Le hasard fait parfois bien les choses. Hier soir, comme tous les soirs avant de m’endormir, je lis un chapitre de mon livre de chevet du moment. Pour l’instant une passionnante biographie, et je parcours ces lignes qui entrent étonnamment en résonance en cette veille du 11 novembre… Tout y est passionnant mais j’ai bien dû me résoudre à faire des coupures. L’essentiel du propos, je l’espère, est sauvegardé.
Le mage français
Un second mage* entre en scène. Il sera pour Zweig le maître à penser des années futures et marquera sa vie de son sceau. Ce mage qui va éclairer sa route et lui montrer la voie est un Français, de quinze ans son aîné. À quarante-cinq ans passés, c’est presqu’un inconnu. Il s’appelle Romain Rolland. Il habite une mansarde à Montparnasse, vit pauvrement de sa plume et se nourrit surtout de musique et d’idées. Normalien, agrégé d’histoire, spécialiste de musique ancienne, auteur d’une thèse sur l’Histoire de l’Opéra en Europe avant Lulli et Scarlatti, wagnérien dans l’âme, ami d’André Suarès – mais qui connaît l’écrivain Suarès? – et de Charles Péguy, il a écrit plusieurs drames en vers, et quand Zweig le rencontre pour la première fois en 1911, une Vie de Beethoven, une Vie de Michel-Ange et une Vie de Tolstoï, preuves que sa culture ignore le nationalisme littéraire. Il est également romancier, auteur d’un Jean-Christophe, dont le feuilleton en dix volumes se déroule au fil des publications des Cahiers de la Quinzaine (la revue de Péguy), de l’Aube au Buisson Ardent.
Zweig découvre Rolland par hasard, en 1910, en Italie, alors qu’il feuillette un de ces Cahiers de la Quinzaine qui traîne sur une table d’un salon florentin. Saisi par le style de cet auteur inconnu et par l’ampleur des idées qu’il expose, il n’entend pas son hôtesse arriver – une amie russe qui était en retard – et n’a plus envie de parler de quoi que ce soit d’autre que de cet écrivain qui l’a séduit, en qui il a reconnu au premier coup d’oeil une « conscience ». Mais quelle est sa vie ? Peut-on le connaître, le rencontrer ? Ni Verhaeren, ni les amis français, poètes ou romanciers qui gravitent autour du maître, ne peuvent renseigner Zweig. Il lui écrit donc, après s’être renseigné à la Bibliothèque nationale et avoir lu tous ses livres parus(…) Il lui propose, s’il le veut bien, d’introduire son oeuvre, comme il l’a fait pour celle de Verhaeren, auprès du public allemand.
Romain Rolland ne pouvait qu’intéresser Zweig : d’abord parce qu’il est, dans tout ce qu’il écrit, ouvertement pan-européen. Cette position est trop rare pour que Zweig, qui croit en l’amitié et aux échanges entre nations, ne la salue pas.(…) Habité d’une vision généreuse qui se fonde sur l’amour, l’écrivain français rêve comme lui-même d’une fraternité entre les deux ennemis héréditaires, sur lesquels il veut bâtir l’avenir, la France et l’Allemagne. (…) Pour Rolland, l’art n’a pas d’autre fin que celle d’unir les hommes : toute littérature digne de ce nom, toute musique, est réconciliatrice. Elles ouvrent les coeurs, aèrent les intelligences, rassemblent et pacifient.(…)
Sa première visite à Rolland, chez lui, près du boulevard du Montparnasse, en février 1911, marque le commencement d’une amitié. (…) Tandis que Zweig est encore un jeune homme, Rolland, pourtant dans la force de l’âge, a l’allure d’un vieillard. Maigre et d’aspect souffreteux, le dos voûté, le teint blême, il vit seul comme un vieil étudiant au cinquième étage, dans une chambre encombrée de livres où Zweig remarque aussitôt un masque mortuaire de Beethoven et un portrait de Richard Strauss. Un plaid sur les genoux, car il a toujours froid, assis à une table de travail surchargée de papiers et de volumes, il ne s’en détache que pour aller au piano. C’est un interprète de talent, au toucher d’une « douceur inoubliable », qui sait communier avec les grands musiciens qu’il préfère, Wagner – qu’il a bien connu – ou Beethoven. Ascète par tempérament, il ne sort que rarement de son antre, ne fume pas, ne boit pas, mange peu, et consacre son énergie, comme un ermite à la prière, à lire, à penser, à écrire.(…) Ce solitaire, qui a choisi de vivre en reclus, communie par la force de son esprit généreux et intuitif avec ses contemporains. Informé des moindres événements, il lit un nombre incroyable de journaux, touts les revues qui paraissent et se veut en symbiose permanente avec le monde. L’Europe est selon lui sa vraie patrie – l’expression était déjà écrite dans le coeur de Zweig. La chambre de Rolland, tellement exiguë, est un laboratoire et le savant qui l’occupe, d’apparence faible et craintive, doué d’une puissance de travail insoupçonnée, se montre un observateur hors pair, capable de saisir les vibrations et les variations d’un monde avec lequel il est en communion, notant les moindres indices d’orages et les espoirs d’éclaircies. Zweig l’a compris aussitôt.(…)
Au cours de leurs conversations, Rolland expose ses projets et l’ensemble de sa pensée. Stefan Zweig est à la fois fasciné et heureux. Personne encore ne lui avait tenu le discours de l’Europe. L’intuition de sa jeunesse trouve en Rolland son prophète sinon son théoricien. Car le message simple que Rolland ne cesse de répéter, avec une infinie patience et une force morale qu’aucun doute n’entame, c’est que l’avenir de la paix est dans l’avenir de l’Europe, et en particulier dans la réconciliation franco-allemande, dans ce qu’il appelle « l’entente », ce mot clé du futur.
Rêve d’intellectuel, divagation ubuesque, poème à l’usage des esprits fumeux, la thèse fait hausser les épaules aux contemporains. (…) Bravant les tabous du temps, le nationalisme revanchard et les mentalités étriquées, défendant l’indéfendable, comment cette thèse ne paraîtrait-elle pas scandaleuse à la plupart des gens ? (…)
Quand ils sont séparés, ils s’écrivent. La distance ne freine pas leur dialogue, n’entrave pas leur confiance. Quand il se saluent « dans une même conception de l’homme », la formule n’est pas de politesse, elle souligne leur commune différence dans un monde qui ne croit plus qu’à la guerre, où les discours de haine résonnent de plus en plus haut…
Dominique BONA, Stefan Zweig





* Le premier mage pour Zweig était Émile Verhaeren, poète belge (1855-1916)
Pour lire ou relire mes précédents posts sur Zweig… https://nouveautempolibero.blog/2021/04/26/pessimisme-premonitoire