Au fil des mots (65) : « presbytère »

Effraction lexicale 

    À huit ans, j’étais curé sur un mur.(…)
   Le mot « presbytère » venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages.
   « C’est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse… » avait dit quelqu’un.
   Loin de moi l’idée de demander à l’un de mes parents : « Qu’est-ce que c’est, un presbytère ? »
 J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles.
   Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisai que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir… Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu’elle soit, ressemble passagèrement à l’idée que s’en font les grandes personnes…
    – Maman ! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé !
    – Le joli petit… quoi ?
    – Le joli petit presb…
  Je me tus, trop tard. Il me fallut apprendre – « Je me demande si cette enfant a tout son bon sens… » – ce que je tenais tant à ignorer, et appeler « les choses par leur nom… »
    – Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé.
    – La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ?
    – Naturellement. Ferme ta bouche, respire par le nez… Naturellement, voyons…
  J’essayai encore de réagir… Je luttai contre l’effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu’il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé « presbytère… »
    – Veux-tu prendre l’habitude de fermer la bouche quand tu ne parles pas ? A quoi penses-tu ?
    – À rien, maman…

…Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant le débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur.

COLETTE,  » Le curé sur le mur « , La Maison de Claudine, 1922.

4 commentaires sur “Au fil des mots (65) : « presbytère »

  1. Bonjour, José ! Je pense que pour comprendre la vraie Colette, il faut avoir lu Sido. C’est un livre incontournable. Et toi qui aimes la nature, tu vas te régaler de toute cette poésie des mots qui fait sentir mille odeurs et parfums, qui fait entendre les oiseaux, le bruissement des feuillages, le chant des rivières, qui fait voir la beauté simple, la lumière, les arbres et les fleurs… Une langue élégante d’un autre temps mais pleine de gourmandise et d’émerveillement, très musicale également. Certaines phrases sont délectables, enfin pour moi, et je les lis et les relis à voix haute, c’est enivrant comme un grand Côte de Nuits… Car ne jamais oublier que Colette était bourguignonne, qu’elle a d’ailleurs toute sa vie gardé son accent rocailleux de la campagne ! Elle a été un forçat de l’écriture, elle se plaignait d’ailleurs souvent de cette obligation d’écrire tyrannique, irrépressible. Son œuvre est imposante et variée… évite en tout cas dans un premier temps les Claudine. Te parler de Sido me donne envie de le relire, je m’en vais faire des fouilles dans mon antre! Bonne et belle découverte !

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  2. Et la Treille Muscate, et et..j en ai pas mal en poche et de gros livres complets
    .mais oui, Sido, l émerveillement fait vocabulaire pittoresque, chantant, savoureux, voluptueux c est un chant d amour tout simplement.
    Pourtant l’écrivaine n était pas forcément aimable ni sympathique : j ai une lettre de sa main, ha ha! Paf aux orties ma grand-tante qui l a reçue….et gardée, et qui finalement dors dans mon secrétaire, ici….mais Colette envoie au diable ma grand-tante et son roman tant espéré être publié, une autre époque., avec des femmes qui découvraient la Liberté de vivre, de penser, de s impliquer dans quelque chose.
    Ce devait être absolument difficile, mais combien passionnant.
    Et deux guerres les ont endurcies!

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