La Fanny révélée

Ah, cette Fanny, la coquine, elle est déjà révélée par deux de mes plus chères lectrices ! Alors, baste, arrêtons le compte à rebours et revenons à Marcel Pagnol qui va tout vous expliquer dans Le Temps des Amours.

Petite mise en place: Un concours de boules richement doté doit avoir lieu au village. Cent vingt joueurs sont inscrits mais pour viser la deuxième place, car c’est l’équipe du facteur Pessuguet qui rafle tous les premiers prix en « vrais professionnels ». Une stratégie va cependant être mise en place pour tenter de les battre, c’est l’oncle Jules et Joseph (le papa de Marcel) qui sont chargés de la mener à bien en formant l’équipe des Bellons. Mais il faut déjà sortir des éliminatoires…

   Le village avait formé six équipes, dont trois n’avaient absolument aucune chance de gagner une seule partie : mais c’était une manigance de M. Vincent, il nous avait confié son plan.

   Il nous fit savoir que, d’après ses renseignements, Pessuguet transpirait beaucoup et se laissait facilement tenter par la bière fraîche : c’est pourquoi, vers le soir, son tir perdait quelquefois sa meurtrière efficacité. Il fallait donc faire durer le concours le plus longtemps possible, et c’est pourquoi M. Vincent s’efforçait de réunir au moins quarante équipes, afin que la finale ne pût avoir lieu qu’après quatre parties en quinze points, vers les six heures du soir, au déclin du soleil et de Pessuguet.

   L’équipe des Bellons descendit donc au village pour s’entraîner, sur le terrain même où se jouerait la finale, et l’équipe d’Honoré lui donnait la réplique. J’étais assis sur le parapet, entre Paul et Lili, et nous encouragions nos joueurs par des cris d’admiration et des applaudissements. L’oncle Jules et Joseph mesuraient les pentes, marquaient des repères à la craie sur le tronc des platanes (afin de pouvoir juger des distances au premier coup d’oeil), examinaient les moindres cailloux incrustés dans le sol avec une attention minutieuse. L’oncle Jules fut élégant, Mond efficace, Joseph éblouissant, et M. Vincent radieux. Le cinquième jour, il était si content qu’il conseilla à nos joueurs d’arrêter leur entraînement et de prendre quarnte-huit heures de repos, comme font les grands athlètes. (…)

Arrive le jour du Concours. Bon premier tirage au sort pour l’équipe des Bellons.

   Naturellement, je restai, avec Lili, François et quelques autres – dont M. Vincent – près de l’équipe des Bellons, qui jouait contre ceux d’Éoures. L’oncle Jules était brillant, et sa boule, par des chemins imprévus, allait presque toujours mourir sur le bouchon. Mon père n’était pas content, parce qu’il manquait une boule sur deux, et paraissait énervé, mais Mond, malgré ou grâce à son bras en tire-bouchon, jouait magistralement. Au bout d’une demi-heure, ils « menaient » par 8 à 2. Comme leur victoire me paraissait assurée, je proposai à Lili d’aller sur l’Esplanade, pour voir où en était le massacre de Pessuguet. Comme nous débouchions de l’étroite ruelle, nous entendîmes le choc métallique d’un carreau, puis la voix de Pessuguet qui disait:

   « 15 à zéro! c’est une Fanny! » 

   La foule fit de grands éclats de rire, et des bravos à l’adresse de Pessuguet tandis que les hommes de Ruissatel ramassaient leurs boules, et les remettaient dans les petits sacs sans lever les yeux. Quelques-uns leur lançaient des plaisanteries, et tout à coup plusieurs garçons partirent en courant vers le Cercle en criant « Fanny ! Fanny ! » comme s’ils appelaient une fille. Alors Pessuguet prit ses boules qu’un admirateur avait ramassées pour lui, et dit à mi-voix: « Je crois qu’il y en aura d’autres! »

   Il avait l’air si décidé que j’en fus épouvanté.

   Devant le Cercle, il y avait déjà deux douzaines de joueurs qui venaient de finir leurs parties, et parmi eux, je vis avec joie notre équipe des Bellons, qui avait battu Éoures par 15 à 8. Il était facile de reconnaître les vainqueurs : ils frappaient leurs boules l’une contre l’autre, ou les fourbissaient avec leurs mouchoirs et ils étaient en bras de chemise. Les vaincus avaient remis leurs vestons ; leurs boules étaient déjà serrées dans les sacs ou les muselières, et plusieurs se querellaient, en se rejetant la responsabilité de la défaite.

   À la table officielle, le journaliste notait soigneusement les résultats de chaque partie sur un petit registre et faisait signer les chefs d’équipe. Pendant ce temps, M. Vincent triait ses numéros pour le tirage du second tour, car il fallait supprimer les sorties.

   Quand ces travaux furent terminés, M. Vincent lut solennement les résultats, qui furent salués par des applaudissements et quelques protestations. Puis, dans un grand silence, comme il présentait l’ouverture du sac à une petite fille, la voix de Pessuguet s’éleva:

   « Et la cérémonie? »

   Alors les jeunes se mirent à crier en choeur:

   « La Fanny ! La Fanny!

    – C’est la tradition, dit le journaliste. il me semble que nous devons la respecter! »

   À ces mots, deux jeunes gens entrèrent en courant dans la salle du Cercle, et en rapportèrent, au milieu de l’allégresse générale, un tableau d’un mètre carré, qu’ils tenaient chacun par un bout.

   Les trois perdants s’avancèrent, avec des rires confus, tandis que la foule applaudissait. Je m’étais glissé jusqu’au premier rang, et je vis avec stupeur que ce tableau représentait un derrière ! Rien d’autre. Ni jambes, ni dos, ni mains. Rien qu’un gros derrière anonyme, un vrai derrière pour s’asseoir, que le peintre avait cru embellir d’un rosé qui me parut artificiel.

   Des voix dans la foule crièrent:

   « À genoux! »

   Docilement, les trois vaincus s’agenouillèrent. Deux faisaient toujours semblant de rire aux éclats, mais le troisième, tout pâle, ne disait rien, et baissait la tête.

   Alors les deux jeunes gens approchèrent le tableau du visage du chef de l’équipe, et celui-ci, modestement, déposa un timide baiser sur ces fesses rebondies.

   Puis il fit un grand éclat de rire, mais je vis bien que ce n’était pas de bon coeur. Le plus jeune, à côté de lui, baissait la tête et le muscle de sa mâchoire faisait une grosse bosse au bas de sa joue. Moi, je mourais de honte pour eux… Cependant, quelques-uns les applaudirent comme pour les féliciter de la tradition, et M. Vincent les invita à boire un verre : mais le chef refusa d’un signe de tête, et ils s’éloignèrent sans mot dire. (…)

   C’est à six heures du soir, ainsi que l’avait prévu l’astucieux M. Vincent que la dernière partie put commencer. Il faisait encore très chaud, et le soleil déclinait rapidement. La finale opposait l’invincible triplette des Bouches-du-Rhône, qui avait triomphé facilement de ses adversaires, et notre chère équipe des Bellons.

   Nous étions partagés, Lili et moi, entre la fierté de voir nos champions accéder à la finale et la crainte à l’idée de l’humiliante défaite que le terrible Pessuguet allait leur infliger. Celui-ci entra sur le terrain et en apercevant Joseph des Bellons, fit un petit sourire qui me déplut. De plus, à pile ou face, il gagna l’avance de lancer le bouchon le premier, ce qui me parut de mauvais augure – et la partie commença, entre deux haies qui avaient chacune trois rangs d’épaisseur. (…) Quand les Pessuguet eurent marqué douze points d’affilée, M. Vincent, l’archiviste de la préfecture, donna l’ordre de commencer le bal sur la place, pour détourner l’attention d’une si douloureuse épreuve. Tous les spectateurs furent heureux d’avoir ce prétexte pour fuir la place… Lili et moi, nous les suivîmes, et le boulanger résuma l’impression générale en disant :

   « C’est une boucherie ! »

   Monsieur Vincent, soucieux, ajouta :

   « Pourvu que ce ne soit pas une Fanny! »

   Cette idée me bouleversa ; j’imaginais Joseph et l’oncle Jules agenouillés devant ce derrière, présenté par l’affreux Pessuguet. Quelle honte éternelle pour notre famille !…

La suite ? Plongez dans Le Temps des Amours, c’est délicieux! Alors, bonne lecture!

Sachez que la tradition est toujours respectée et que dans tout local bouliste qui se respecte, trône une Fanny plus ou moins avenante ! 

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Quant à la fameuse scène de Mon oncle Benjamin, j’aurais bien aimé la retrouver en video pour remercier ainsi ma chère amie Micheline qui en parle dans son commentaire. Hélas, je n’ai trouvé qu’une photo…

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Mais pour le plaisir de retrouver l’immense Jacques Brel dans ce film délicieusement rabelaisien, voici la bande annonce. Puissent les plus jeunes de mes lecteurs qui ne connaissent pas ce chef-d’oeuvre avoir envie de le découvrir!