Baume de nature

J’adore les photos animalières et j’admire leurs auteurs à l’infinie patience et souvent au grand sens esthétique. Des amis sur Facebook m’ont notamment fait découvrir l’incroyable beauté et diversité des plumages des oiseaux.

Mais je déteste, que dis-je, je hais la plupart des documentaires animaliers même si les commentaires sont dits par des acteurs dont j’aime la voix. Leur anthropomorphisme au style souvent larmoyant et mélodramatique me hérisse. De quel droit prêtons-nous aux animaux certains de nos sentiments humains ? Comment pouvons-nous juger leurs comportements? Oui, ces commentaires, quelle main-mise souvent ridicule sur leur vie sauvage et libre, et leurs relations dans des biotopes parfaitement hiérarchisés par la nature !

Alors, pourquoi aller voir ce film? Certes, il fut récompensé à Cannes. Certes, cette fameuse panthère des neiges, j’en avais déjà entendu parler lors de notre expédition au Zanskar il y a plus de 30 ans ; notre camp de base à 5000 mètres se trouvant à l’altitude de son terrain de chasse, on nous avait prévenus de son éventuelle présence. Et puis ces fameux commentaires, ce seront les mots de Sylvain Tesson. Un écrivain que j’avais adoré dans ses Carnets de Sibérie, détesté pour avoir jonglé bêtement et cruellement avec sa vie et enfin dont j’avais salué le courage et la résilience à la lecture de Sur les chemins noirs. Un « stégophile » comme il aime se définir, un Arthur Rimbaud moderne, un Wanderer à la plume flamboyante, baroque, sauvage… On n’allait pas faire dans le gnan-gnan fade et redondant!

À l’image, Vincent Munier, le grand photographe animalier vosgien qui avait déjà fait quelques séjours au Tibet à la recherche de cette mythique panthère des neiges qui avait joué à cache-cache avec lui. C’est qu’elle a une propension au camouflage intégral, la coquine ! La voilà sur deux photos de Vincent : la première sur laquelle il visait simplement le faucon et plus tard, il s’est rendu compte qu’elle était en embuscade juste au-dessus de lui à gauche, ou encore sur la seconde en mode papier peint posée au plein milieu de l’herbe rase. N’hésitez pas à cliquer sur les images pour la débusquer!

On ajoutera Marie Amiguet, la réalisatrice. Elle explique dans plusieurs interviews que le travail de montage fut très long en raison de l’énorme matériel iconographique mais que tout ce qu’on découvre dans le film a été vu et vécu sans aucune retouche. Pourquoi a-t-elle adhéré à l’aventure? Elle voulait « voir la confrontation entre les deux bonshommes : celui des images et celui des mots ».

Vincent, selon ses propres dires, voulait lors de ce voyage se focaliser sur les yacks sauvages. C’est avec eux que le film commence et son seul moment « dur » avec un jeune attaqué et tué par les loups malgré le secours apporté par les adultes du troupeau. Vincent, ensuite, approche de plus en plus près ces vraies machines de guerre et nous en livre de superbes photos…

Le texte de Sylvain: « Vers midi, le soleil était à son rendement absolu : tête d’épingle dans le néant. (…) De notre position, à cinquante mètres sous les crêtes aplanies, on embrassait la vue sur les pentes de caillasses. Munier avait eu raison, les yacks débouchèrent subitement. Ils vinrent par le col qui fermait le vallon, à l’ouest. Leurs taches de jais saupoudraient les éboulis à cinq cents mètres de nous. Ils s’appuyaient sur la montagne comme pour l’empêcher de tomber. Il fallut progresser vers eux sans bruit, de bloc en bloc, à revers, contre le vent. Munier et moi dominions le troupeau à présent, à 4800 mètres. Soudain les yacks détalèrent, remontant d’un même élan vers la crête d’où ils avaient surgi. Avaient-ils repéré nos silhouettes bipèdes, emblèmes de la terreur du monde ? »

Vis-à-vis de Sylvain, le deal de Vincent était de lui faire découvrir les joies de l’affût et pour l’appâter, il lui parla de la mythique panthère des neiges. Un sacré but alors qu’elle se dérobait à chacune de ses approches !

Sylvain :  » Panthère », le nom tintait comme une parure. Rien ne garantissait d’en rencontrer une une. L’affût est un pari : on part vers les bêtes, on risque l’échec. Certaines personnes ne s’en formalisent pas et trouvent du plaisir dans l’attente. Pour cela, il faut posséder un esprit philosophique porté à l’espérance. Hélas, je n’étais pas de ce genre. Moi, je voulais voir la bête même si, par correction, je n’avouais pas mes impatiences à Munier ».

Les voilà donc partis vers les fameux affûts en haute altitude…

En parcourant des paysages incroyables qui m’en rappellent d’autres vus en vrai, sublimes, inoubliables…

Sylvain : » Les crêtes n’arrêtaient jamais le vent. Les rafales disposaient les nuages et régissaient des éclairages albuminés. C’était un décor pour Louis II de Bavière peint par un graveur chinois, amateur de fantômes. Chèvres bleues et renard d’or glissaient sur les pentes, traversaient les brumes, parachevant la composition. Toiles composées, il y a un million d’années, par des efforts de la tectonique, de la biologie et de la destruction. Le paysage devenait mon école d’art. Pour apprécier la beauté des formes, il faut une éducation de l’oeil. Les études de géographie m’avaient donné les clefs des vallées alluviales et des auges glaciaires. L’école du Louvre m’aurait initié aux nuances du baroque flamand et du maniérisme italien. Je ne trouvais pas que la production des hommes surclassent la perfection des reliefs, ni les vierges florentines la grâce des chèvres bleues. Pour moi, Munier tenait de l’artiste davantage du photographe. « 

Et la faune ! Sylvain découvre que là où on se sent seul on monde, on est épié par mille yeux. Grande misère de l’humain qui ne sent plus, ne renifle plus… pendant que le reste du monde le surveille et souvent l’évite.

Mais le Graal reste cette fameuse panthère…

Sylvain : « Munier m’avait montré les photographies de ses séjours précédents. La bête mariait la puissance et la grâce. Les reflets électrisaient son pelage, ses pattes s’élargissaient en soucoupes, la queue surdimensionnée servait de banlancier. Elle s’était adaptée pour peupler des endroits invivables et grimper les falaises. C’était l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre (..) Ce fut une apparition religieuse. (…) Elle levait la tête, humait l’air. Elle portait l’héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueté d’or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l’automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d’armoise, le secret des orages et des nuées d’argent, l’or des steppes et le linceul des glaces, l’agonie des mouflons et le sang des chamois. Elle vivait sous la toison du monde…  »

Enfin, elle apparaît furtive et affamée auprès de sa proie, puis se noie dans la neige et disparaît au détour d’un rocher avec son nonchalant balancier. Elle était passée par le canyon et devant la caméra fixe…

Sylvain : « Si je n’avais pas croisé la panthère, aurais-je été cruellement déçu? Trois semaines dans l’ozone n’avaient pas suffi à tuer en moi l’Européen cartésien. Je préférais toujours la réalisation des rêves à la torpeur de l’espérance. En cas d’échec, les philosophies de l’orient cuites sur le plateau tibétain ou dans la fournaise gangétique m’auraient fourni une consolation par l’exercice du renoncement. Si la panthère n’était pas venue, je me serais félicité de son absence. C’était la méthode fataliste de Peter Matthiessen : voir dans leur propre dérobade la vanité des choses. Ainsi procède le renard de La Fontaine : il méprise les raisins quand il comprend leur inaccessibilité…« 

Pour terminer, un avant ou un arrière-goût de paradis irrésistible sur une musique sublime…