Au fil des mots (91) : « bibliophile »

Ventes par correspondance

 

Helene Hanff

14 East 95th St.

New York City

3 novembre 1949

Marks & CO

84? Charing Cross Road

Londres, W.C.2

Angleterre

Messieurs :

   Les livres me sont bien parvenus, le Stevenson est tellement beau qu’il fait honte à mes étagères bricolées avec des caisses à oranges, j’ai presque peur de manipuler ces pages en vélin crème, lisse et épais. Moi qui ai toujours eu l’habitude du papier trop blanc et des couvertures raides et cartonnées des livres américains, je ne savais pas que toucher un livre pouvait donner tant de joie.

   Un Britannique dont la fille habite au-dessus de chez moi a traduit les 1livre 17 schillings 6 pence et m’a dit que je vous devais 5,30 dollars et un billet de 1 dollar. Les 70 cents restants seront une avance sur le prix des Nouveaux Testaments, que je veux tous les deux.

   Pourriez-vous désormais traduire vos prix ? Même en américain, je ne suis pas très forte en calcul, alors maîtriser une arithmétique bilingue, ça tiendrait du miracle !

Bien à vous,

Helene Hanff

 

MARKS & CO., LIBRAIRES

84, Charing Cross Road

Londres, W.C.2

7 décembre 1951

 

Mademoiselle Helene Hanff

14 East 95th Street

New York 28, New York

Chère Mademoiselle,

   Vous apprendrez avec plaisir que les deux boîtes d’œufs et les conserves de langue nous sont bien parvenues. De nouveau, nous voulons tous vous remercier très sincèrement pour votre extrême générosité. M. Martin, un des plus anciens membres du personnel, était en congé de maladie depuis quelque temps, nous lui avons donc réservé la part du lion sur les œufs (en fait, une boîte entière). Bien sûr il en a été ravi. Les conserves de langue ont l’air très appétissantes et sont bienvenues pour compléter nos garde-manger ; pour ma part, je les mettrai de côté pour une grande occasion.

   J’ai demandé chez tous les marchands de musique du quartier, mais je n’ai pas réussi à trouver Le Messie ou La Passion selon saint-Matthieu de Bach en édition reliée, d’occasion et en bon état. C’est alors que je me suis aperçu qu’on pouvait les avoir chez l’éditeur en éditions nouvelles. Elles sont peut-être un peu chères, mais j’ai pensé que je ferais mieux de les acheter et je vous les ai envoyées par messagerie il y a quelques jours, elles devraient vous parvenir d’un jour à l’autre maintenant. Notre facture, pour un montant total de 1 livre 10 schillings (=4,20 dollars), est jointe aux livres.

   Nous vous envoyons un petit cadeau pour Noël. C’est du linge et nous espérons bien que vous n’aurez pas de droits de douane à payer dessus. Nous le déclarerons comme « Cadeau de Noël » et garderons les doigts croisés. Quoi qu’il en soit, nous espérons que cela vous fera plaisir et que vous l’accepterez avec nos vœux les plus sincères pour Noël et la nouvelle année.

   Mon nom n’est en aucun cas d’origine galloise. Il se prononce comme « Noël » en français, je pense donc qu’il pourrait avoir une origine française.

   Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Frank Doel

p/o MARKS & CO.

Helene HANFF, 84, Charing Cross Road

 

 

 

 

Au fil des mots (90) : « Exposition »

Madame Zola 

   ILS MONTÈRENT par les ascenseurs, car aucun d’entre eux n’était plus très jeune et la soirée promettait d’être longue. L’ascenseur Otis, qui ressemblait davantage à un train à crémaillère, les mena à la première plate-forme, où ils payèrent à nouveau un franc par tête avant de pénétrer dans la cabine de l’ascenseur hydraulique. Alexandrine sentit son estomac se nouer et vit les foules de l’esplanade se transformer en une scène tirée d’un roman de son mari – une fourmilière grouillante, puis, à mesure que les détails disparaissaient, une tache informe de noir et de gris. Le ciel était chargé de nuages. Elle pensa aux rumeurs qui avaient tant inquiété Émile, selon lesquelles la tour Eiffel allait détraquer le climat et déchaîner des orages sur Paris.

   Ils contemplèrent le déploiement des quartiers au nord et à l’est, où ils vivaient et travaillaient. (…) Les hommes – Émile, son éditeur et le gendre de l’éditeur, Edmond de Goncourt, et critique d’art – essayaient d’identifier les monuments et de situer leurs domiciles. Le plus surprenant fut de découvrir, au nord-est, une montagne dans Paris, surmontée d’un énorme Bouddha carré. À ses pieds, les immeubles à loyer de Montmartre et de la Goutte d’Or, qu’elle savait être sordides, étaient des cubes d’une blancheur étincelante, pareils aux maisons d’une ville mahométane, dévalant les flancs de la butte comme s’ils espéraient trouver le Bosphore en contrebas. 

   Il n’était pas facile de tracer un itinéraire par le réseau indécis de crevasses qui lézardaient la masse des toits. (…) Tout avait changé d’importance. Notre-Dame était un petit jouet perdu dans un espace indéfinissable, tandis que les tours en poivrière de Saint-Sulpice avaient pris des allures monumentales. D’immenses ombres caressaient le paysage, plongeant les Batignolles dans l’obscurité, transformant la Seine en une traînée livide. (…)

   La cabine s’arrêta dans un soubresaut. Ils sortirent et allèrent s’accouder au garde-corps. De cette hauteur, on ne distinguait plus aucun signe de vie. En bas, rien ne semblait bouger et aucun son ne leur parvenait sur la plate-forme. Elle avait espéré voir la ville qui l’avait vue naître et dans laquelle elle avait vécu pendant cinquante ans s’étaler à ses pieds comme le plan de niveau d’une maison familière, mais elle eut soudain la sensation d’avoir passé toute sa vie dans un endroit étrange. 

   Ils reprirent l’ascenseur pour la première plate-forme, d’où Paris paraissait plus reconnaissable que quelques instants plus tôt. Une table leur avait été réservée au restaurant russe, déjà réputé pour sa cave à vins logée sous le pilier nord-est de la tour. Ils étudièrent la carte et admirèrent la vue. (…) Elle prendrait du caviar, de la batvinia, du cochon de lait bouilli, et elle partagerait sans doute avec eux la vodka et le Chambertin, puis un Château d’Yquem pour accompagner ce qui pourrait suivre. (…)

  Ils étaient encore à table quand la nuit tomba. Lorsqu’ils regardaient au loin, ils ne voyaient maintenant plus que leur propre reflet. Après les gélinottes – qu’elle avait tenu à comparer avec les siennes, la patte d’ours (par curiosité), les gaufres polonaises, le napolenka, le samovar de thé, qu’Émile aurait pu vider à lui tout seul, et les cigarettes à embout doré, ils redescendirent les trois cent quarante-cinq marches de bois qui accusaient déjà des signes d’usure. (…)

   Les foules du Champs-de-Mars étaient encore plus bruyantes et malodorantes que dans la journée. Les badauds se déversaient comme des eaux de crue, emplissant les rues et se pressant aux portes. Ils réussirent à rester groupés et trouvèrent la rue du Caire qui, avec ses minarets et ses moucharabiehs dessinés par un architecte français, passait pour être plus authentique que n’importe quelle rue du Caire moderne. Ils écarquillèrent de grands yeux sur les Africains, qui leur renvoyèrent leur regard insistant, et entrèrent au café égyptien pour y voir la danse du ventre dont on disait qu’elle avait scandalisé les milliers de Parisiens venus assister au spectacle. (…)

   Malgré l’heure tardive, la rue du Caire était encore bondée. Les visages de la foule étaient éclairés par des lanternes rouges et tout le monde semblait légèrement éméché. Au bout de la rue, des femmes faisaient la queue devant les water-closets et parlaient fort. Un groupe d’hommes levait la tête vers les fenêtres finement ciselées d’un harem. L’Exposition était un immense magasin où le monde entier venait s’abandonner à ses plaisirs et se laisser surprendre par des contentements inédits.

Graham ROBB, Une histoire de Paris par ceux qui l’ont fait