Liège et son tsar

Des travaux à la place Saint-Lambert (!) m’ont obligée il y a quelques jours à rejoindre le centre de Liège à pied et m’ont permis de faire ainsi une étonnante découverte. Une grande statue trônait là où je n’en avais jamais vu aucune et l’identité du personnage représenté me laissa pantoise : Pierre le Grand.

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Pierre le Grand? Le Tsar de toutes les Russies? Le fondateur de Saint-Pétersbourg? À  Liège il y a 300 ans?

Le célèbre « Oufti! »  s’imposa à mon esprit titillé de curiosité et déclencha une furieuse envie d’en savoir plus.

Voyons donc!

Dans le souci de moderniser son empire, Pierre le Grand entreprit deux immenses voyages en Europe occidentale.

Le premier, en 1697, lui fit découvrir notamment la France (où il fut snobé par Louis XIV, le considérant à la tête d’un pays d’arriérés de peu d’intérêt) et la Hollande où il s’intéressa à la construction navale.  Il dut l’écourter, une révolte s’étant déclenchée en Russie.

Il revint en 1717. Ce périple le mena cette fois dans toute l’Europe. En France, il est accueilli par Louis XV enfant à Versailles et Marly, dont il découvre l’architecture et la fameuse machine de Rennequin Sualem. Il s’en inspirera pour son palais de Peterhof. Les riches Provinces-Unies l’intéressent ; pour les rejoindre, il descend donc la Meuse et arrive à Liège le 27 juin. Il est fêté au Palais des Princes-Évêques où il dîne puis part souper place Verte en admirant un feu d’artifice.

Pierre le  Grand a beau être une force de la nature (il mesure plus de 2 m), la fatigue et les excès en tous genres lui causent des problèmes gastriques et biliaires. Son médecin lui conseille alors de partir prendre les eaux à Spa.

Les bienfaits des eaux de Spa sont connus depuis l’antiquité et Pline le Jeune. Mais c’est la venue du tsar qui va déclencher la réputation mondiale de la ville et sa prospérité en tant que station thermale. Et ce, jusqu’à nos jours, puisque sa dénomination est devenue, sous l’influence des Anglais, un nom commun.

En 1717, il n’est pas encore question de se baigner. On ne fait que boire l’eau ferrugineuse soit au Pouhon, soit à la source de la Géronstère. Toujours excessif, Pierre le Grand y boit souvent plus de 20 verres et redescend ensuite à pied au centre-ville. Il y reste un bon mois, randonnant, festoyant, faisant connaissance avec la population et s’intéressant à l’artisanat local.  Le tsar se promène toujours avec en mains, un petit carnet dans lequel il note tout ce qui lui semble digne d’intérêt… Le traitement lui fait recouvrer la santé, une plaque qu’il fait graver en atteste. Spa lui en sait gré à jamais : le Pouhon, la place attenante et la promenade vers la Géronstère portent désormais son nom.

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Après le séjour bénéfique du tsar de toutes les Russies, Spa devint donc à la mode. On se presse du monde entier pour venir y prendre les eaux, puis y faire des cures thermales. Le chemin de fer accroît la fréquentation ; on y fait construire de superbes hôtels, un casino, des villas modernes… Une vie mondaine se développe.

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On peut voir sur les murs du Pouhon le fameux Livre d’or d’Antoine Fontaine, un tableau de presque 100 mètres de long dans lequel cohabitent de façon anachronique 92 illustres visiteurs.

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Notons, pour être complet, que pour fêter dignement le tricentenaire de la fameuse visite, le Pouhon a bénéficié d’une très belle rénovation, transformant notamment le grand jardin d’hiver en un superbe espace culturel. Le classement au patrimoine de l’Unesco est attendu.

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D’autres infos bien intéressantes ici:

http://www.villedespa.be/ma-ville/services-communaux/cadre-de-vie/travaux/brochurepouhon-ppl-basdef.pdf

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Revenons à Liège qui voulait, elle aussi, commémorer ce fameux tricentenaire de la traversée de la Principauté et le bref séjour dans sa capitale de l’illustre personnage.

1-1200-800-nc.jpgOn festoya donc comme on sait le faire à Liège et puis on érigea en juin dernier la sculpture de l’artiste Alexandre Taratynov, haute de 2 mètres 40 en présence des trois ambassadeurs russes en Belgique ainsi que du descendant direct de l’empereur le Grand-Duc Georges Romanoff et de la Comtesse Marina Tolstoy.

Mais où, me demanderez-vous, où?

À l’emplacement des anciens degrés Saint-Pierre devenus aujourd’hui la rue Saint-Pierre, en face du Palais des Princes-Évêques, à l’entrée de la passerelle de la Principauté de Liège et à deux doigts de la maison natale de César Franck (tous lieux symboliques!) Voyez plutôt. Elle est là sur la droite…

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 Avançons-nous, la voici de plus près!

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Événement certes anecdotique mais qui permit à Spa de conquérir à jamais sa notoriété, et à Liège et sa Principauté d’être traversée et d’avoir accueilli un souverain en quête de modernité.

Et puis, une nouvelle statue à Liège, ce n’est pas si fréquent!

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Vodka à la rose

38038261.jpgC’est un petit village côtier du pays de Caux. Traversé par le plus court fleuve de France (1100m) qui lui assura une certaine prospérité grâce aux moulins à huile de colza : Veules-les-Roses.

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Avec le chemin de fer depuis Paris et la découverte des plaisirs marins, le village se transforme après 1850 en station balnéaire à la mode, d’autant que Victor Hugo et ses amis de théâtre s’en sont entiché. Le grand homme se fait même bienfaiteur auprès des enfants.

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Veules-les-Roses succombe alors à la « Hugomania ». Il y a notamment la promenade, la villa, un grand monument portant son nom. Aujourd’hui, Michel Bussi situe la première nouvelle de son recueil « T’en souviens-tu, mon Anaïs? » dans ce vrai déferlement.

Reconnu parmi « Les plus beaux villages de France », Veules-les-Roses sait mettre en avant tous ses charmes : la plage, les falaises, les fleurs omniprésentes et des canaux qui la font surnommer « la Venise de Normandie »…

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Mais Veules-les-Roses a connu une autre grande aventure au XIXème siècle, redécouverte il y a peu : les Russes y débarquèrent. Peintres Ambulants et Académiques s’y retrouvèrent pour une double aventure picturale proche du mouvement impressionniste.

Qui sont-ils?

Les Indépendants Russes Ambulants

Rappelons-nous qu’en France aux alentours des années 1860, le mouvement des peintres impressionnistes avait eu bien du mal à percer en marge du Salon officiel. Il avait fallu le coup de pouce de Napoléon III lui-même pour créer le fameux Salon des Refusés où exposèrent notamment en 1863 Pissarro, Manet, Fantin-Latour, Jonkind puis en 1864, Monet, Renoir Bazille, Sisley…

Exactement à la même époque en Russie, le peintre Nicolaï Lanskoï et treize de ses camarades avaient refusé de traiter le sujet du concours final de l’Académie de Saint-Pétersbourg qu’ils jugeaient trop académique. Ils renonçaient ainsi à la possibilité du prix et de commandes officielles. Pour assurer leur indépendance économique et leur promotion, ces peintres fondent l’Artel, société coopérative des peintres indépendants. Leurs œuvres sont bien accueillies par la société russe, notamment par le riche marchand collectionneur Trétiakov, et la plupart connaîtront alors la réussite économique et sociale.

Les Indépendants Russes partagent avec leurs camarades français le désir de faire sortir la peinture de l’académisme et de l’atelier pour cueillir en plein air, sur de petits formats, le motif vrai, vivant et naturel ; ce que permettent les nouvelles peintures à l’huile, ainsi que le développement des chemins de fer. Ils reviendront progressivement à des valeurs proprement russes, plutôt qu’occidentales.

Pour diffuser leur production, ils fondent une Société des Expositions Itinérantes, ou Ambulantes, dont la vocation est d’organiser une rétrospective de leur production annuelle, qui tourne dans les principales villes de l’Empire de Russie. Cette organisation se maintiendra jusqu’après la révolution bolchevique, et concernera des millions de visiteurs au total. Les peintres prendront alors le nom d’Ambulants ou Itinérants.

Les Russes académiques

De leur côté, les Peintres Académiques qui suivaient les études supérieures de l’académie de Saint-Pétersbourg pouvaient, s’ils remportaient un premier prix et une grande médaille d’or (six par an), utiliser une bourse d’étude pour 5 ans de perfectionnement à l’étranger. Ils se rendaient le plus souvent à Rome.  À partir des années 1860, ils choisirent plutôt Paris devenue Ville Lumière et siège d’une grande communauté russe.

En 1868, Eugène Isabey, de l’École de Barbizon et spécialiste de marines, conseille à ses étudiants russes d’aller passer leurs vacances d’été au bord de la mer, en Normandie. Plus précisément dans une petite station devenue la coqueluche des artistes dramatiques parisiens dont Victor Hugo: Veules-les- Roses…

Le premier à s’y rendre est Bogolioubov. Enthousiaste, il  entraîne quatre de ses camarades.

Ce sera le début d’une véritable école russe de plein-air où vont se retrouver peintres Académiques et Ambulants : Polenov, Harlamov, Savitski, Goun, Repine, Levitan … tous venus travailler en Normandie jusqu’en 1914.

Quelques peintres et leurs chefs-d’oeuvre normands

Alexis Bogolioubov (1824-1896)

bogoliubov-veules.jpgIl est le premier à découvrir Veules en 1857, il est enthousiasmé, et la Normandie devient sa région préférée. En 1870 il fonde et devient président de l’association d’entraide et de bienfaisance des jeunes peintres boursiers russes.  A partir de 1874, il conduit ses propres protégés à Veules, c’est ainsi qu’une quinzaine de jeunes peintres partirent découvrir la méthode privilégiant le plein air, la nature et les scènes de la vie quotidienne.

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Vassili Polenov (1844-1927)

1cdb9d554b1b1a14c3ae1b72ccd71816.jpgSa carrière est fortement influencée par le séjour organisé par Bogolioubov. Se croyant d’abord peintre d’histoire, il découvre à Veules sa vraie vocation de peintre de paysages.

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Ilya Repine (1844-1930)

Excellent dans tous les genres, Répine déclare dans sa correspondance avoir reçu à Veules en 1874 « sa troisième leçon de peinture » après l’Ukraine et la Volga…

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Alexis Kharlamov (1842-1925)

Portraitiste de formation, Kharlamov possédera une résidence secondaire à Veules, la Sauvagère. La commune de Veules détient un original de sa main, exposé salle des mariages : Chaumière dans la cavée du Renard, à Veules.

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Toutes les oeuvres de cette époque furent ensuite dispersées en Russie. Et c’est au hasard de voyages individuels que certains de ces tableaux ont été redécouverts. Tout un travail de recherche est alors initié pour les localiser, les inventorier. Depuis quelques années, des livres et des expositions cherchent à reconstituer cette étonnante aventure.

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Étonnant!

Si les Russes s’installèrent à Veules-les-Roses, à Giverny Monet fut entouré par des peintres impressionnistes américains dont certains s’installèrent définitivement et formèrent une colonie à l’inspiration très originale basée sur la vie quotidienne et la place de la femme. L’aventure s’acheva également avec la Première Guerre mondiale.

Pour en revenir à Veules-les-Roses dans une époque plus proche de nous :

prisonniers-veules.gifEn 1940, malgré l’absence de port, Veules vit s’embarquer 3000 soldats britanniques et français qui avaient résisté à l’invasion de la France par les Allemands. Beaucoup ne durent leur salut qu’en descendant les falaises d’amont avec des moyens de fortune. En suivit une bataille sanglante, son front de mer fut détruit ainsi que son casino et ses villas (35 maisons sont anéanties le même jour). La « Kommandantur » s’installa à Veules pendant quatre ans, pillant et saccageant d’autres maisons.

 Aujourd’hui, juste l’envie de les découvrir, elle et son riche passé!

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