Au fil des mots(25): « Encyclopédie »

Arcanes diplomatiques   

   Les deux académiciens – longue veste de drap noir pour le bibliothécaire, frac bleu marine aux boutons d’acier poli pour l’Amiral – sont surpris par le côté mesquin de tout ce qu’ils ont pu voir en passant, d’une insuffisance flagrante, compte tenu de l’essaim de conseillers, de secrétaires, d’huissiers et de visiteurs en mouvement dans les cabinets et les couloirs. Néanmoins, vue de la rue, l’ambassade fait illusion : sa façade est belle, pourvue d’un pimpant garde suisse en veste rouge et culotte blanche à l’entrée, et elle se trouve rue Neuve-des-Petits-Champs, au cœur du Paris élégant, à deux pas du Louvre et du jardin des Tuileries.

  • L’affectation d’un côté, la réalité de l’autre, remarque l’Amiral, railleur, une fois la porte franchie. C’est si espagnol que ça fait peur. (…)

   Le secrétaire porte un classeur plein de papiers qu’il consulte avec une expression attentive, sans que les académiciens puissent deviner si ces documents ont un lien avec eux, tout en soupçonnant qu’ils n’en ont pas le moindre. Au bout d’un moment, l’homme lève les yeux et les regarde comme s’il avait oublié leur présence auprès de lui.

  • Votre Encyclopédie, bien sûr, fait-il enfin. Ayez la bonté de me suivre. (…) Je vais vous résumer ce qu’il en est, en leur désignant deux chaises avant de s’asseoir lui aussi. 

    Et en effet, il le résume. Malgré la lettre de recommandation reçue du marquis d’Oxinaga, l’ambassade d’Espagne ne peut intervenir directement dans l’affaire. L’Encyclopédie est un ouvrage mis à l’Index par le Saint-Office, et cette légation représente un souverain qui ne porte pas sans raison le titre de Majesté catholique. Bien entendu, l’Académie royale d’Espagne a toute licence de compter dans sa bibliothèque des livres interdits ; mais cette permission ne regarde que la détention et la lecture, pas le transport. Précision – et là-dessus Heredia sourit avec une froideur tranchante – dont il va leur falloir assumer toutes les conséquences. Le fond du problème tient au fait que l’ambassade d’Espagne, même si elle voit l’entreprise d’un bon oeil, ne peut s’impliquer ni dans l’acquisition ni dans le transport des livres. Elle doit sur ce point rester en retrait.

  • Ce qui veut dire? demande don Hermógenes, déconfit.
  • Que vous avez toute notre sympathie, mais que par voie officielle nous ne pouvons vous aider. Vous devrez vous charger directement des négociations avec les éditeurs et les libraires.

    Le bibliothécaire s’agite, inquiet.

  • Et le transport? Pour faciliter le retour à Madrid, nous avions prévu de mettre les paquets sous protection diplomatique. De repartir avec un laissez-passer de l’ambassade.
  • Par notre valise? demande le secrétaire.

    Il jette un rapide coup d’œil sur l’employé absorbé dans les écritures, à son pupitre, puis fronce les sourcils, scandalisé.

  • C’est impossible. Une telle implication n’est pas envisageable.

   L’inquiétude de don Hermógenes est devenue de l’angoisse flagrante. À côté de lui, l’Amiral écoute sans desserrer les lèvres. Grave et impassible comme il sait l’être.

  • Vous pourriez au moins nous conseiller. Nous indiquer où…
  • Cela dépasse largement nos prérogatives, j’en ai peur. Et je dois vous prévenir de certaines choses. En premier lieu, que l’Encyclopédie est interdite en France. Du moins officiellement.
  • Mais elle s’imprime et se vend, du moins il en était encore ainsi dernièrement.
  • Si l’on peut dire. Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. L’histoire de ces volumes n’est qu’une succession d’autorisations et d’interdictions dès la parution du premier. Déjà, à ce moment-là, le pape avait ordonné que tous les exemplaires soient brûlés sous peine d’excommunication. En France, le Parlement a estimé que l’ouvrage était une conspiration destinée à anéantir la religion et à saper l’État, et il a révoqué le permis d’imprimer… Sans la protection de personnages influents, en accord avec les idées des rédacteurs, il aurait cessé d’être publié après la parution des premiers volumes. On a même introduit dans les suivants, pour respecter les formes, un pseudo-achevé d’imprimer indiquant qu’ils seraient sortis de presse à l’étranger.
  •  En Suisse, d’après ce que nous avons appris, dit don Hermógenes.
  • Oui, à Neuchâtel. Tout cela place l’Encyclopédie dans de vagues…
  • Limbes éditoriaux?
  • C’est cela : elle existe, bien qu’elle n’existe pas. Elle est imprimée, bien que nul ne l’imprime.
  • Mais… Elle est toujours vendue?

    Le secrétaire jette un nouveau regard rapide sur l’employé qui, tête penchée sur sa plume, son encrier et sa feuille de papier, est tout à son affaire.

  • Officiellement, non, répond Heredia. Ou, plutôt, d’une façon nébuleuse. En réalité, on n’imprime plus l’œuvre originale complète : elle est épuisée. Les deux derniers volumes sont sortis de presse il y a huit ou neuf ans, et il est rare qu’un libraire la propose.
  • D’après nos sources, il y aurait des exemplaires en circulation. C’est pourquoi nous sommes venus.

   Le secrétaire a une expression ambiguë, bouche pincée, et un geste de la main presque français qui masque la réserve. (…)

  • Ce que l’on trouve en France, ce sont des réimpressions, ou de nouvelles éditions auxquelles on ne peut se fier que jusqu’à un certain point. Je crois qu’il y en a une, in -quarto…

    Don Hermógenes secoue la tête.

  • C’est l’originale qui nous intéresse, in-folio.
  • Il est bien difficile de se la procurer. Une réimpression s’obtiendrait plus facilement, et pour moins cher.
  •  Oui. Mais il s’agit de l’Académie Royale d’Espagne, intervient l’Amiral avec la gravité qui le caratérise en se penchant en avant sur sa chaise… Pour laquelle un certain décorum se doit d’être respecté, comprenez-vous? 

    Le secrétaire cligne des yeux devant la fixité du regard bleu.

  • Bien sûr.
  • Croyez-vous qu’il soit possible de trouver les vingt-huit volumes de la première édition complète?
  • Je suppose que l’on devrait finir par en trouver une… Si vous étiez prêts à payer ce qu’on l’on en demande, évidemment.

Arturo PÉREZ-REVERTE, Deux hommes de bien

Je vous avais précédemment présenté cet auteur, il y a tout juste deux ans. Si vous ne le connaissez pas, à découvrir!

https://nouveautempolibero.blog/2018/05/21/un-espagnol-flamboyant/

2 commentaires sur “Au fil des mots(25): « Encyclopédie »

  1. J’ai abondamment lu Perez Reverte, avec un grand bonheur……puis je suis tombée sur Dos Santos, un écrivain Portugais haletant et extrêmement bien renseigné scientifiquement. Le livre “la Formule de Dieu” est magistral….il m’a fallu aller fouiller avec delectation dans la physique quantique, et fouiller encore tout ce qui est scientifiquement décrit…..et alors la fin, ah mes amis! C’est exactement ce qui est décrit au CERN……
    Ces deux auteurs de la Péninsule me plaisent énormément, dans des genres bien évidement tres différents. Perez se lit avec delectation, et Dos Santos avec moult encyclopédies, dictionnaires, revues scientifiques et autres articles sur le NET. Mais quelle jubilation lorsque c’est l’hiver et que l’on a un grand après midi devant soi.
    Bonne soirée tout le monde.

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