Un nez littéraire

Pas celui démesuré de Cyrano, je vous rassure!

Non, ce petite livre que j’ai entre les mains, je passerais bien ma nuit à vous le retranscrire dans son intégralité tellement il m’a enivré les fosses nasales malgré un rhume persistant. Une merveille. Quelques extraits pour vous mettre en appétit littéraire et olfactif.

Voici la description de cinq parfums (ou odeurs). Jouons, voulez-vous, un peu comme à ce loto pour enfants. Que décrit l’auteur?  En pleurs

  • C’est le mufle d’un monstre qui nous souffle à plein visage sa trop chaude haleine de tropique[…] On grelotte un peu, et on sourit, tandis que, bien à l’abri, on inspire le fumet que le massacre délivre, humus de marais, tourbe, sève, sucre des corolles des lys, poils de bêtes aux abois, soupe de terre relevée par le frisson des lavandes vertes. Le vent revanchard brasse tout cela  tout en poussant vers l’est, encore paisible à cette heure, le fatras des nuages crevés et les coups de tonnerre.

Turgescentes, fendues par endroit sous la poussée de leur chair, renflées, kysteuses, superbement inégales, elles sont déposées dans des paniers d’osier.[…]Ma mère nettoie des casseroles en fer-blanc si grandes que l’on pourrait m’y cuire. Massacre aztèque : ma mère a les mains ensanglantées. Son couteau tranche, écrase, sépare, fait sourdre la pulpe, met à nu pépins, chair et alvéoles. […] Ne restent que leurs sangs mêlés, lissés, unis, brûlants, dont les vapeurs montent jusqu’à moi et me font du charme. Sucre et soleil. Condensé estival…

  • Au travers de ce gâteau, c’est elle qui me hante, son entêtante musique olfactive d’hiver et de fête, stupéfiant licite propre à rendre élégante la plus française des pâtes, à lui donner en vérité la beauté d’un accent. Même le vin rouge ordinaire, pour peu qu’on le laisse frémir longuement dans une casserole sur un coin du fourneau se mue grâce à elle en un diable ensorcelant […]. Les langues se mettent à tisser contes et fantasmagories. On se met à parler soudain de minaret, de toundra, de caravansérails, de petits chevaux et de steppes… 

J’ouvre grand les fenêtres pour que l’odeur puissante entre dans toutes les pièces. Il me semble qu’elle me parle de mes ancêtres, pour la plupart paysans. Mon père bêche. je transporte les seaux, pousse la brouette jusqu’à lui. À coups de fourche, mon père referme la tranchée. Le froid de la terre, son humidité compacte, sa noirceur pesante absorbent la matière organique et l’étouffent. On est au-dessus d’un ventre digérant sans bruit, un repas considérable. Et tandis que je tends à mon père un grand mouchoir à carreaux pour qu’il s’essuie le front, et que je savoure cette complicité d’hommes qui à ces instants nous unit, je ne serais pas plus surpris que cela d’entendre un rot souterrain, grave, comme un remerciement à nous adressé par des divinités telluriques, coprophages et repues.  

  • Un réverbère lui tient lieu de lampe de chevet, éclairant les nuits de printemps ses frondaisons de jade d’une lumière de chandelle […]. Il déploie au-dessus de nos têtes son immense ombrelle de feuilles neuves, de pétales pâles et de pollen farineux d’un jaune sourd. Les respirant, on se gorge déjà d’un miel qu’il ne reste qu’à produire, comme une transmutation de matière, le gaz devenant le solide, et ces grands soirs de juin auront ainsi dans le mois de décembre gelé et neigeux leur prolongement blond, étalé au retour des parties de luge, sur des tranches de pain chaud, ainsi que dans la tisane brûlante où les fleurs de l’arbre, quittant leur condition de prisonnières desséchées se morfondant dans un bocal de verre, par le miracle d’un réhydratation fulgurante, ouvriront de nouveau leurs corps dans l’eau chaude en donnant à celle-ci, pour tribut votif, leurs senteurs préservées.

Trouvés? Il y en a ainsi un peu plus d’une soixantaine, décrits en deux cents pages environ. De quoi s’enivrer le nez, les yeux, l’esprit !

9782253175391-T.jpeg« En dressant l’inventaire des parfums qui nous émeuvent – ce que j’ai fait pour moi, ce que chacun peut faire pour lui-même –, on voyage librement dans une vie. Le bagage est léger. On respire et on se laisse aller. Le temps n’existe plus : car c’est aussi cela la magie des parfums que de nous retirer du courant qui nous emporte, et nous donner l’illusion que nous sommes toujours ce que nous avons été, ou que nous fûmes ce que nous nous apprêtons à être. Alors la tête nous tourne délicieusement. » P.C.

 Philippe Claudel.

J’avais résisté à La petite fille de Monsieur Linh, et aux Âmes grises mais je crois que je vais courir vers elles et bien d’autres écrits!

J’aime les textes courts, concentrés comme ceux de Philippe Delerm dont j’ai souvent parlé ici. À la différence de Delerm qui nous confronte à des clichés instantanés, aveuglants et percutants, Claudel nous prend la main pour de lents travellings somptueux. Le mélange me convient parfaitement. 

Les réponses, au cas où…: pluie d’orage, sauce tomate, cannelle, fumier, tilleul.

Une petite dernière, très évocatrice, et moralisatrice en passant…

On sait en y pénétrant qu’on ne se rend pas chez un fleuriste. L’urine rancie, les excréments, le Crésyl et la Javel composent des miasmes qui peuvent figurer la litanie de notre misère. On y prend un cours de morale à moindre frais. Les respirer vaut acte d’humilité et de contrition. Notre monde rêve d’être inodore, c’est-à-dire inhumain. Dans les siècles qui ont précédé le nôtre, tout sentait, le pire et le meilleur. Nous traquons les odeurs, celles de nos corps, celles de villes, comme de hauts délinquants qui nous rappellent trop que nous produisons des humeurs et qu’elles empestent… (Pissotières)

Bonne lecture odorante !