit lac absolument charmant de romantisme qui correspond à l’ancien Fourchu Fossé…

On remonte toujours le canal et on trouve les pépés pêcheurs dans un site enchanteur. Oui, le centre commercial de Belle-Île est à gauche. Oui, l’autoroute est à portée de main. Oui, la ligne TGV vers l’Allemagne se voit. Et pourtant, tout est y miraculeux!

Nous voilà à notre point de départ. Avouez que l’histoire de ce lieu est étonnante… et vous verrez dans la suite de notre aventure que le quartier nous réserve d’autres métamorphoses de notre ville qu’on a peine à croire être seulement centenaires!

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Comme toujours, vous pouvez agrandir les photos en mosaïques en cliquant dessus! Bonne balade, c’est précieux par les temps qui courent!

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Elle est incontournable dans le paysage de l’art déco : la Villa Empain.

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Nous avons vu précédemment comment Louis, le second fils du mythique et richissime baron Edouard Empain, avait tenté une aventure architecturale au Québec, en y construisant un centre de loisirs révolutionnaire.

Féru d’architecture, Louis l’est depuis son plus jeune âge : il a souvent eu de longues conversations sur le sujet avec son père et il a côtoyé bon nombre d’architectes (ceux-ci, voulant développer dans les Années folles le caractère international de leur carrière, fréquentaient souvent le monde des affaires). Appréciant l’art déco, il s’intéresse également au courant moderniste du Bauhaus.

C’est dans ce contexte, alors qu’il n’a encore que 22 ans, qu’il rencontre l’architecte suisse Michel Polak, figure bien connue de l’art déco bruxellois auquel on doit notamment de nombreux hôtels et les Galeries Anspach. Polak développe de grands espaces dans un style luxueux mais classique, y mêlant une influence de la Sécession viennoise.  Empain s’entend bien avec lui et lui confie les projets de construction d’une villa à Bruxelles le long de l’avenue Franklin Roosevelt, en bordure du bois de la Cambre. La réalisation s’étend de 1931 à 1934.

Mais en 1934, Louis a déjà tourné la page de l’art déco, il lui préfère un modernisme plus radical et surtout, il s’est lancé dans l’aventure canadienne. La villa ne l’intéresse plus.

Il ne l’habitera donc jamais.

Il la cèdera à l’État belge dès 1937 avec la condition expresse qu’elle devienne exclusivement un musée : le Musée Royal des Arts décoratifs contemporains, lié à l’école de la Cambre, et sous la houlette d’une fondation Louis Empain.  La guerre met fin à ce projet, la villa étant occupée par l’armée allemande en novembre 1943.

Commence alors une série de tribulations: à la fin de la guerre, le ministre Paul-Henri Spaak, niant toutes les clauses de la donation, y installe l’ambassade d’URSS. Louis se rebiffe, récupère sa villa et y présente des expositions d’art contemporain. Puis il la vend à un industriel arménien du tabac qui, lui même, la loue à la chaîne RTL jusqu’à la fin des années 1980.

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Pauvre villa ainsi ballottée! Elle n’est pourtant pas au bout de ses peines, bien au contraire. Le vrai chemin de croix commence : abandonnée, en partie détruite et vandalisée, pillée malgré son inscription à la liste du patrimoine bruxellois à protéger en 2001. La fondation Boghossian la récupère en 2006 et entame une restauration complète jusqu’en 2010.

En 2011, la Fondation Boghossian reçoit le prix Europa Nostra pour le caractère exemplaire de la restauration. Depuis, la villa Empain est devenue le Centre d’art et de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident, où la Fondation organise des rencontres culturelles et des expositions d’art contemporain.

Les matériaux employés sont raffinés: du granit poli sur les façades, des cornières en laiton dorées à la feuille d’or, des marbres d’Escalette et de Bois Jourdan, du bois de Palu moiré des Indes, du Manilkara du Venezuela, des panneaux de ronce de Bubinga poli, du noyer et sa loupe, du palissandre et du chêne, des ferronneries, des vitraux, des mosaïques… sur quatre étages.

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Lors de notre visite, nous avons eu de la chance : la villa, ordinairement vide et d’un blanc uniforme  propice aux expositions d’art contemporain, voyait ses murs tapissés de somptueux papiers peints et était meublée sur deux étages à l’aide de meubles, de tapis, de tableaux, d’objets de design qu’aurait pu choisir Louis Empain s’il s’y était installé… un spectacle absolument fabuleux, « flamboyant »!

Cette maison l’a bien mérité : elle a été ressuscitée, elle devient vivante!

Partons à sa découverte !

Il est, comme toujours,  possible de voir « en grand » les photos en cliquant sur chacune d’elles. Sur les plans, figurent les noms des artistes dont les oeuvres meublent les différentes pièces.

Deux étages pouvaient être visités : le rez-de-chaussée et le 1er étage. Passé le couloir de l’entrée, on découvre l’immense salon de musique (n°1 sur le plan) puis toujours en avançant, on découvre la célèbre piscine….

On pivote à droite, la salle à manger (n°2) ; à gauche, le grand salon (n°3). Ambiance cossue, précieuse avec des meubles juste sublimes. La lumière baigne l’ensemble.

Revenant vers le salon de musique, on accède alors au 1er étage.

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Une chambre d’enfant (n°1) et une chambre à coucher (n°5)

Le fumoir de l’oasis (n°2) et le bureau de monsieur (n°4)

Le boudoir (n°6), le salon intime (n°7). On y trouve aussi un dressing et une salle de bain.

Les pièces sont organisées autour du fameux atrium surplombant le salon de musique. Retour au rez-de-chaussée par une élégante cage d’escalier.


Revenues au rez-de-chaussée, il nous reste à découvrir le jardin qui est constitué d’une simple pergola et de la célèbre piscine…

Un petit tour au café et à la boutique.

On sort de la villa Empain éblouies mais mises un peu KO par une certaine grandiloquence du traitement de l’espace. Nulle intimité, un sublime décor. Nous avions visité la maison Buuren le matin, deux mondes complètement opposés!

Un baron au Québec

Jouons cartes sur table :  question barons, j’appelle la célébrissime famille Empain qui en comporta sept!

Tout commence avec Edouard (1852-1929), né dans une modeste famille wallonne, médiocre étudiant mais doué en affaires comme pas possible. Il devient un des industriels les plus puissants de son temps, construisant des lignes ferroviaires partout dans le monde dont son fleuron, le métro de Paris (qui reste la propriété de la famille jusqu’à la fin de la 2ème Guerre), et créant Héliopolis, une ville nouvelle en Égypte (où il est inhumé). Sa vie est tellement romanesque qu’on aimerait que Stéphane Bern lui consacre un « Secrets d’histoire »!  Ses deux fils, Jean et Louis, se retrouvent très jeunes à la tête d’un immense empire. Jean, malgré une vie assez dissolue, maintient le cap capitaliste. Louis prend rapidement la tangente, c’est un homme austère  et mystique. Il privilégie les rapports humains et la solidarité, étant taxé par sa famille de « socialiste ».

Il est intéressant et atypique, ce Louis! S’il aime l’architecture au point de nous léguer le chef-d’œuvre qu’est la villa Empain dont nous ferons une visite originale la prochaine fois que je vous rédigerai un article, il a également un certain atavisme de créateur de ville. Son père a créé Héliopolis ; lui va partir à la découverte du Nouveau Monde, et plus particulièrement du Québec, et le marquer de son empreinte.

Il va jeter son dévolu sur des terrains autour des lacs de Sainte-Marguerite-du-lac Masson, dans les Laurentides.  Il y a sans aucun doute un certain appel de la nature mais le capitaliste reste tapi en lui : en 1934, la situation économique de la Belgique n’est pas au beau fixe, la déflation guette et dans cette situation, tout miser sur les richesses du Congo n’est pas raisonnable. Le Canada est un terrain propice aux investissements étrangers et aux profits rapides.

De 1935 à 1938, il adopte la méthode maison « Empain »: il crée des sociétés toutes reliées entre elles : réseau immobilier, tourisme, agriculture, mines, forêts et import-export. Il resserre également les liens entre la Belgique et le Canada, favorisant jusqu’à aujourd’hui l’établissement de bien des Belges au Québec.

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Louis Empain, le bâtisseur, va emmener dans cette aventure l’architecte Antoine Courtens, issu de l’école du Bauhaus et versé dans l’art Déco. Ils vont ainsi créer un « Domaine de l’Estérel » avec en prévision un aéroport, 300 résidences et 4 bâtiments principaux:

  • L’hôtel de la Pointe bleue, inauguré en 1937, situé sur un promontoire d’où partait une piste de ski alpin. Son architecture mélangeait  formes carrées, rectangulaires et arrondies avec de superbes contrastes de lignes verticales et horizontales. Le mobilier était construit en bois d’érable, également dessiné par Courtens. L’hôtel, après avoir été cédé à un promoteur immobilier,  sera malheureusement démoli en 2012.

  • Un centre sportif, quinze chalets et un nouvel hôtel « L’Estérel ». Georges Simenon y séjourna en 1946 lors de sa campagne américaine,  y écrivit « Maigret à New York » et « Trois Chambres à Manhattan », et y rencontra Denise Ouimet qui devient sa seconde épouse.

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  • Un luxueux chalet, habitation personnelle de Louis Empain (devenu ensuite une auberge de jeunesse), un hangar à hydravion et une écurie qui sont partis mystérieusement en fumée également en 2012…

  • Un Centre Commercial qui comportait deux restaurants, un cinéma, une boulangerie, un garage, une station-essence, des bureaux et une salle de réception : le premier du genre au monde avec des vitrines à la Edward Hopper!

Louis épouse en 1938 une Montréalaise, Geneviève Hone, et compte s’installer définitivement au Québec. Le domaine est une affaire prospère : la jet-set de l’époque vient de New York et de Boston en hydravion pour séjourner dans ce coin de nature tout en jouissant de bâtiments luxueux et architecturalement révolutionnaires.

Hélas, rentré en Belgique lors de la déclaration de guerre, il  est mobilisé, participe à la campagne des 18 jours et est fait prisonnier. Ses biens au Canada sont alors mis sous séquestre, certains supputant qu’il est un espion nazi et qu’il est fait prisonnier en Europe par l’armée canadienne, ce qui a été très vite reconnu comme complètement diffamatoire. Le coup est rude, Louis décide alors de liquider en 1945 toutes ses sociétés canadiennes, entraînant la ruine de certaines d’entre elles qui avaient investi des capitaux d’état. Il ne s’engagera dorénavant plus que dans des œuvres philanthropiques. Il n’empêche, de 1934 à 1939, Louis Empain a amorcé au Québec une œuvre de bâtisseur d’avant-garde.

Ce qu’il reste aujourd’hui de toute cette aventure : le centre commercial (transformé en centre culturel à une certaine époque) qu’il est urgent de réhabiliter et l’hôtel de l’Estérel couplé au club sportif transformés en l’Estérel Resort (avec des suites luxueuses, un centre de spa et une table de grand chef), des chalets, une rue Baron Empain aux villas de grand luxe très prisées…

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Louis Empain (1908-1976) consacre le reste de sa vie à notamment  Pro-Juventute, une fondation qui dans toute la Belgique vient en aide à l’enfance et à la jeunesse.

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Delius, Le Domaine des Laurentides (dessin)

 

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La maison d’Alice et de David

Leur adresse n’est un secret pour personne : Monsieur et madame Van Buuren 41, avenue Léo Errera 1180 Bruxelles (Uccle). La maison est discrète quoique d’un style « Amsterdam » peu habituel dans la capitale belge. 

Ceci explique peut-être cela : David était Hollandais. Né à Gouda en 1886 d’une famille d’éditeurs de livres d’art et d’antiquaires, il tente d’abord des études d’architecture puis opte pour une formation financière. Ayant déménagé à Bruxelles, il devient employé à la banque du Baron Cassel et y rencontre la jeune Anversoise Alice Piette, secrétaire de direction. C’est le coup de foudre ! Ils se marient en 1922 et partagent tout pour toujours, et notamment l’amour de l’art.

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Ils ont un ambitieux projet : construire une maison qui serait une œuvre d’art totale, un musée intime dans lequel ils pourraient continuer à vivre heureux au milieu de leurs acquisitions. Ils choisissent de s’installer à Uccle, un quartier calme sans ostentation.

Et c’est tout à fait l’impression que l’on a quand on y pénètre. Ne vont-ils pas surgir pour nous saluer ? Tout est accueillant, chaleureux et confortable ; tout est simplement beau et en parfaite harmonie. 

David dessine les plans de la maison avec son neveu puis demande aux architectes Léon Emmanuel Govaerts et Alexis Van Vaerenbergh de la réaliser. La construction est terminée en 1928. 

Contrairement à ce qui se fait à l’époque, David et Alice ne vont pas confier à un seul artiste la décoration intérieure. Ils cherchent à chaque fois le créateur qui va répondre à leurs souhaits et mettre en valeur les oeuvres d’art qu’ils acquièrent. Tout est minutieusement envisagé : les meubles, les tapis, les fenêtres, les lustres et plafonniers, l’escalier…

 Le rez-de-chaussée comprend une salle à manger

Quittant celle-ci, on trouve en enfilade le salon « noir »

le salon de musique dans lequel se trouve le piano rénové d’Érik Satie. Alice Buuren y reçut la reine Elisabeth et bon nombre de participants à son concours.

et enfin le cosy corner au mur duquel on peut voir une reproduction d’époque de « La chute d’Icare » attribuée à l’atelier de Pierre Breughel l’Ancien.

On accède au 1er étage par un hall où trône un immense lustre de pâte de verre et de bronze de plus de 700 kilos acheté à l’exposition internationale des Arts décoratifs de Paris en 1925. David fit transformer les plans de la maison afin de le mettre en valeur. 

Au premier étage, on peut notamment visiter le bureau de David avec un meuble qu’il a lui-même dessiné, ainsi qu’un atelier où il pouvait s’adonner à la peinture et au dessin. La salle de bain est aussi visible, mais pas les chambres.

Ces quelques photos que j’ai prises lors de ma visite vous font-elles ressentir l’incroyable harmonie chaleureuse de ces lieux? Elles n’en sont, je le crains, que le pâle reflet tant la beauté précieuse mais paisible est certes partout palpable mais insaisissable par de simples clichés. Venez-en faire l’expérience!

Vous trouverez ailleurs si le cœur vous en dit l’incroyable inventaire des oeuvres d’art présentes : tableaux, tapis, lampes, meubles, vitraux de tout grands maîtres anciens ou contemporains des Buuren qui furent de grands mécènes.

David meurt en 1955. Alice décide alors de laisser libre cours à sa vraie passion : le jardin. Le jardin initial avait été conçu par Jules Buyssen. Alice décide alors de l’étendre considérablement (1,2h) avec un labyrinthe, un jardin de cœur, une roseraie et un verger. Elle transforme le tennis en une grande pelouse pour accueillir à la belle saison des concerts et des spectacles de danse notamment. C’est l’architecte-paysagiste  René Péchère qui est à la manœuvre.

Ce merveilleux jardin qu’il est possible de voir de toutes les pièces de la maison, qui fait partie intégrante de sa décoration, qui la baigne de lumière et de sérénité a vu sa rénovation exemplaire couronnée en 2015 par le prestigieux prix Europa Nostra.

Alice décède en 1973, après avoir créé un organisme d’utilité publique par le biais duquel elle lègue par testament la maison et le jardin dans le cadre d’une fondation privée. Le rêve initial du couple, celui d’un musée vivant, se réalise enfin. 

Vous l’aurez compris, je suis repartie sous le charme indescriptible de ce trésor un peu méconnu même si la littérature (sur Internet) est de plus en plus abondante… et j’y retournerais volontiers, on s’y sent si bien! 

David et Alice nous ont donné une leçon de vie :  construire une maison pour abriter leur amour, la meubler de mille beautés choisies, utilisant leurs revenus confortables en étant mécènes des artistes de leur temps mais sans ostentation, sans bling-bling ; créer une harmonie avec la nature environnante, y vivre heureux et au soir de la vie, tout léguer pour en faire un musée…   

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