Les absents

Est-ce la vision des feuilles mordorées finissant en tapis d’humus automnal, sont-ce ces arbres se décharnant petit à petit et laissant apparaître leur noir squelette…

Ou peut-être l’allongement des soirées, moments propices à la réflexion solitaire ? Ou encore la lecture d’un émouvant billet qu’a fait paraître sur son blog un ami virtuel ? Je ne sais mais l’impression d’absences m’a petit à petit envahie plus que d’habitude.

J’ai un péché mignon : j’aime me remémorer de temps en temps ce qui se passait exactement un an auparavant : la météo, les voyages, les lectures délicieuses, les soirées musicales, les entrevues amicales, les épisodes professionnels… Jusqu’il y a peu, ce dont je me souvenais du printemps et de l’été 2012 n’était que plaisir : le printemps provençal tout vert et tout fleuri que nous avions pu enfin découvrir grâce à mes allers et retours échevelés en TGV, l’été somptueux, le festival de Stavelot plein de soleil ibérique…

L’automne étant venu comme aujourd’hui, le bonheur avait fait lentement place à l’inquiétude. Fin septembre, un dernier voyage à Mornas dont j’ai bien cru que nous ne pourrions pas revenir par nos propres moyens ; le week-end de la mi-octobre où nous sommes allés pour la dernière fois au Kinepolis Opéra et à un dernier concert à l’ORW ; les congés de Toussaint où à la maison toute la journée, j’avais enfin découvert la gravité de la situation. Vinrent ensuite les épreuves du mois de novembre où à chaque examen médical négatif, on reprenait un peu espoir jusqu’à ce 6 décembre quand le médecin me déclara droit dans les yeux que « tout n’irait plus jamais bien ». Il nous resterait alors exactement quatre mois de combat, d’acceptation et enfin de sérénité, ensemble.

Automne 2012- automne 2013. Depuis un mois à chaque date marquante, ces événements s’imposent à moi, ils reprennent une vigueur incontrôlée ; voilà sans doute le moment venu où il me faut non pas faire « un travail de deuil », horrible expression qui sous-entendrait un travail d’oubli, mais bien une lente et nécessaire petite cuisine intime avec cette absence et plus douloureuse peut-être, une accommodation avec les regrets.

Les regrets, oui, cette impression  rétrospective et obsédante qu’on aurait pu changer le cours des choses si on avait été plus perspicace. La maladie nous est apparue à tous soudaine et brutale ; elle était en réalité tapie et envoyait depuis longtemps des signaux que ni le corps médical ni nos amis médecins n’ont cru bon de prendre au sérieux malgré mes remarques.

Il devient très irascible. « Tu sais bien qu’il n’a jamais été facile à vivre, il y 35 ans que tu le pratiques! »

Il collectionne les petits accrochages alors que c’est un conducteur émérite… « Peut-être devrait-il changer de lunettes? »

Il devient casanier, ne bouge plus, ne quitte pas son fauteuil même pour dormir… « Bah, il va sur 70 ans tout de même, l’âge où le montagnard flamboyant perd de sa superbe, non? et puis il y a son dos, tout rentrera dans l’ordre quand il se sera fait opérer des hanches… »

Il maigrit ! « C’est bon pour son coeur! »

Il tousse sans arrêt, n’a plus de souffle… « Son passé de fumeur, pardi, 30 ans, ça laisse des traces ! »

N’empêche, vous ne m’enlèverez pas de l’esprit qu’il y a quelque chose qui cloche… « Mais non, avec son diabète, il fait un check-up tous les six mois, il n’y rien d’alarmant dans ses analyses « 

J’en étais arrivée à lui reprocher sévèrement cette apathie, ce manque d’appétit : il ne devait pas se laisser aller comme ça, si la retraite lui pesait, qu’il aille voir un psy!

Si nous avions su décrypter tout cela, peut-être que… Pardon, pardon, mon cher absent. 

Absents dorénavant aussi certains avec qui nous avions partagé tant de choses depuis des décennies. Huit mois de silence me font penser qu’ils étaient plus ses amis que les miens, découverte aussi cruelle qu’inattendue… Et puis ceux qui m’avaient assuré de leur soutien au nom de la fraternité universelle, retournés à leurs ésotériques mystères… Et encore ceux qui viendraient bien me dire bonjour mais qui ont peur de me déranger, la pire excuse… 

Pas de vrai coup de grisou comme tu le craignais, chère cousine en route de Montréal à Vancouver. Juste un mélange de vague culpabilité, de regrets et d’amertume à jamais au fond du coeur, mais qui est adouci par le miel de l’amitié. Car des amis, il m’en reste, de vrais consolateurs. Les indéfectibles de toujours et les révélés par l’épreuve. Merci à eux d’être fidèles à mon absent par l’attachement qu’ils me témoignent. 

Consolation, oui, vous avez raison, cher Monsieur Rousseau. Amicale et musicale, comme elle nous renforce l’âme! Merci pour vos beaux textes si nécessaires à notre réflexion.

http://jeanpierrerousseaublog.com/

 

P1020028.JPG